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lundi 7 octobre 2013

Esther Croft est une observatrice formidable


Esther Croft se montre encore une fois une formidable observatrice de l’être humain dans L’ombre d’un doute. L’écrivaine est fascinée par ces moments qui bousculent la vie, où des hommes et des femmes décident de la direction ils vont prendre. Un souffle et le pire ou le meilleur les emporte dans une autre réalité. Il y a un avant et un après. Véritable saut dans le vide parfois, ces grands bouleversements marquent l’enfance autant que l’âge adulte.


Une existence sans ambiguïtés, sans incertitudes nous plongerait peut-être dans le pire des drames. L’absence de tout questionnement permet aux dictatures de s’implanter et aux folies meurtrières de proliférer. Douter, après tout, peut être fort rassurant, nécessaire même. Ce peut être un moment qui engage tout l’avenir ou encore qui fera en sorte que le quotidien ne pourra être la même. Des choix que nous devons faire tous les jours.
«Depuis plusieurs mois, il le savait, mais d’un savoir qui ne l’atteignait pas vraiment. Il avait été informé de la chose, il avait encaissé l’événement, l’avait accepté même, mais la chose semblait s’être installée pour de bon à l’extérieur de lui. Et voilà que devant le lit désert, il comprend ce qu’il ne voulait pas comprendre: il ne peut plus reculer. Dans huit semaines exactement, si tout se passe bien, il y aura un nourrisson dessous les couvertures. Et lui, le père légitime, il en sera responsable jusqu’à la fin des temps.» (p.26)

Certitude

Il peut arriver aussi que le doute s’estompe, qu’une femme touche enfin une certitude après des années de souffrance. Tout devient clair dans sa tête et elle peut respirer. La fin est là, prévisible. La libération. Elle va enfin cesser d’être prisonnière de son corps et de son cerveau.
«Plus de questions stériles, plus de regrets, plus d’amertume. Plus la moindre angoisse d’avenir. Son avenir, il se trouve déjà là, tout entier dans sa chambre. Plus précisément dans le tiroir de sa table de nuit, comprimé dans le flacon d’antidépresseurs qu’elle accumule depuis des mois.» (p.36)
La belle certitude du matin se transforme avec la présence du fils qui la ramène aux petits bonheurs simples.
Aurélie n’en peut plus et prend la fuite à la fin de ses études collégiales. Choisir a toujours été un calvaire et quand elle envisage de fréquenter l’université, elle tremble à l’idée de s’enfoncer dans un labyrinthe qui va l’avaler. Le monde devient une menace.
«Aurélie n’a jamais su crier. Même pas dans sa tête. Comme elle n’a jamais su rouspéter, s’opposer, revendiquer, se plaindre ou s’indigner. Elle a réussi très jeune à formuler des phrases complètes, mais n’a jamais appris les mots de la protestation. Encore moins le ton qui aurait pu la porter. Contre qui aurait-elle pu exprimer la moindre colère? Cela fait dix-neuf ans qu’elle fait la belle au milieu d’un couple aimant et irréprochable. Elle, l’enfant unique, si longtemps désirée et qui n’a jamais eu à défendre sa place contre une sœur ou un frère ennemi.» (p.45)
Que j’aime ces glissements, ces hoquets où tout peut arriver, ces moments où tout bascule, nous surprend et nous déstabilise.
 
Le pire

Marie-Maude n’arrive plus à s’éloigner de son téléviseur. Sa vie vient d’être torpillée par quelques images qui défilent en boucle et la frappe au cœur et au cerveau.
«Seule au milieu du salon, Marie-Maude regarde le neuvième bulletin d’information de la journée. Elle n’en rate aucun, comme une obsédée. Elle a même rapproché son fauteuil de l’écran pour réussir à se convaincre qu’il y a erreur sur la personne. Que la face à moitié cachée qu’on lui présente à toutes les heures ne peut pas lui être familière. Mais chaque fois, ses yeux s’embrouillent quand elle reconnaît le front étroit de l’accusé.» (p.79)
Son compagnon, le père de ses enfants, est accusé d’agressions sexuelles sur des garçons. Il était instructeur d’une équipe de hockey. Insoutenable douleur, rage, colère, honte aussi d’avoir été dupée.
Comment réagir devant un partenaire atteint d’un cancer qui veut cesser de souffrir? Vous savez le geste, vous en avez discuté des centaines de fois. Les raisonnements sont maintenant futiles. Un gouffre s’ouvre entre la raison et l’action.
Les nouvelles d’Esther Croft démontrent l’empathie de l’écrivaine envers les humains et leurs hésitations. D’une finesse rare, d’une précision qui ne peut que toucher le lecteur. Le sens de la vie se cache dans ces oscillations et ces reculs. Fascinante excursion au pays de la fragilité humaine.

L’ombre d’un doute d’Esther Croft est paru aux Éditions Lévesque éditeur.

dimanche 19 décembre 2010

Les rendez-vous manqués d'Esther Croft


Esther Croft est certainement l’une des meilleures nouvellistes du Québec avec Aude et Diane-Monique Daviau. Il n’y a qu’à consulter la liste des prix qu’elle a raflés pour s’en convaincre. Deux fois le prix Adrienne-Choquette, finaliste au Prix du Gouverneur général du Conseil des arts du Canada et du Grand Prix du livre de Montréal.
 Trois ans après «Le reste du temps», «Les rendez-vous manqués» présente un choix de dix nouvelles. Encore une fois l’intensité et l’acuité qui font la force de cette écrivaine sont là.
Certaines rencontres n’ont jamais lieu. Un geste, un mot, une hésitation et il est trop tard. Impossible de revenir en arrière. Pas besoin de circonstances exceptionnelles. Les personnages d’Esther Croft on peut les croiser dans la rue ou lors de certaines activités quotidiennes. Personne n’est épargné, la vie malmène tout le monde. Qui n’a pas vécu une séparation plus ou moins difficile, une aventure qui heurte ses proches. Ne reste que les regrets et les «j’aurais dû» qui n’arrangent rien.
Les frustrations s’accumulent. L’impossible arrive. Le mari ambitieux et travailleur est trouvé mort. Infarctus. Le couple s’était chicané sur une question domestique quelques heures auparavant. Il avait un peu plus de trente ans. La grande amie ne peut qu’écouter. Comment colmater ces fuites quand, dans sa propre vie, elle n’y arrive pas. Les mots lancés dans un moment d’humeur résonnent comme des gongs.
«Pourquoi c’est toujours quand on perd quelque chose ou quelqu’un qu’on en mesure toute l’importance ? Est-ce que tu le sais, toi, Karine ? On ne pourrait pas s’en rendre compte avant qu’il ne soit trop tard.» (p.55)
La vie est faite d’occasions ratées et de regrets qui finissent par endurcir l’être.

Des cas

Un père a élevé sa fille après la mort de sa compagne. Il l’a nié en ressassant sa douleur et ses souvenirs. Une femme n’a jamais désiré son fils. Il a eu l’impression de n’être rien à ses côtés. Ils se sont côtoyés sans jamais se voir et s’apprécier.
«Julien ne la dérangerait plus. Il ne tenterait aucune démarche ni pour la retrouver ni pour entrer en contact avec elle. Il se soumettrait jusqu’au bout à son besoin de retrait et de silence. Et pour ne pas être incommodé par ses propres besoins, il s’enfermerait dans une vie de plus en plus rétrécie, loin des regards et des sourires qui n’étaient pas pour lui. Mais il ne pourrait jamais renoncer tout à fait au désir de revoir un jour sa mère.» (p.52)
Une fille rebelle s’apaise un matin et sort pour ne jamais revenir. Cette fugue est pire que la mort pour la mère. Dans «Une fête nationale», les réjouissances collectives deviennent une manifestation sauvage de l’individualisme et de l’effronterie. Comment réagir au bout de sa vie, quand on se sent rejetée et inutile?
«Ce soir, pour la première fois de sa vie, Béatrice Longchamps n’assistera pas au spectacle de la Saint-Jean. Toute seule dans son appartement aux stores fermés, elle pensera à son père. Elle tentera de se consoler en se disant que lui, il ne comprenait peut-être pas toujours les insultes qu’on lui lançait dans une autre langue.» (p.100)
S’accumulent les silences, les frustrations, les blessures dont on ne guérit jamais.

Densité

La nouvelliste s’avère une observatrice rare. Des phrases anodines s’enfoncent comme des aiguilles et blessent à jamais. Une écriture précise, sans fioritures et un art de la chute qui étonne. Même que le retournement peut être spectaculaire. «Le boisé de l’université» nous laisse avec l’impression d’avoir mal lu ce texte troublant.
Esther Croft raffine son écriture dans «Les rendez-vous manqués». Un art de la concision et de la précision, une broderie qui nous emporte au cœur de la vie et de ses drames grands et petits. Nul n’est épargné. C’est peut-être que l’existence est constituée de blessures et de douleurs. Vivre serait-il apprendre à tolérer ses meurtrissures ? 

« Les rendez-vous manqués » d’Esther Croft est publié chez Lévesque éditeur. 

http://www.levesqueediteur.com/croft.php

jeudi 10 mai 2007

Que faire du temps qui nous reste…

Manque de temps, perte de temps, pas le temps. Tous nous courrons derrière une ombre qui s’éloigne de plus en plus. Tous happés par un métier ou une profession qui occupent les semaines et les mois. La carrière, les promotions et, parfois, un malaise dans le surmenage. Mais il faut continuer, faire comme si... La vie pourtant ne lésine pas sur les leçons. Il y a eu le décès d’un père, d’une mère ou d’une soeur. Un collègue de travail souvent. Ce fut le temps d’un arrêt, un pas hors du quotidien. Ensuite, il fallait retrouver la cadence folle des semaines. Jusqu’à ce que l’inévitable se produise. Le cœur ou pire encore, le cancer qui retourne le corps. Le temps se recroqueville, la respiration devient haletante, les minutes résonnent comme des coups de marteau.
Le terrible rendez-vous se profile, celui que nous avons tout fait pour oublier. Les gestes deviennent hésitants et demandent de plus en plus d’efforts. Il faut les calculer. Ce sont peut-être les derniers. Comme si nous étions expulsés des agitations des contemporains et qu’il n’était plus possible de faire confiance aux forces qui nous soulevaient.

Un sens à la vie

Esther Croft, dans «Le reste du temps», entraîne le lecteur dans ces espaces qui rétrécissent quand la maladie marque le rythme des jours. Tout ce que nous pensions futile devient l’essentiel. Ce que nous avons ignoré dans les rires et les excès s’impose avec une force difficile à imaginer. Ne reste que l’ici et le maintenant. Le soleil sur le dos des mains, la pluie qui tombe au bout de la galerie, la tasse de café qui réchauffe, le sourire de la personne aimée qui vous accompagne.
Tous les personnages du «Temps qui reste» se butent à cette heure fatidique. Ce peut être un moment d’une douceur remarquable quand une femme encore jeune, fascinée par Virginia Woolf, trouve le goût de l’existence quand sa fin devient palpable.
«Oui, elle a soudain envie de se retenir à deux mains pour s’empêcher de disparaître au bout de sa dérive. Comme elle l’a fait pour ses enfants. Avant de revenir sur ses pas, Manon jette au loin les derniers cailloux qu’elle avait encore au fond de sa poche.» (p.78)
Les personnages d’Esther Croft trouvent toujours le mieux face à l’inévitable. Ce peut aussi être une libération ou un moment de grâce. Ce «temps qui reste» permet de trouver le vrai et ce qui constitue l’essence de la vie. Chaque souffle devient un moment qui peut racheter une existence.
«Elle apparaîtra dans tous ses âges, à la fois semblable et différente, mais toujours forte et fière. Elle lui tendra la main comme elle l’a souvent fait, et lui apprendra comment on peut faire d’un seul instant de vie un pur moment d’éternité. Elle l’entraînera malgré lui hors de ses doutes et de ses inquiétudes et saura dissiper la tristesse qui l’a si souvent empêché d’exister. Pour lui, elle ne cessera de grandir à sa pleine mesure jusqu’à devenir à ses côtés la femme qu’il n’aurait pas osé espérer.» (p.101)

Recueillement

Les dix nouvelles d’Esther Croft sont une quête qui veut contrer l’absurde de la mort. L’agitation, l’insignifiance et les affolements s’éloignent. Ce peu de vie qui résiste permet de remettre l’être sur ses rails et de continuer avec une certaine sérénité. Curieusement, la mort semble vouloir calmer les vivants qui font tout pour s’en éloigner. Cet affrontement oblige les humains à se dépasser pour atteindre le meilleur d’eux. Bien sûr, il reste la douleur ou le bonheur qui mène vers le dernier soupir. Certains choisiront d’y faire face et d’autres préfèreront en finir rapidement.
Chacun des textes devient une méditation, une occasion de se retrouver et de connaître une forme de résilience.
Le lecteur touche à la dernière phrase avec l’envie de se tourner vers ses proches, de goûter à l’existence qui va de soi au temps des insouciances et des extravagances. Une réflexion qui fait du bien malgré la gravité du sujet. Avec Esther Croft, il n’est jamais trop tard pour s'ancrer dans la vie.

«Le reste du temps», d’Esther Croft est paru chez XYZ Éditeur.