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vendredi 8 mai 2020

ÉCRIRE ET SE METTRE AU MONDE

HANNA AURAIT AIMÉ partir avec Simone, sa mère, pour longer le fleuve Saint-Laurent jusqu’à Kamouraska, lieu de naissance de cette dernière. Prendre le temps de ressasser des événements, de se faire des confidences, de tisser les liens peut-être qui n’ont jamais existé entre elles. Simone a dit non. Elle refuse de voyager à rebours, de raviver la douleur. Parce que la souffrance était encore trop vive. Le passé, elle ne l’a jamais vraiment quitté, comme si elle était restée accrochée à une bouée toute sa vie.

Les parents demeurent des inconnus pour les enfants. La question m’a hanté après avoir refermé le magnifique roman d’Hélène Dorion. Hanna ignore tout de Simone, une femme silencieuse et toujours un peu ailleurs. Que sais-je de mes parents ? Du jeune homme de La Doré, chef de famille à vingt ans ? Ce vaillant qui disparaissait pendant des mois dans la forêt et qui, les dernières années, combattait la maladie de Parkinson, muet dans sa berçante, en retrait du village. Et ma mère, cette révoltée, toujours à apostropher le monde et ses environs, à combattre la modernité avec un entêtement inquiétant. 
Simone a aimé Antoine, un navigateur qui partait souvent sur le fleuve pour calmer des craintes et des souvenirs. Il retournait immanquablement au large de Rimouski, là où L’Empress of Ireland a fait naufrage en 1914. L’enfant était à bord de ce navire avec son père. Il l’a vu mourir, happé par une vague. La culpabilité du survivant, la certitude d’avoir volé la vie de son père en étant l’un des rescapés ne le quitte pas. 

Nous ne sommes que cinq à avoir survécu… Je devrais être reconnaissant de ces années qui me sont offertes en sursis, comblé d’avoir été adopté, entouré d’amis, et lorsque j’enlace Simone, je devrais être le plus heureux des hommes de n’avoir pas sombré. Mais je ne peux me libérer de l’étreinte de mon père juste avant qu’il ne me lance dans le corridor, happé au même moment par une lame qui défonce la porte de la cabine voisine de la nôtre. (p.144)

Simone s’est accrochée à cet amour, même si elle a fini par dire oui à Adrien, l’époux à qui elle a résisté pendant des années. Fidèle à Antoine disparu sur le fleuve, devant Rimouski, sur les lieux du naufrage qui a marqué l’imaginaire. Elle a surnagé, entre un mari et une fille, restant l’étrangère qu’elle était pour tout le monde, sauf peut-être pour quelques amies, quand elle prenait un verre et s’évadait un peu.

Simone s’efforçait seulement de survivre, de traverser les jours en accomplissant ses obligations de mère de famille, ses devoirs d’épouse, et en assumant ses responsabilités de fille et de sœur. Aujourd’hui je crois qu’elle n’avait qu’une hâte : rejoindre le bout de sa route. Mais je ne me le disais pas. Je ne pouvais ni ne voulais le voir. (p.23)

Hanna a toujours su que Simone camouflait un terrible secret en s’évadant dans les livres ou en écrivant dans ses carnets. Ces fameux cahiers qu’elle peut lire à la mort de sa mère pour saisir enfin celle qui fuyait, découvrir aussi les ratés de sa propre vie. 

L’ART

Connaître l’événement qui a fait plier les genoux de ses proches, les a emportés dans le rêve et dans des rencontres impossibles. Hanna trouve des explications en parcourant les notes de sa mère. Cette écriture la bouscule, lui permet de comprendre. Est-ce que la poésie et le roman peuvent devenir des substituts à la douleur qui empêche de regarder vers l’avenir ?

La vie d’un artiste se construit avec le chaos, on ne fait que parler d’ombre et de lumière qui s’interpellent, de choses vivantes et inertes, réelles et imaginaires qui se répondent. Ça semble plutôt curieux de dédier sa vie à l’art, surtout dans une société qui incite à la performance et au divertissement, mais c’est ce qui chaque jour donne sens à la mienne. (p.44)

Écrire, « laisser sa trace » comme chante Richard Séguin dans Retour à Walden. Hanna pose le doigt sur un amour que Simone a ressassé obstinément après l’avoir perdu à jamais au fond de l’eau. Un homme qui s’est toujours faufilé entre la mère et la fille. Tout comme cette grand-mère qui n’a pu oublier le jeune militaire parti à la guerre et qui n’est jamais revenu. Les morts laissent des cicatrices profondes dans l’âme des vivants. Surtout que la mémoire a la fâcheuse habitude de sublimer les gens et les épreuves. C’est certainement ce qui pousse les écrivains à vouloir faire le tri, à secouer le passé pour respirer dans un présent dégagé.

À travers le personnage d’une petite fille dont la mère est morte, et qui n’occupait aucune place dans sa famille amputée de ses racines, j’expulsais ma détresse d’enfant. Persuadée que quelque chose s’était figé là, j’ai glissé dans ce roman ce que je n’avais pu dire à cette femme qui n’a jamais incarné pour moi la figure maternelle. Je reprenais possession de moi-même dans un autre récit, imaginant une histoire qui comblait les failles de la mienne. (p.49)

Une sorte d’atavisme marque les femmes de la famille. Hanna comprend pourquoi elle aime les mots et pourquoi Julie, sa grande amie, reconstitue sa vie avec les couleurs et ses pinceaux. L’art est-il un essai désespéré de se réconcilier avec le monde, de secouer les tragédies personnelles, de se creuser un nid dans le présent ?
Hélène Dorion se penche sur l’écriture, la poésie, la peinture et certainement la musique qui sont autant de tentatives, souvent pathétiques, de guérir d’une blessure existentielle. Est-ce possible de muter en modifiant la réalité, de se donner d’autres yeux, de vivre et de rire dans le chaos qui nous cerne ? 

PÈLERINAGE

Hanna effectue un pèlerinage à Kamouraska et à Rimouski. Elle s’arrête à Pointe-au-Père et visite le musée qui rappelle la tragédie de L’Empress of Ireland. Elle respire dans les lieux qui lui ont volé sa mère, devant ce fleuve où l’homme qui aurait pu être son père a coulé. 
Les écrivains travaillent obstinément à repasser les mots, à cerner ce qui les fait claudiquer. Nous sommes tordus par les douleurs et les obsessions de nos parents. Le silence de Simone, sa dérive a poussé Hanna vers les phrases, à dessiner le vrai visage de cette étrangère et à tenter de replâtrer sa vie. Qu’est-ce qui m’a incité à prendre la plume, moi, le neuvième d’une tribu de garçons qui se tenaient loin des livres ? De quelles blessures suis-je né ? 
L’art est une chance de se remettre au monde, de s’affranchir des coups ou des malheurs que l’existence nous inflige. Victor-Lévy Beaulieu n’a jamais oublié l’arrachement à son Trois-Pistoles et sa migration à Montréal, comme Anne Hébert n’a jamais su effacer son confinement pour échapper à la tuberculose. Comment survivre à des drames collectifs qui finissent par devenir des tragédies personnelles. La vie est un fleuve calme ou agité qui emporte les morts et les douleurs. Sommes-nous des rescapés d’une catastrophe plus ou moins connue ? Des épaves à la dérive ?

LECTURE

Hanna a le bonheur de comprendre en se penchant sur les carnets de Simone. Elle peut enfin respirer avec elle, briser son silence. Les mots sont souvent un baume sur les ecchymoses de l’âme. Elle apprend les naufrages qui ont avalé sa grand-mère et sa mère, le drame qui la guette et qui peut encore la happer. 

Aujourd’hui je tourne autour d’elle comme autour de ma naissance, je tends l’oreille pour savoir de quel secret je suis née, et quelle est cette part manquante qui a répandu de l’ombre dans toutes les pièces de la maison. (p.139)

Qu’est-ce que j’ai voulu faire en publiant ? Témoigner en parcourant les lieux de mon enfance, en sillonnant les espaces que ma mère et mon père ont marqués par leurs regards. Est-ce que j’ai cherché à les habiller de phrases, à les faire respirer dans mes souvenirs ? L’écriture est-elle toujours un effort désespéré de réparation et de résilience ?
Peut-être que l’art est la médecine de l’âme. 
En retournant les mots, des gestes, les empreintes de ceux qui sont passés avant, nous tentons de cerner la place qui est la nôtre. Parvient-on à reconstituer des vies qui se sont recroquevillées dans le silence des cimetières ? Nous sommes peut-être tous des naufragés, victimes d’un fleuve qui va son chemin, indifférent aux morts et aux tragédies qui ont gâché l’existence de ceux qui sont restés sur la berge. 
Quel magnifique roman de tendresse et de compassion que celui d’Hélène Dorion. La poète et romancière effleure l’âme, les blessures qui ne guérissent jamais, bousculent ces inquiets du monde que sont les créateurs. Pas même le bruit d’un fleuve permet de nous arrêter dans un matin tranquille pour comprendre ce qui a constitué nos vies, de suivre les méandres qui habitent notre aventure, sans trop savoir comment survivre. Un livre qui aide à mieux respirer, une méditation sur l’art, la vie, la douleur et la résilience.

DORION HÉLÈNE, Pas même le bruit d’un fleuve, ALTO ÉDITEUR, 184 pages, 22,95 $.

https://editionsalto.com/catalogue/meme-bruit-dun-fleuve/

mardi 3 mars 2015

Quand deux artistes décident de se réinventer

Carol Bernier
Tout créateur est un lecteur de son époque et de son environnement. Un livre et une œuvre d’art peuvent devenir l’objet d’une lecture qui entraîne dans une direction différente. Croiser l’autre regard enrichit sa propre perception de l’univers et peut l’ébranler. Les grandes rencontres sont de ce type. Certains artistes décident de provoquer ces heurts pour mieux saisir un moment de leur vie. Hélène Dorion et Carol Bernier s’allient pour aller vers cette autre vérité qui ne peut surgir qu’à la jonction de leurs explorations. Ce moment rare exige de la patience et surtout une franchise de tous les instants.
Hélène Dorion
Il faut aimer le risque pour se livrer à ce jeu et une grande ouverture d’esprit. L’autre risque de toucher des zones d’ombres que vous avez cherché à occulter inconsciemment. Écrire et peindre est dissimuler autant que révéler. Un lecteur perspicace met le doigt sur ces déguisements pour les montrer au grand jour. L’artiste cherche ces rendez-vous parce que l’œuvre d’art est toujours un appel qui va au-delà du dit ou de l’objet.
Ces aventures permettent de plonger dans un autre univers. Je pense à Denise Desautels qui visite des installations en art visuel pour créer de nouveaux arrangements ou d’ébranler sa propre vision des choses. Une quête de l’autre, un retour sur soi, une révélation peut-être qui nous explique une façon d’appréhender la réalité. Parce que l’œuvre d’art est toujours un regard sur son époque, la vie et une manière de s’approprier le temps.
Le dialogue d’un poète et d’une artiste en art visuel risque de créer un langage qui étonne. Dorion et Bernier risquent tout, tentent de cerner ce qui pousse quelqu’un à consacrer sa vie à la poésie ou à inventer des formes qui permettent des échappées sur une autre réalité. Elles vont l’une vers l’autre pour inventer un lieu de tous les possibles.

Mais nous voulions, Hélène et moi, créer ensemble un « terrain de jeu » dans lequel nous puiserions l’inspiration pour notre livre. L’idée principale était donc d’avoir une inspiration commune sans partir de l’univers particulier de l’une ou de l’autre, mais bien de ce que nous sommes « l’une avec l’autre et l’une pour l’autre ». Tout était ouvert. Nous avons amorcé le mouvement par l’envoi postal d’objets, une boîte vide, une image ou un texte, le seul but étant d’installer un dialogue créatif. Aussi, depuis des mois, nous échangeons des artefacts. Ce sont tous ces objets, ces emballages, ces œuvres, ces textes qui seront sur le point de départ de notre livre d’artiste. (p.56)

Une manière d’oublier ses repères, ses points d’ancrage et ses façons de se rassurer devant la vastitude du monde. Des élans, des préoccupations sont touchées par ce regard qui nous révèle à soi.

LES LETTRES


Il faut du concret pour se réinventer. Le plus exigeant est certainement d’écrire en restant le plus fidèle possible à ses émotions et ses intuitions. Un envol où les deux artistes se croisent dans un espace et peut-être un lieu inhabituel.
Dorion et Bernier nous permettent de les suivre dans leurs hésitations et leurs questionnements. Les deux femmes se livrent comme elles ne le font peut-être pas avec leurs proches, racontent ce qu’elles ressentent devant un tableau ou un poème, effleurent ce qui engage le corps et l’esprit dans l’acte créatif. Elles suivent une piste, reviennent, recommencent et s’attardent à la pulsion de l’œuvre. Toutes les deux consentent à s’oublier momentanément dans un espace où elles sont l’une et l’autre, l’une avec l’autre.

J’apprends la patience, et plus de patience encore. J’apprends l’amour, et plus d’amour encore. Je commence à voir devant, et ce livre nouveau en témoigne. Combien de silence pour quelques mots...? Et le vent tiendra-t-il ? Et les vagues hautes ? Et les nuits, seule en pleine mer ? (p.68)

Ceux et celles qui se passionnent pour la démarche artistique aimeront ces confidences qui échappent aux distractions et aux bousculades habituelles. Les voyages nombreux et épuisants des deux femmes ne sont peut-être qu’une recherche, que l’espoir de parler juste et de trouver enfin un certain équilibre. Je ne croyais pas qu’Hélène Dorion était aussi sollicitée dans le monde. Tout comme Carol Bernier qui doit répondre à des demandes d’expositions qui exigent temps et énergie.
Des questionnements, des réponses, des hésitations qui ne satisfont jamais parce que la création y perdrait son essence. Il faut toujours le doute, l’incertitude pour continuer à écrire ou à inventer une œuvre d’art.

DES ÂMES

L’expression est une façon de s’oublier, de devenir vibrant, conscient de cette vie qui permet tous les questionnements, d’aimer et de respirer.
J’ai oublié souvent les propos de Bernier ou de Dorion pour être dans l’instant, prendre le temps de voir le monde autour de moi et m’imprégner de sa beauté. Et me questionner aussi sur mon obsession qui me fait plonger dans un monde qui est en moi et hors de moi. Peut-être que l’écriture est une lecture toujours incomplète qui demande tous les recommencements. Elle prend racine dans ce manque même.

Ainsi, depuis le début de mon séjour, je sens de nouvelles ailes s’ouvrir en moi, et je touche à la vie comme peut-être jamais encore je ne l’avais fait. Après ces années éprouvantes, je laisse mon corps se remplir de ciel et de mer, je goûte la joie de la lumière, et mon âme célèbre chaque chose, chaque instant, oui elle commence peut-être à voler, oui, peut-être est-ce cela, elle vole, et bien sûr alors on craint un peu la chute, ou qu’une aile n’effleure le sol, se heurte quelque part, mais non, on vole, et on sent que c’est cela, vivre, cela, l’essentiel : voler, simplement, voler librement. (p.78)

Hélène Dorion et Carol Bernier ne sont pas seules, elles sont multiples par leurs questionnements et leur écoute exemplaire. Peut-être qu’il faut être artiste pour aller si loin dans la direction de l’autre, se mettre à l’écoute d’un langage qui vient vous bousculer et vous révéler. C’est certainement ce qui fait la beauté de ce livre magnifique. Un véritable petit bijou visuel, un objet que l’on explore avec bonheur.


NOTE : une version de cette chronique se retrouve dans Lettres québécoises, printemps 2015, numéro 157.

Nous ne sommes pas seules… d’Hélène Dorion et Carol Bernier est paru aux Éditions d’art Le Sabord, 120 pages, 24,95 $.

vendredi 30 janvier 2015

Une méditation qui fait oublier le temps et l’espace


La mère prend de plus en plus de place dans notre littérature. Je pense à Francine Noël qui a raconté la vie de sa mère dans La femme de ma vie. Robert Lalonde dresse un portrait saisissant d’une femme qui l’a marqué dans C’est le cœur qui meurt en dernier. Et que dire de Louise Dupré et de L’album multicolore ? Un témoignage saisissant. Au tour d’Hélène Dorion de s’approcher du lit où sa mère est en train de rendre l’âme. La mort a beau être douce, prévisible, elle reste saisissante et un point d’interrogation. Peut-on s’habituer à elle ? Y a-t-il une réponse que l’on peut murmurer à l’oreille d’un proche qui voit l’univers se réduire à un lit d’hôpital, à une fenêtre où se profile un espace qu’il ne pourra plus jamais parcourir ?

Comment meurt-on ? demande la mère d’Hélène Dorion. L’écrivaine tente des réponses, mais elle n’est sûre de rien. Que dire ? Aucun manuel n’explique comment réussir sa mort et vivre celles des autres.
La poétesse ressent un immense chagrin, sent que sa vie glisse. Le départ d’une femme qui nous accompagne depuis notre premier souffle laisse un vide vertigineux. L’écrivaine ne s’attarde pas à son immense peine pourtant. Elle se tourne vers la nouvelle liberté que sa mère lui donne. Comme si une amarre se rompait et qu’elle devenait soi, une femme autonome qui ne peut compter que sur elle.

Ainsi ma mère m’invitait-elle, par sa mort, à remonter vers ma propre source, au-delà même de notre lien physique qui se rompait - jamais plus son visage au creux de ma main, jamais plus son visage. Elle ouvrait la fenêtre de l’automne qui allait souffler sur le passé, égoutter une à une les feuilles jaunies pour que l’hiver, et pour que le printemps adviennent. (p.15)

Un autre soi doit s’affirmer et personne n’est là pour la guider, l’aider à vivre ses expériences. Libre, mais incroyablement isolée. Le corps rejeté ou lancé dans une autre dimension, seul maître de ses désirs, ses peines et ses joies.

Héritage

Le décès d’un proche est un temps pour faire le point, regarder ce qui a été et peut-être ce qui reste à parcourir. L’enfance et l’adolescence reviennent à la surface, des affrontements et des querelles. Il faut tenir tête à ses parents pour devenir adulte, semble-t-il. La jeune Hélène a tenté de réconcilier un couple qui se heurtait souvent, de protéger la paix qu’elle souhaitait. Cette quête sera l’entreprise de sa vie.
L’écriture deviendra une manière de faire la paix autour et en elle. Elle se penchera sur des études de philosophie et des textes sacrés. Et il y aura la poésie et la littérature. L’histoire de l’humanité est une chronique de questions et de tentatives de réponses. Où vis-je, où vais-je, qui suis-je ? Que dire à quelqu’un qui vous regarde dans les yeux et dit que sa vie dépend de votre réponse ?

La philosophie m’a peu à peu ouvert un chemin vers la littérature. Par le biais de penseurs qui, de diverses façons, cherchaient à englober les multiples aspects de l’existence humaine et ouvraient en même temps à la dimension charnelle de l’être, aux sensations et aux émotions au cœur desquelles se jouent nos existences, la littérature est entrée dans ma vie. Soudain, le langage disait autre chose de lui-même, je le voyais mettre en mouvement des formes qui généraient du sens. (p.29)


L’écrivaine jongle, tente des réponses, souvent maladroites. Hélène Dorion pense effleurer quelques certitudes quand tout lui échappe. Et il faut recommencer, vivre l’aventure d’un nouveau livre, la vie, des événements qui la pousseront encore une fois dans une direction imprévue.

Rompre

La mort de la mère est un vent qui nous pousse vers le large. Hélène Dorion vit aussi la fin d’un amour, d’une paix qu’elle croyait acquise. Elle se réfugie dans une île, loin, pour trier le vrai du faux peut-être. Nous ne faisons que cela, toujours, du matin au soir.
Un refuge ravagé par une tornade. Quand elle y retourne, quelques années plus tard, elle constate qu’une catastrophe permet la régénérescence. Il faut la cassure pour que la vie s’impose. Et toutes ces petites morts poussent vers une autre liberté et une meilleure façon d’être.

On ne peut rien retenir, on le sait, mais cette expérience est souvent si douloureuse qu’on la refuse, et l’on reste face à ce qui s’est défait devant soi, impuissant, stupéfait par ce qui s’est transformé à notre insu, est passé du printemps à l’hiver et nous laisse maintenant au milieu de cette dévastation. Et si l’on demeure attaché à ce paysage de ruines, on empêche alors le feu de renaître. (p.56)

Hélène Dorion écrit, lit surtout. L’un ne va pas sans l’autre. Il faut la paix, le calme, s’éloigner des agitations pour se donner une manière de respirer, de vivre sa liberté sans se nier. Il faut une longue course pour y arriver, avant la chambre où on va se demander comment il est possible de mourir. La réussite d’une vie exige toute une vie.

Recommencements

La poétesse sait que les recommencements font s’épanouir l’être, même si cela arrive souvent dans la douleur. Que de patience il faut pour se secouer et devenir l’âme que nous devons être. Parce que nous serons dépourvus un matin, un soir ou au milieu de la nuit, quand les questions referont surface. Toutes les distractions et les affolements ne compteront plus. Il n’y aura que l’être, la façon de voir et de respirer qui fera goûter peut-être ce dernier moment, affirmer que nous avons eu une vie. Tout le reste, on le sait, est futilité.

Dans cette chambre où la vie venait de se fondre dans la mort, je ne tenais qu’à quelques visages aimés, à la splendeur lumineuse que déployait l’horizon, alors même que se refermait celui de ma mère, je ne tenais qu’à si peu, entre ces murs blancs où soufflait le divin et où, comme jamais auparavant, je me savais unie à l’univers, et sentais déjà la vie qui en moi entamait un autre cycle. (p.130)

Recommencements, le titre le dit, est peut-être l’essence de la vie. Il faut toujours reprendre, revenir sur ses pas pour avancer. Ce questionnement commence avant sa naissance et subsiste d’une génération à l’autre. Nous sommes un héritage de faiblesses, de qualités et de bonnes intentions. Les nombreux livres de cette écrivaine sont des pistes qui mènent à ces questionnements qui ne demandent pas de réponses.
Madame Dorion est d’une honnêteté de tous les instants dans son exploration. Une quête que l’écriture permet de cerner. Plus qu’un livre, mais une recherche qui donne du sens à la drôle d’aventure qui s’étire entre le cri de la naissance et le soupir qui ouvre la porte de la mort. Une méditation qui fait oublier le temps et l’espace.

Recommencements d’Hélène Dorion est paru chez Druide Éditeur, 264 pages, 23,95 $.