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vendredi 12 octobre 2018

OUVRIR LES YEUX POUR VOIR

Une version de cette
chronique est parue
dans Lettres québécoises,
automne 2018,
numéro 171.


La bibliothèque était à peine plus grande qu’une garde-robe à l’École secondaire Pie XII de Saint-Félicien. Les livres, debout sur les rayons, tapissaient deux murs. Je croyais alors que c’était la plus grande bibliothèque du monde. Nous y allions une fois par semaine, classe après classe, le temps de choisir son livre. Le frère Ouellet prenait la fiche fixée à l’intérieur de la quatrième de couverture où nous devions inscrire nom et prénom, le jour et la date de l’emprunt. C’était du sérieux et cette carte révélait si un livre était populaire ou boudé par mes camarades. J’ai vite recherché les ouvrages que personne n’empruntait. Quand la fiche était vierge, c’était pour moi. C’est là que j’ai déniché mon premier essai littéraire sans trop le savoir. J’ai compris alors qu’on pouvait lire en patinant à la surface comme sur un lac quand la glace prend ; que c’était possible aussi de fouiller sous les mots, entre les phrases pour découvrir des secrets !

Mes collègues s’arrachaient les Bob Morane d’Henri Verne. Il y avait même des listes d’attente pour les derniers arrivés. J’en ai lu un, un deuxième et j’ai eu du mal à terminer le troisième. Je préférais Jules Verne, partir avec lui sur la lune. Déjà, j’avais l’envie d’explorer.
C’est ainsi que je me suis retrouvé avec un livre de Séraphin Marion entre les mains. Un gros bouquin à l’écriture serrée que personne n’avait touché ou emprunté. Ça suffisait pour le rendre irrésistible. Déjà, le prénom de l’auteur était un peu inquiétant. Il rappelait l’unique Séraphin que ma mère détestait à s’en confesser. J’écrivis mon nom et mon prénom sur le petit carton en soignant ma calligraphie comme il se devait. Le frère Ouellet me regarda un moment sans rien dire, se demandant peut-être ce qui me prenait, quel genre d’énergumène il avait devant lui. Lui-même, le plus grand des lecteurs, n’avait jamais ouvert ce livre…
Je ne me souviens plus du titre, mais très bien de mon exploration. Il y était question d’Émile Nelligan, le poète au « jardin de givre ». J’ai compris alors que pour saisir ce qu’un poète donne à lire, il faut souvent se faufiler entre les mots et creuser pour toucher les racines. Je pensais au champ de patates à l’automne qu’il fallait retourner pour faire remonter à la surface les plus beaux spécimens de la famille des solanacées.

HASARDS

Plus tard, en 1969, lors de mon exil à Montréal, j’ai lu Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières. Il en était souvent question à l’université. J’ai encore la seconde édition revue et corrigée de Parti Pris. Ce récit m’a fait voir le Québec et le Canada d’un autre oeil, a fait jaillir une pensée politique qui était encore terriblement floue. C’est là que mon engagement pour la souveraineté du Québec a fait jour, « ce pays qui n’est toujours pas un pays » comme le dit si bien Victor-Lévy Beaulieu.
Les propos à la fois autobiographiques et réflexifs de Vallières, je les ai reçus comme un crochet de gauche au menton. Nous n’étions donc que ça. Les autorités pouvaient faire ça à des hommes qui prônaient l’indépendance de leur peuple. La démocratie, c’était aussi ça.

La section où Charles Gagnon et moi sommes toujours détenus, au moment où ces lignes sont écrites, est réservée principalement aux malades mentaux, aux narcomanes, à ceux qui sont accusés d’homicide, et qui sont passibles de l’emprisonnement à vie, aux dépressifs, aux fous « politiques » enfin qui, comme Charles et moi, sont un peu considérés par les officiers comme des esprits « dérangés ». (p.11)

J’ai pris du temps à venir à bout de ces pages. Les phrases me secouaient, me déstabilisaient, les mots vibraient comme un gros bourdon qui s’acharne contre une vitre. J’avais l’impression de retourner la réalité à l’envers, de vivre une crise de conscience, de me réveiller tout en sueurs après un cauchemar. Étions-nous, au Québec, des détenus, des séquestrés dans des cellules réservées aux « esprits dérangés » ? C’est là que j’ai pris goût aux livres qui secouent les idées et donnent un autre regard.

RÉVÉLATION

Tout de suite après vint L’homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse. L’essai a été traduit en 1968, mais je l’ai trouvé plus tard, dans une librairie de la rue Saint-Denis, tout près du théâtre Le Rideau Vert. Je ne sais ce qui m’a attiré vers cet essai austère. Le titre peut-être.
Monsieur Marcuse allait beaucoup plus loin que Pierre Vallières. Nous étions non seulement des conquis, mais des femmes et des hommes manipulés par un système politique et social qui nous réduisait à être des consommateurs et des producteurs de biens souvent inutiles. Déjà, on pouvait prévoir le désastre planétaire dans lequel nous nous trouvons maintenant. Le philosophe était un visionnaire. Ouragans, tremblements de terre se succèdent maintenant. La Terre se défend contre toutes nos agressions. La société nous plonge encore et toujours dans l’illusion, des fantasmes et des images qui n’ont rien à voir avec la réalité.
C’est alors que j’ai pris la décision de devenir écrivain. J’en rêvais depuis l’enfance. Il était temps de me prendre au mot. La seule manière de me libérer était de dresser des phrases. Je devais lire pour y arriver, me méfier des certitudes, garder le doute à portée de la main, apprendre à dire et à voir autrement. Je devais cosigner ma naissance comme l’a si bien écrit plus tard mon ami Bruno Roy.

PERRAULT

J’ai toujours eu un faible pour les chemins mal fréquentés, les ouvrages qui vous poussent dans des territoires inconnus. C’est à l’université que j’ai vu pour la première fois ces « prélèvements de réalité » que sont les films de Pierre Perrault. Des images qui montraient l’île aux Coudres, un monde en voie de disparition.
Perrault me faisait penser à mon père qui partait souvent dans la forêt pour trouver la paix et le silence. Pour la suite du monde en 1962, Le règne du jour  en 1967, Les voitures d’eau en 1968 et Un royaume vous attend en 1975 retentirent comme des gongs. J’ai visionné ces films à plusieurs reprises en retenant mon souffle. Et Un pays sans bon sens corroborait d’une certaine manière les propos de Pierre Vallières. Nous étions en train de tourner le dos à notre passé pour glisser dans un avenir qui ferait de nous des étrangers. Nos maisons « partaient à la dérive sur les routes » et les terres défrichées avec la sueur dans les yeux retournaient à l’état sauvage.
Ce sont les films de Pierre Perrault qui m’ont donné la permission de plonger dans les excès des travailleurs forestiers, d’écrire La mort d’Alexandre. Ma volonté de faire vibrer le langage de ma mère et de mon père dans « une écriture orale » vient des films de ce grand cinéaste dont les images vivent encore en moi.

UN FRÈRE QUI…

Le frère Untel, tout le monde en parlait à l’université et je me méfiais. J’ai lu Les Insolences au début des années 70, avec plusieurs années de retard. J’hésite toujours à me précipiter sur les succès du jour parce qu’ils sont souvent décevants.
Le bon frère mariste (les frères qui m’ont enseigné au secondaire) avait frappé un circuit et secoué les cordages. Le Québécois parlait la langue du noble animal qui avait permis à mon grand-père et mon père de survivre dans les forêts et de cultiver des terres d’argile coriace. Je parlais la langue de cette bête qu’admirait tant mon père.
Ces propos m’ont choqué. Peut-être par respect du cheval qui m’a toujours impressionné. Je voulais bien ébranler les murs de l’école et de la famille, secouer les ponts de la société des curés, mais mon père et ma mère ne parlaient pas la langue d’une bête de trait.
Quand le bon frère devint Jean-Paul Desbiens et qu’il officia dans La Presse, je compris que j’avais eu raison de me méfier. Ses mémoires et ses réflexions, des années plus tard, me révélèrent un homme incapable de secouer les diktats de l’Église, englué dans des rituels disparus, perdu dans une société qu’il n’arrivait pas à comprendre.

JONH SAUL

J’ai croisé John Saul au Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean en 1978. Il venait de publier une enquête sur un militaire français. Mort d’un général connaissait le succès. Nous nous sommes revus à Paris et dans plusieurs manifestations culturelles.
Les bâtards de Voltaire en 1993, je l’ai ressenti comme une « arme d’intelligence massive ». Cette réflexion sur la rationalité qui mène aux pires tautologies, la pensée des Jésuites en particulier, me troublait. Comme si Saul tendait la main à Marcuse.
J’ai réussi à inviter l’essayiste au Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean l’année suivante pour une conférence devant les écrivains de la région. Ce fut un moment de grâce. Bien sûr que cette « raison déraisonnable » explique l’élection d’un président qui est la « voie, la vérité et la vie ». De si bons Américains du même auteur m’a fait prendre conscience des manières de voir de ces voisins inquiétants, sûrs d’eux et particulièrement belliqueux et agressifs. Nous l’avons vu dans les négociations de l’ALENA. Un président des États-Unis doit gagner. Tout le temps.

DÉCEPTION

Je suis souvent déçu par les essais. Bien sûr, il y a Pierre Vadeboncoeur et sa solide réflexion, Jacques Grand’Maison malgré ses béquilles religieuses. Mais que dire de l’indigence d’un Jean Larose ou les tribulations de certains rodeurs qui ont du mal à penser ?
La réflexion, je la trouve maintenant dans les carnets et les écrits intimes des écrivains. Les si beaux textes de Robert Lalonde me font percevoir le monde qui m’entoure d’une autre manière et me donne des yeux neufs. Serge Bouchard m’enchante aussi par sa simplicité et sa justesse. C’est peut-être seulement ça un essai : un texte qui permet d’ouvrir les yeux, de vivre un moment de conscience, d’enlever des bottes trop étroites qui font claudiquer. C’est aussi prendre le regard d’un autre pour mieux se faire face dans le miroir. Et j’ai tenté l’aventure dans Le Réflexe d’Adam et Souffleur de mots… Et peut-être aussi de lire Nicole Houde d’une autre manière avec L’Orpheline de visage
Je souris en pensant que ces livres, pas un étudiant des cégeps ne va oser les emprunter dans leurs grandes bibliothèques. J’ai écrit des livres qui attirent quelques marginaux qui préfèrent les sentiers qui permettent une autre liberté, un autre regard, une autre pensée peut-être.