Abel est revenu d’Afrique plus mort que vivant. Il ne se souvient de presque rien sauf qu’une femme, Calixthe Béyala, l’a sauvé. Dans un hôpital de Montréal, le corps défait, quasi comateux, le souvenir de cette femme devient une véritable bouée de sauvetage qui lui permet de se maintenir à la surface. Il revit en quelque sorte la terrible épreuve qui l’a terrassée à l’aube de sa vie d’homme. La polio l’avait alors cloué sur une planche de bois pendant des jours, faisant du jeune garçon un Christ qui devait se ressusciter. Ce fut là sa première mort et sa renaissance. Sans cette épreuve, Abel ne serait peut-être pas passé de l’autre côté de sa vie pour se noyer dans le monde de la littérature, s’immerger dans les phrases et les mots, créant une véritable galaxie toujours en expansion sur l’espace-temps. Comme s’il fallait passer à travers son corps pour s’installer dans le monde de la fiction.
Il n’a qu’une idée en tête : quitter cet hôpital pour retrouver sa grande maison de Trois-Pistoles où se languissent ses «animals» et ses choses. Il s’évade avec un corset, un attelage qui lui maintient l’épaule et la jambe gauche. Rafistolé, tout croche dans son corps et son âme, il ne demande qu’à retrouver ses habitudes et un peu de silence.
Dépossession
La maison n’est plus la même. Le gardien s’est installé, imposant sa présence. Ses «animals» ne reconnaissent plus ses odeurs. Il chasse l’intrus pour se retrouver après avoir vu le monde et ses dépendances. La vie est-elle encore possible? Il recourt à l’opium pour oublier cette douleur, pour apaiser le mal dans son âme. Alors, il peut s’allonger sur la table de pommier où il a secoué tous les mots qui le vrillaient, le précédaient, l’aspiraient et qu’il secouait sur les grandes feuilles de notaire, créant des mondes de sa main gauche.
Il n’aspire qu’à des jours calmes avec ses chiens tout près du gros poêle à bois en fumant l’opium, jonglant avec les mots de Michaux, Éluard, Rabelais et bien d’autres.
L’homme engagé rôde, s’impose et le menace. Il y a ce trio de Saint-Guy qui l’embarque dans une campagne électorale pour tenter de colmater les fuites de son pays qui ne cesse de se défaire. Il rencontre des électeurs et constate la misère des naufragés de l’arrière-pays. Plus personne n’entend plus personne.
Rhino s’accroche, prend peu à peu possession de son territoire, entraînant les «animals» dans son sillage. Abel voit ses bêtes le délaisser pour suivre la jeune femme. Il risque d’être dépossédé de son chez-soi à l’image de ce pays nié, trahi, dévasté, ravagé et offert dans tous les plans nord, d’est et du sud. Un pays qui ne demande qu’à être détroussé sans rien exiger en retour. Rhino s’impose et le menace. Il doit l’éloigner pour renaître dans la solitude et reconquérir son domaine.
Combat
La mort risque de l’avaler quand Arnold Cauchon vient rendre l’âme dans sa maison. Heureusement, Calixthe Béyala l’enchante et le fait rêver dans la fumée de l’opium. Il évoque cette nuit de Libreville, cette embellie dans la blancheur de l’hiver. Un fil le relie à cette femme, des mots qu’il lance dans le cosmos par le biais d’Internet.
Tout finira par tomber en place après des mois de froid où la neige a failli étouffer le pays. Avec le printemps, la chaleur du soleil revenu, il reprend vie, se redresse et peut plonger dans l’utopie. Il déménagera sa maison dans cet arrière-pays, ce lieu de sa naissance, ce paradis perdu. Sur les lieux d’origines, tout est encore possible. Même qu’Abel pourra inventer la cité idéale de Nicolas Ledoux. Et il y aura l’amour qu’il devra aller quérir au bout du monde pour se régénérer, peut-être connaître une seconde vie.
Remarquable
Victor-Lévy Beaulieu termine ainsi la saga des Beauchemin par un livre qui s’incruste en vous. Une écriture comme des encoches sur l’être, des stances qui vous emportent. Une aventure qui flotte «-en quelque part entre psaume, cantique et lamentation!-». Voilà tout ce roman!
Difficile bien sûr, aride, mais incroyable. Du grand Victor-Lévy Beaulieu. Un roman qui vous vrille l’esprit et ne vous lâche plus. Exceptionnel! Une aventure au cœur de la langue. Une véritable apothéose.
«Antiterre, utopium» de Victor-Lévy Beaulieu est paru aux Éditions Trois-Pistoles.