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vendredi 25 février 2022

COMMENT DEVENIR MÈRE SANS RENONCER À SOI


JULIA KERNINON aborde un sujet tabou dans Toucher la terre ferme. Comment avoir des enfants tout en demeurant écrivaine et femme éprise de liberté? L’auteure s’attarde à cette question avec une franchise déconcertante. Ce n’était pas le rêve de l’adolescente, ni le but ultime de son existence, encore moins un épanouissement convoité. Elle était un peu bohème et la littérature était la grande aventure, l’expérience qui la fascinait. Et elle est mère. Le bébé est là, mais qu’est devenue celle qui vivait et respirait par et avec les mots? Que faire de ses fantasmes, son parcours, ses amours de jeunesse, quand un petit s’incruste dans vos jours et vos nuits? Voilà un texte percutant et troublant qui échappe aux balises et grince souvent.  



La venue d’un enfant, même dans les meilleures conditions, même s’il est désiré, change tout dans la vie d’une femme. Le corps vit une mutation pendant la grossesse. Une incroyable métamorphose et l’accouchement, ce moment de terreur et de souffrance, bouleverse et laisse des traces. 

 

J’ai envie de lui parler du sang, de la peur réaliste de mourir, de la douleur hallucinante, osseuse, de la morsure des points qui cicatrisent, des seins meurtris, de la pression suffocante des montées de lait, de cette impression d’avoir été fendue en deux par une hache, écartelée en étoile, points cardinaux, rose des sables. (p.65)

 

La femme d’avant n’est plus après cette épreuve physique difficile à imaginer pour un homme, cet arrachement à soi où le «je» dérape vers un autre, un enfant qui demande toute l'attention. La vie du père est bousculée, mais rien de comparable à l’aventure de la mère. 

Aucun compromis

L’écrivaine plonge dans ce nouvel univers, mais, après un certain temps, elle résiste mal à l’envie de tout laisser tomber pour retrouver la fonceuse, la coureuse d’instinct et de liberté qu’elle était. Il suffirait de si peu pour qu’elle disparaisse au bout de la rue. 

Elle a l’impression d’être une étrangère et doit secouer celle qu’elle était avant et celle qu’elle est maintenant.

Kerninon pose un regard lucide sur sa vie, ses amours, son difficile apprentissage de l’indépendance et de l’autonomie. Le goût de l’écriture aussi qui l’a submergée et qui est devenu le pivot de ses activités. La personne individualiste, capable d’excès, se sent enfermée dans une camisole de force avec ses nouvelles responsabilités. 

 

J’étais à bout de forces et je ne le savais pas. À trente-deux ans, j’avais un enfant d’un an et demi. J’essayais d’être une mère, je ne savais pas par où commencer, la maternité était un cercle de feu dans lequel je ne parvenais pas à me tenir. J’avais fait semblant. J’avais prétendu que tout allait bien, mais je sentais la tempête se lever. Il m’avait fallu tout ce temps pour me mettre à pleurer, et maintenant je n’arrivais plus à m’arrêter. (p.9)

 

Le regard qu’elle avait sur le monde et ses amis, sa liberté insouciante et un peu sauvage, tout cela est-il perdu à jamais? Même la littérature, sa folie, sa passion, cette activité qui avalait tout passe au second plan avec l’enfant. Un sentiment de culpabilité la triture certainement quand elle néglige le petit pour se pencher sur quelques phrases.

 

RÉTROVISEUR

 

Les pulsions du corps et les excès, les amours qui ont fait glisser l’adolescente dans le monde des adultes s’estompent. La passion qui dictait ses gestes et canalisait toutes ses pensées est-elle encore présente? Heureusement, le père est là, toujours attentif. Autrement, ce serait la catastrophe, on s’en doute.

 

Mon bébé, je le voyais rédemption, goélette, calendrier perpétuel, magnum opus, paratonnerre, mais aussi poix bouillante, goudron et plumes, muselière, cage, torture KGB. Je le voyais présent éternel, chemin impossible à rebrousser, politique de la terre brûlée. Je pensais que je disais adieu à la personne que j’avais été, et je me forçais à trouver en moi le courage d’abandonner cette peau douce, vaisseau qui m’avait tant fait voyager, pour une autre dont la valeur ne me serait révélée que lorsqu’il serait déjà trop tard pour reculer. (p.22)

 

Bien sûr, elle doit apprivoiser celle qu’elle est devenue, découvrir de nouveaux repères. Elle doit s’accrocher. Le retour en arrière n’est pas possible.

 

MUTATION

 

Kerninon reste celle qu’elle a toujours été, bien sûr, mais aussi une mère, une épouse qui aime l’homme qui partage son quotidien. Plus rien n’est pareil, même si elle doit calmer ses envies et ses pulsions.

La mutation s’installe dans sa tête et son corps par les phrases qui la libèrent, lui permettent de respirer. Les mots bousculent la jeune femme aspirée par la littérature, éprise d’un poète en sortant de l’adolescence qui tenait farouchement à une liberté insouciante et disons-le, irresponsable.

Et me voilà à souffler dans le cou de la romancière pour l’accompagner dans ce récit émouvant. La narratrice est à bout de nerfs, capable des plus grandes ruptures et des gestes qui font voler les miroirs en éclats. Et comment écrire en s’occupant d’un bébé, taper sur un clavier d’ordinateur en allaitant le petit glouton

Julia Kerninon retrouve un certain équilibre, accepte cette nouvelle réalité en comprenant qu’elle reste la même malgré les apparences et les obligations.

 

Si peu d’années sont passées et me voici la mère de deux enfants, pour toujours. Il n’y a pas de mots pour dire combien j’ai changé, mais il n’y en a pas non plus pour décrire la solidité de l’ancienne moi cachée dans la nouvelle, dure comme un noyau de pêche. (p.73)

 

Fascinant parce que ce texte fait vivre la plus terrible et la plus exaltante des aventures. Et la maternité n’est pas une vocation que les femmes reçoivent en héritage. Un court roman puissant encore une fois, douloureux par moment, passionnant et surtout d’une lucidité sans faille. 

Et je me suis plu à imaginer un Jack Kerouac qui met son obsession pour l’écriture de côté et s’occupe de Janet Michelle qu’il reconnaît enfin comme sa fille. Je rêve bien sûr, mais nombre de femmes font ce choix partout dans le monde en devenant maman. Elles renoncent à une liberté sauvage, parce qu’elles sont responsables et peut-être moins égoïstes.

 

KERNINON JULIAToucher la terre ferme, (Collection Sauvage) ANIKA PARANCE ÉDITEUR, 96 pages, 18,00 $.

 

https://www.apediteur.com/litterature/livre/toucher-la-terre-ferme

vendredi 2 octobre 2020

LA VIE EST-ELLE UN MENSONGE ?

JE NE SAVAIS RIEN de Julia Kerninon avant Liv Maria, n’ayant rien lu de cette auteure même si elle en est à son cinquième roman. Quelle belle découverte! J’ai été happé par les premières phrases d’une écriture qui vous plonge dans un monde insulaire, un peu à l’écart de la Bretagne et du continent européen. Liv Maria, le pivot de cette histoire, est née d’une mère française et d’un père norvégien. Son enfance se déroule en marge, avec le vent, la pluie, la mer qui marquent la vie de tous. Une existence heureuse faite de lectures et de découvertes. Après une tentative de viol, la mère expédie la jeune femme sur le continent, la pousse dans un exil qui ne prendra peut-être jamais fin.


Liv Maria se retrouve à Berlin. Le changement est brutal. À dix-sept ans, la voilà dans une ville étrangère, à suivre des cours d’anglais. Son professeur, un Irlandais d’origine, là pour l’été, se sent seul dans ce pays dont il ne comprend pas la langue. Ce qui doit arriver arrive toujours. Liv Maria tombe amoureuse de Fergus et c’est l’exultation physique et charnelle, toutes les découvertes, l’initiation. 

Son amant rentre en Irlande, retrouve son épouse et ses enfants. Il est parti avec ses promesses, abandonnant sa jeune maîtresse après des semaines d’éblouissements qui ne devaient jamais prendre fin. Surtout, il ne répond jamais aux lettres, malgré toutes les tentatives de Liv Maria. Une passion terrible, comme on peut le vivre à cet âge qui ne connaît pas la compromission. 

Un accident d’auto et la voilà orpheline. Un retour dans l’île, les jours qui se referment sur elle et sa fuite à l’étranger. Elle va refaire sa vie, se donner une autre identité, peut-être oublier ce qui ne s’oublie pas, ce qui s'incruste dans sa chair et ses rêves. 

Dans ce pays de l’Argentine, elle vit des aventures sans se livrer corps et âme parce qu’elle sait ce que cela coûte. 

 

Que saisissons-nous des gens, la première fois que nous posons les yeux sur eux? Leur vérité, ou plutôt leur couverture? Leur vernis, ou leur écorce? Avons-nous à ce moment-là une chance unique de les percer à jour, ou est-ce que cet espoir est absolument vain, parce que le premier regard passe toujours à côté de ce qui est important? Elle avait beau chercher, seul subsistait dans sa mémoire le visage d’un homme adulte, à la quarantaine vigoureuse, un professeur qui ne lui était rien. (p.41)

 

Son corps est un outil, celui de ses amants aussi. Efficace en affaires, négociatrice féroce, l’argent est là. Tout va. Elle se laisse emporter par un certain pouvoir même si elle ressent un grand vide en elle. Sa vie n’est que gestes et décisions qui lui semblent futiles. L’impression d’être toujours à côté d’elle.

 

RENCONTRE

 

Elle se retrouve devant un jeune homme qui découvre le monde. C’est l’amour, la passion à nouveau, l’abandon, une deuxième chance, tous les possibles. Les jours s’aplanissent et s’adoucissent. Elle suit ce garçon, l’épouse quand elle devient enceinte. Ils pourraient aller comme ça, aspirés par la grande mouvance du voyage, mais il faut revenir sur ses pas. Toujours. Le départ reste le point d’arrivée. 

Voilà le couple en Irlande. Liv Maria réalise qu’elle a marié le fils de Fergus, ce professeur qui l’a séduite à Berlin. L’enseignant est décédé dans un bête accident juste après son retour, cet été de tous les plaisirs et de tous les ébats. Elle a été l’amante du père et elle est celle du fils. Plus, elle côtoie sa femme tous les jours, vit dans sa maison, surprend des photos qui la troublent. Tous ces moments qu’elle a voulu oublier lui reviennent en plein visage.

 

Malgré elle, elle revoyait Fergus au lit, elle aurait voulu l’oublier, mais la vérité était qu’il était inoubliable, elle ne pouvait pas croire que l’homme qui l’avait possédée le premier, possédée à la rendre folle, était désormais mort et enterré. Comment était-ce possible? Quelle était la chance, la malchance, pour être successivement l’amante d’un père et de son fils? De tous les hommes sur la Terre, comment avait-elle pu tomber amoureuse successivement d’un père et de son fils? (p.115)

 

Liv Maria ne peut que s’enfermer dans son silence. Comment expliquer la situation à son mari sans tout détruire? La jeune femme se moule à une existence tranquille, devient libraire et passe ses jours à lire des écrivains qui la passionnent. Semaines sans heurts, calme après les grands remous du monde. Ses enfants sont beaux, son homme aimant, son travail captivant. Elle a tout pour être heureuse. Mais il y a cet été qu’elle doit masquer, qu’elle ne peut raconter et qui la hante. La situation devient difficile avec les questions des amis et des réponses qu’elle ne peut formuler. 

 

PASSION

 

Julia Kerninon m’a emberlificoté dans une histoire de vérités et de mensonges, d’amour et de trahisons. Fergus a trompé sa femme et menti à Liv Maria, comme il l’a fait avec toutes ces étudiantes qu’il a séduites. Un amant inoubliable, un manipulateur doué. Comment se déprendre d’un passé qu’elle ne peut révéler sans tout gâcher? Est-ce possible de tout effacer et de repartir dans un nouvel élan? Le fils pourrait-il pardonner au père et à Liv Maria? Et son épouse dupée elle?

 

Dans la librairie, en ouvrant le journal du matin, elle avait de plus en plus souvent l’impression de lire l’état de sa propre vie. Des incendies. Des pluies diluviennes. Des populations déplacées. Des moustiques en février. Des floraisons en décembre. La disparition du silence, la disparition de la nuit. Elle aussi, de plus en plus souvent, sans encore se l’avouer, elle avait envie de disparaître. (p.180)

 

La vie arrange toujours les choses, même mal. Elle a beau fuir dans ses lectures, son passé est là, chaque fois qu’elle rentre à la maison, se retrouve devant son mari. Elle doit s’arracher à ses mensonges. Liv Maria fera ce qu’elle a toujours fait dans sa vie. 

 

Je suis la fille unique du lecteur et de l’insulaire, je suis le bébé Tonnerre, l’orpheline, l’héritière, je suis la jeune maîtresse du professeur, la femme-enfant, la fille-fleur, la chica, la huasa, la patiente de Van Burren, la petite amie, la pièce rapportée, la traîtresse, l’épouse et la madone, la Norvégienne et la Bretonne. Je suis une mère, je suis une menteuse, je suis une fugitive, et je suis libre. Elle ne pouvait pas rester là. Elle ne savait pas exactement pourquoi, mais elle ne pouvait pas. Mon nom est Liv Maria Christensen. Je suis — ce que je suis. (p.201)

 

Un roman superbement écrit, la détresse psychologique d’une femme attachante, son drame, son combat pour le bonheur. C’est fascinant, c’est bon, c’est juste, troublant. Une lecture qui m’a laissé sur un pied, hésitant entre la vérité et tous mes mensonges, le réel et l’imaginaire. La vie dissimule les plus grandes tragédies et demande des choix terribles souvent pour avoir le luxe de se regarder dans un miroir sans détourner les yeux. 


KERNINON JULIA, liv Maria, ANIKA PARANCE ÉDITEUR, 208 pages, 25,00 $.

https://www.apediteur.com/litterature/livre/liv-maria