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mercredi 10 janvier 2024

LA TERRIBLE AVENTURE DE LA VIEILLESSE

BONNE NUIT, LUCETTEun recueil de nouvelles de Monique Le Maner, aborde un sujet qui fait rarement les manchettes dans les médias. L’écrivaine s’aventure dans le territoire de la vieillesse et du grand âge où, qu’on le veuille ou non, tous voient leurs facultés diminuer et la vie se recroqueviller. Tous, avec le temps, finissent par n’occuper que l’espace d’une chambre et, à la toute fin, l’univers d’un lit. Vingt-cinq nouvelles où l’on se faufile dans l’intimité de Gaston et Lucette qui deviennent les figures de proue de ces personnes qui doivent composer avec un corps de moins en moins fiable.

 

Les gens âgés ont été un sujet médiatique pour de bien mauvaises raisons pendant la pandémie de COVID. Un mal qui n’a épargné aucun pays, encore moins le Québec qui a été affecté de façon assez particulière. Nous avons connu des tragédies dans certains CHSLD où des résidents ont été abandonnés et coupés de leurs proches aidants dans le plus terrible des confinements. Un drame qui a laissé les intimes de ces parents, souvent un fils ou une fille, impuissants et la rage au cœur. Qui aurait pu imaginer que le Québec allait vivre une calamité du genre avant ce virus qui a effectué une virée planétaire. Et je ne crois pas que la situation s’est bien améliorée dans ces établissements depuis. Notre gouvernement a l’art de ne rien changer, quand ce n’est pas d’empirer les choses par certaines réformes qu’il est bien difficile de comprendre. 

Ces personnes âgées ont fait la société avec ses grandeurs et ses faiblesses et nous avons souvent l’impression qu’ils sont devenus embarrassants. Pourtant, le présent n’a de sens que s’il s’appuie sur le passé. Sans le passé, il n’y a pas de présent et encore moins de futur. Mais où ces gens quasi centenaires trouvent leur place dans un entourage virtuel et la cacophonie des réseaux sociaux qui ne servent qu’à étaler son «je» à toutes les occasions imaginables.

 

«Elle était le village, elle peuplait la rue, elle était plus qu’une région, qu’un pays, elle était le monde.» (p.16)

 

Juste une phrase comme celle-là de madame Le Maner est à méditer et à répéter tous les matins avant de faire un pas dans le jour.

 

PRIVILÈGE

 

Je répète souvent que vieillir est un privilège. Plusieurs n’ont pas cette chance, étant frappés très tôt par un cancer ou encore des cafouillis cardiaques. Une prérogative parce que nombre de compagnons, de connaissances, de collègues de travail, des amis n’ont pas eu la possibilité d’enjamber une certaine frontière et de s’aventurer dans l’âge que j’ai. À commencer par mes frères et ma sœur, tous disparus prématurément. Nous ne sommes pas tous des Jeannette Bertrand qui foncent vers son siècle d’existence en secouant de multiples projets. 

Pourtant, ma mère a failli être centenaire. Il ne lui manquait que quelques années à son décès. Il a fallu que ce soit ma tante Lucie qui décide de franchir cette ligne qui devient comme la limite ultime de la vie humaine. 

Et je me retrouve les deux pieds sur le seuil de ce vieillissement. Il fait partie de tous les instants de ma réalité. Bien sûr, nous sommes tous en contact avec des gens âgés à un moment ou à un autre. À commencer par nos parents que nous accompagnons plus ou moins fidèlement dans cette période particulière. Comment oublier mes visites à ma mère qui a vécu tant d’années dans le foyer de La Doré, passant ses jours à regarder par la fenêtre, racontant les soubresauts de ses heures qui n’étaient que répétitions et recommencements quand je prenais le temps de l’écouter. 

J’ai eu la chance dernièrement, avec des collègues, Danielle Dubé et Marjolaine Bouchard, de me rendre dans des résidences pour personnes âgées et de lire un conte de Noël spécialement rédigé pour eux. Un moment formidable de tendresse et d’empathie. Des gens attentifs qui ont une terrible envie de contacts humains et de se confier, d’aller vers l’autre pour dire qui ils sont et ce qu’ils ont réalisé dans leur parcours. J’ai de plus croisé une centenaire qui aime encore les livres et se déplace d’un pas certain même si elle doit piloter une marchette. 

Une femme admirable de pétulance et de vie.

 

TOUT DROIT

 

Monique Le Maner n’y va pas par quatre chemins. Son Gaston et sa Lucette sont aux prises avec tous les problèmes qui accablent les gens âgés. Perte de mémoire, quand ce n’est pas la terrible maladie d’Alzheimer qui frappe un peu partout autour de nous, cancer, disparition d’un compagnon ou d’une compagne après une pneumonie, aide médicale à mourir qui est là maintenant comme ressource ultime, séjour prolongé à l’hôpital et vie qui se recroqueville entre les murs d’une chambre. Tout y est bousculé et dit. L’abandon des enfants qui ne viennent plus ou presque, les journées qui se mélangent au milieu d’une foule d’objets que les héritiers jetteront à la poubelle, comme s’il fallait s’en débarrasser le plus rapidement possible pour passer à autre chose. 

 

«Certains qui nous ont connus tous les deux, y compris l’aîné quand il revient me voir (un peu plus souvent maintenant), me disent que Lucette est partie pour toujours avec sa mauvaise grippe il y a deux semaines. Que j’ai même pleuré. Je ne me souviens plus. Je pense bien qu’ils se trompent, je vais y retourner avec elle, chez Provigo, dimanche prochain.» (p.31)

 

Confusion, peur, angoisse devant la vie qui connaît des hoquets et les facultés cognitives qui s’amenuisent. Surtout des gestes et des activités qui deviennent inaccessibles peu à peu. Tout ce qui se faisait naturellement, il n’y a pas si longtemps, est de plus en plus difficile à réaliser. La déambulation est dangereuse parce qu’il faut faire attention à la fameuse culbute et pas question de sortir quand la glace s’est installée un peu partout. Les os sont fragiles et peuvent se briser à la moindre secousse. 

La position verticale devient périlleuse. 

Comme si on revivait les heures de l’enfance à l’envers, les hésitations et les chutes qui nous ont permis de nous tenir debout, de marcher et de courir. Si alors, c’était l’apprentissage de l’autonomie, une fois dans le grand âge, c’est la découverte de la résignation et l’acceptation d’être coupé du monde extérieur de plus en plus.

 


VIRUS

 

Et la maladie, les virus, les variants, celui né à Dolbeau, un produit du bleuet peut-être dans sa nouvelle intitulée Une petite fin de l’humanité s’avère le plus foudroyant et impitoyable. Dolbeau était déjà devenue contagieuse avec des chanteuses comme Marie-Nicole Lemieux et Julie Boulianne. Pourquoi pas un germe du COVID particulièrement féroce?

 

«… c’est que je suis dans les dernières pages, les pages de la vie, je veux dire, vous m’aurez compris, et que, comme chacun sait, les pages se tournent de plus en plus vite à mesure qu’on vieillit. Tout s’accélère en même temps que tout se contracte et se ressemble, on ne remarque plus les numéros de pages du roman parce qu’on n’en a plus que faire ou qu’ils vous épouvantent, tant ils se confondent. Et voilà, on aimerait faire un bilan, un vrai, un bien serré, qui tiennent debout : pas possible.» (p.123)

 

Je ne sais l’âge de Monique Le Maner, mais c’est formidablement précis et évocateur ces nouvelles. C’est touchant de justesse et d’empathie, d’humour aussi pour Lucette et Gaston qui se débattent avec les derniers pièges de la vie. Nous les suivons dans leurs égarements, leur solitude et leur retrait de la réalité, leur révolte bien inutile. Les deux s’accrochent, survivent, perdent contact avec les leurs et leur environnement devient une résidence où ils sont gardés à vue en quelque sorte.

Des textes émouvants qui résonnent comme la marche implacable du temps, des nouvelles qui nous permettent d’entrer en contact avec une phase de la vie qui nous attend tous, comme si on surprenait son avenir dans un miroir. 

Monique Le Maner est de cette race qui parle haut et fort d’une réalité que l’on occulte. Un recueil de courts textes, mais aussi un terrible effort de lucidité qui nous plonge dans une période que l’on a tendance à édulcorer ou enjoliver. 

Je pense à cette dame rencontrée lors de ma tournée des résidences pour personnes âgées qui m’a dit : «Ici, il ne nous reste qu’à passer le temps et à rire le plus souvent possibles.» C’est beaucoup plus que de la littérature que Bonne nuit, Lucette, mais un témoignage important, une confidence et certainement une prise de conscience pour plusieurs.

Je sais que mes lecteurs n’aiment guère ces sujets. Quand j’aborde la mort ou le vieillissement, vous ne réagissez guère. Pas du tout même! Alors, je persiste parce que cela fait partie de la réalité et que nous avons la chance maintenant d’avoir des auteurs de talent qui peuvent raconter cette période de l’existence et nous la faire sentir de l’intérieur. Oui, cette perte de vitalité et de conscience qui frappe tous les hommes et les femmes qui résistent au temps. Dire que monsieur Archambault publiera bientôt un nouveau recueil de nouvelles à 90 ans. Je viens de recevoir son livre et je suis tout ému. Voilà un cadeau précieux qui m’est offert par un écrivain qui devient un témoin et un éclaireur. 

 

LE MANER MONIQUE : Bonne nuit, Lucette, Éditions de la Pleine Lune, Montréal, 168 pages. https://www.pleinelune.qc.ca/titre/672/bonne-nuit-lucette