Nombre total de pages vues

lundi 4 novembre 2019

MARCELLE GAUVREAU SE LIVRE


L’AN DERNIER, LE FRÈRE MARIE-VICTORIN surprenait avec Lettres biologiques, sa correspondance intime avec Marcelle Gauvreau, une collègue de travail, amie et grande confidente. J’ai beaucoup aimé ces textes qui révélaient un aspect inconnu, pour ne pas dire caché de la vie de l’auteur de La flore laurentienne. Il ne manquait que l’autre versant, les écrits de Marcelle Gauvreau, pour avoir le profil complet de cet échange épistolaire qui échappe aux normes de l’époque et qui étonnent encore de nos jours. Lettres au frère Marie-Victorin livre la pensée d’une femme d’exception qui cherche à voir le monde avec des yeux différents, à comprendre ce qui se passe dans son corps et sa tête quand l’excitation sexuelle se produit. Une approche scientifique assez inusitée.

J’étais très curieux de découvrir les propos de Marcelle Gauvreau et d’avoir un portrait complet de cette correspondance unique dans l’histoire du Québec. Voilà qui est chose faite avec cette publication. Je ne crois pas malheureusement que cet apport important et essentiel retiendra autant l’attention des médias que Lettres biologiques. L’effet de surprise étant atténué, le lecteur sait à quoi s’attendre. Pourtant les missives de la scientifique sont nécessaires pour avoir une idée précise de la vie de cette femme, mieux comprendre cette démarche singulière dans une époque où ce genre de propos pouvaient offenser nombre de biens pensants et des censeurs. De cet amour interdit aussi, il ne faut pas avoir peur des mots. Et encore maintenant, peu de gens ont la curiosité de se pencher sur leur sexualité, de vouloir l’étudier le plus objectivement possible et être conscients des manifestations psychologiques et physiques qui secouent le corps et l’esprit lors de certains « moments d’extase ».
Dans les années 30 et 40, le Québec était contrôlé par l’Église qui taisait cet aspect de la vie et qui voyait dans la sexualité un phénomène nécessaire qui ne pouvait s’exercer que dans les liens sacrés du mariage et dans le but de perpétuer l’espèce. C’était surtout une approche politique de survivance qui voulait « prendre sa revanche » sur le conquérant anglophone par les naissances. Nous pouvons mesurer maintenant les dérives de cette pensée, les souffrances que cette ignorance élevée au rang de dogme a pu avoir dans les relations de couple. Dans les milieux scolaires, des adolescentes en pleine mutation physique ne savaient plus comment se comporter et pouvaient imaginer les pires maladies quand elles vivaient leurs premières menstruations. Que dire aussi de cette « chasteté obligatoire » des religieux qui a poussé certains vers des dérives épouvantables.

PATIENCE

J’avoue que la lecture de Marcelle Gauvreau a mis plusieurs fois ma patience à l’épreuve. J’ai même dû faire preuve d’entêtement pour traverser certaines missives. Le langage utilisé par la scientifique, quand elle s’adresse à son correspondant, a fini par m’agacer. Elle répète qu’il est « son petit papa », qu’elle est sa chère fille respectueuse. Un jeu un peu puéril. Bien sûr, c’est là une manière de minimiser ses propos, de parler de l’amour qu’elle éprouvait pour cet homme, une façon d’aborder ses sentiments en les sublimant. Je ne sais pas si j’ai l’esprit tordu, mais j’ai cru trouver la description de l’acte sexuel dans une lettre de Marcelle.

N’ayez crainte, mon cher Ami ! Loin de déflorer ma pensée, vous l’ornez et l’enrichissez de connaissances toujours élevées, lors même que ces connaissances touchent à la biologie sans voiles. S’il en était autrement, oui, certainement que je vous dirais : « Halte-là ! Vous me faites mal ! » et je refuserais de vous écouter. (p.125)

Façon astucieuse d’aborder des sujets personnels et intimes. Ces facéties langagières s’imposent à mesure que la confiance grandit entre les deux correspondants. Le fameux mot « papa » apparaît pour une première fois en août 1936, soit à peu près trois ans après l’écriture des premières lettres.

Montréal, 20 août 1936

Mon cher papa Victorin,
Merci, merci pour votre mot si réconfortant du 13. Vous êtes l’ami le plus sympathique du monde, et vous savez si votre sympathie me va au cœur ! Un seul mot de vous peut ranimer mon courage. (p.61)

Je ne veux pas m’attarder à ces moqueries qui témoignent du caractère de cette femme qui, toute rationnelle qu’elle était, pouvait se montrer espiègle.

MISSIVES

Madame Gauvreau prend plusieurs jours à écrire des rapports détaillés, un peu lourds et répétitifs, s’attardant aux sensations et aux douleurs qu’elle éprouve lors de ses menstruations ou encore quand elle explore son corps et qu’elle décrit ses plaisirs. Heureusement, les confidences qu’elle soutire à ses amies mariées viennent pimenter le tout. Ça permet de respirer et de découvrir des couples qui vivaient leur sexualité avec bonheur dans cette période où le péché se glissait partout. Ma mère parlait des « maudits hommes » quand elle faisait allusion à la sexualité avec mes tantes. C’était assez révélateur. L’orgasme, le plaisir, je pense qu’elle n’a pas connu, même pas le mot. Les relations, entre les hommes et les femmes de cette époque, la plupart du temps n’avaient rien de bien excitant et de jouissif. Heureusement, il y avait des exceptions.
Bien sûr, on sent l’emprise que les croyances religieuses occupaient dans la vie de Marcelle Gauvreau et du frère Marie-Victorin dans cette forme de journal intime qui veut tout dire et exprimer.

En effet, ce n’est pas seulement par les lettres échangées qu’ils trouvent le moyen de le vivre, comme dans la liaison clandestine classique ; c’est aussi et surtout par la science, par un désir mutuel de savoir qui est bien plus fort que celui de jouir. Cette libido sciendi, comme l’appelle saint Augustin, les pousse par exemple à pénétrer jusque dans les secrets maritaux des amies de Marcelle, qu’elle interroge en confidence pour répondre aux enquêtes de son correspondant. (p.10)

REGARDS

Marcelle Gauvreau décrit parfaitement l’ignorance et la peur des jeunes filles quand elles vivaient leurs premières menstruations et le silence qui entourait ce phénomène pourtant naturel. Tout ce qu’elles inventaient pour dissimuler l’apparition du sang, les changements d’humeur et échapper à la curiosité des frères et des proches.
Monde de superstitions qui permet d’imaginer les pires maladies et qui a traumatisé les plus fragiles. Bien sûr qu’un tel silence existait autour des éjaculations nocturnes du côté des hommes, mais peut-être que c’était plus accepté et moins tabou. Bien des mâles avaient trouvé le moyen d’en faire un exploit et un sujet de vantardise.
Marcelle Gauvreau et le frère Marie-Victorin militaient pour l’éducation sexuelle et la connaissance des phénomènes du corps dans la mesure du possible, mais ils devaient le faire avec une grande retenue, on le comprend. Dire que cette question a fait les manchettes encore tout récemment. Ça démontre comment Marcelle Gauvreau et son correspondant étaient différents dans leur époque, ouverts et curieux.

RUMEURS

Pas étonnant que certaines rumeurs circulent et que la proximité du frère Marie-Victorin et de Marcelle Gauvreau fasse jaser, particulièrement au Jardin botanique de Montréal qui était en train de devenir ce lieu magnifique si cher à Nicole Houde, l’écrivaine, qui s’y réfugiait régulièrement. C’est là l’une des grandes réalisations du scientifique qui a dû imposer cette idée qui n’était pas encore installée définitivement dans les esprits de plusieurs politiciens.
La sœur de Marie-Victorin, mère Marie des Anges, s’inquiétait et souhaitait que les deux s’éloignent pour réfléchir à leur situation et prennent les décisions qui auraient fait taire les rumeurs.

Oui, vous pouvez quelque chose. Vous pouvez prier, vous immoler, et je ne serais pas surprise que le bon Dieu vous demande quelque gros sacrifice, quelque renoncement difficile, en vue de cette grande œuvre. (p.265)

Que de louvoiements et de délicatesse pour aborder le sujet ! Malgré certains désagréments qui heurtent surtout Marcelle, ils continueront à travailler ensemble et les fréquents voyages du frère à l’étranger, particulièrement pendant la saison froide où il s’exile à Cuba pour se livrer à différentes expériences, permettent de calmer les médisants. Pendant ces absences, Marcelle s’ennuie et trouve refuge dans ses longues missives.
Bien sûr, l’amour existe entre cette femme et cet homme. Tous les deux en sont conscients et ils l’expriment à mots couverts d’une lettre à l’autre. Le jeu de Marcelle, « ses formulations enfantines », est très révélateur en ce sens.
Et à force de s’observer, de décrire le désir sexuel, les pulsions où Marcelle se décuple comme si elle était une sujet de laboratoire, on peut imaginer qu’il est tout à fait naturel d’expérimenter un contact physique pour arriver à en parler avec plus d’assurance et de précision.

Date mémorable. Ce jour-là, sans penser à mal et sans aucun péché, votre petite fille M. est devenue une femme, menue il est vrai, mais une femme quand même ! Cher père, je ne pourrai jamais vous remercier assez d’avoir opéré cette métamorphose. Je vous répète que ma conscience est en paix, que j’apprécie extraordinairement votre confiance, et que je continue de vous aimer comme avant, de la plus pure affection. J’ai trouvé quand même dans la connaissance directe de la chair masculine un intérêt inexprimable qui a sans doute mieux balancé mon intelligence avide et mon petit corps sensible. (p.222)

Il est clair que l’exploration scientifique a été physique entre les deux, au moins cette fois.
Malgré certaines longueurs, un ton souvent un peu agaçant, je ne peux qu’admirer ces originaux, bien en avance sur leur temps et qui préfigurent la Révolution tranquille dans un monde de croyances et d’ignorances érigées au rang de doctrines. Ça nous permet de nous faufiler dans une époque mal connue et encore mystérieuse sous bien des aspects. Une lecture importante pour ceux et celles qui veulent en savoir plus sur ces figures d’exception, la société qui a donné le Québec de maintenant avec ses peurs, ses tabous et ses audaces. Il y avait des esprits innovateurs et libres dans cette  période que nous avons peut-être baptisée un peu hâtivement « La Grande Noirceur ».


GAUVREAU MARCELLE, LETTRES AU FRÈRE MARIE-VICTORIN, Éditions du BORÉAL, 2019, 288 pages, 29,95 $.



https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/lettres-frere-marie-victorin-2680.html