NIVIAQ KORNELIUSSEN n’aime guère les sujets faciles et elle récidive, après le succès de son premier roman Homo sapienne, avec une histoire tout aussi troublante. Elle aborde, encore une fois, une question difficile, souvent tabou dans la société avec La Vallée des Fleurs. On s’en souvient, son premier ouvrage s’attardait à des Groenlandais qui cherchaient un sens à la vie dans les excès sexuels, la drogue et l’alcool. Dans ce livre grinçant, l’auteure nous plonge dans le fléau des suicides chez les jeunes. Pire, il semble que l’on considère cette réalité comme une fatalité que personne ne peut contrer dans son pays. Voilà un drame terrible. La Vallée des Fleurs nous entraîne dans un monde déboussolé, en manque de repères, où tout s’effrite sous les pieds des personnages.
Toujours le milieu groenlandais, des jeunes qui arrivent difficilement à composer avec une souffrance atavique, une attirance morbide pour la mort. Comme si la frontière entre le concret et l’imaginaire n’existait plus et qu’il était tout à fait normal de mettre fin à ses jours. Les adules, avec les adolescents, ont du mal à trouver une direction et à s’installer dans leur vie. Tellement que le suicide devient une banalité. Alors, se prendre en main et foncer dans le quotidien est un exploit quand toutes les issues se bouchent et que l’avenir est un mur ou une montagne qui se dresse devant vous.
Voilà pour l’atmosphère et le milieu que Niviaq Korneliussen décrit de façon précise, chirurgicale presque. Nous sombrons dans le drame d’une jeune femme mal dans sa peau qui se bute à une fatalité héréditaire. Pourra-t-elle étudier au Danemark, se passionner pour l’anthropologie, se faire de nouveaux amis et s’apaiser ?
Je ne sais jamais quand elle veut que je parle et quand elle veut que je la ferme. Je suis une poupée à batteries, sur le ventre de laquelle elle peut appuyer quand elle veut que je dise quelque chose. Elle appuie et appuie, elle veut tout le temps que je dise autre chose que ce que je dis. (p.14)
Une fascination pour la mort, plus inspirante que son amoureuse et ses proches, que l’envie de s’installer et de mettre la main sur sa destinée. Et quelle promiscuité dans cette histoire ! Personne n’a de refuges, de lieux pour se calmer et se retrouver. La chambre à soi de Virginia Woolf prend ici un sens tragique.
AILLEURS
S’exiler, aller ailleurs pour contrer la rage sourde qui anime la jeune femme, le désir de mourir ou de tuer. Il faut s’arracher à soi pour se forger une identité qui peut vous porter toute une vie, vous faire vous réconcilier avec les autres et son environnement.
Heureusement que je pars bientôt, ai-je envie de crier, envie d’aller chercher le fusil d’ataata, de vider le chargeur sur les murs et par les fenêtres, de m’envoler de cette maudite maison. (p.31)
Le problème veut que l’on emporte sa rage et son mal de vivre dans ses bagages. Et comment s’adapter à un nouveau milieu, à d’autres façons de faire, se confronter à des préjugés et au racisme ? Les jeunes Inuits arrivent difficilement à étudier dans nos universités du Sud si étrangères à leur réalité. Ce n’est guère différent au Groenland où une chape de plomb écrase tout le monde.
Ils parlent en mal de moi, mais je m’en fiche totalement, j’y suis habituée, je viens après tout du Groenland. Un pays qui adore quand les gens tombent. Comme ma famille. Ils étaient souvent assis à la fenêtre et riaient des gens qui glissaient sur les routes verglacées, quand sévissait le dégel de la tempête d’automne. Je ne trouvais pas ça particulièrement amusant, parce que la glace avait l’air dure. Les gens étaient mouillés et avaient froid. (p.109)
Malgré ses efforts, la belle Inuite n’arrive pas à suivre ses collègues à l’université. Surtout qu’un suicide, un autre, la ramène au pays où tout se déglingue. Les fils se touchent dans la tête de la jeune femme et la glissade devient inévitable.
Peu à peu, Korneliussen nous entraîne dans cette fatalité qui bouscule tout le monde, nous confronte au peu de ressources que ces désespérés trouvent autour d’eux.
Ma chérie, je ne crois pas que je puisse survivre encore un été avec toi. Un été avec toi ferait fondre ce qui reste de moi. L’été dernier, tu étais comme le soleil de minuit, tiède, maintenant tu es comme le CO2, tu détruis mes cellules cérébrales, mes petits micro-organismes, tu as pénétré à travers ma peau, tu m’as élimée jusqu’à la nudité. (p.298)
La narratrice reste une errante devant les corbeaux qui la couvent du regard, attendant leur heure, avec la mort qui a tout son temps.
Un roman qui fait grincer des dents à chaque phrase par sa dureté, cette rage qui se retourne contre soi. Tous basculent, avec Sejer, qui ne sait plus s’il est un homme ou une femme, plongeant dans un désarroi qui fait mal à l’âme.
Et quelle fin hallucinante ! J’ai eu envie de hurler pour arracher cette pauvre fille à sa folie et à sa désespérance. On quitte ce livre à bout de souffle et de mots. Niviaq Korneliussen est terrible avec les en-têtes des chapitres qui tombent comme des notices nécrologiques. Une incroyable litanie qui signale la mort d’un jeune qui n’en pouvait plus.
Une réalité qui laisse pantois et vous griffe l’âme et le cœur. Quelle désespérance, mais quelle force d’écriture. Un roman terrifiant, un mal être qui vous happe et vous jette par terre. Un ouvrage qui marque le lecteur de façon indélébile.
KORNELIUSSEN NIVIAQ, La Vallée des Fleurs, LA PEUPLADE, 384 pages, 27,95 $.