mardi 31 décembre 2019

UN CRI D’ALARME INSOUTENABLE

FELICIA MIHALI POURSUIT sa vie d’écrivaine malgré un travail d’éditrice et ne rate pas une occasion de faire des découvertes. Elle m’a surpris avec Le tarot de Cheffersville, un roman inspiré de son séjour dans le Grand Nord québécois où elle a enseigné pendant une saison où le soleil ne se lève plus. J’avoue avoir été déstabilisé par cette narration où la réalité la plus crue, les légendes et les personnages de fiction se côtoient. Un monde où les mythes se faufilent dans le quotidien des jeunes autochtones qui n’arrivent plus à terminer leurs études secondaires. Tous se perdent dans les turpitudes de leur existence, des obsessions et des songes où ils s’enfoncent dans les pires excès. C’est peut-être le début de la fin pour ce pays incroyable que l’on commence à mieux cerner grâce à la littérature, là où la vie et le rêve se lovent dans des jours inextricables.

Augusta, un personnage de Sweet, Sweet China paru en 2007, nous entraîne dans le Nord. Cette femme, j’ai eu le bonheur de la suivre lors de son séjour en Chine, un roman qui mélangeait la réalité et les fantasmes. Il semble que pour Felicia Mihali, l’exil et la plongée dans une autre culture soient un terreau où toutes les dimensions de la connaissance et de l’imaginaire se bousculent.
Augusta, toujours à la recherche de ses points d’ancrage, débarque comme enseignante dans le Nord-du-Québec, à Cheffesville. Pas besoin de chercher longtemps pour comprendre qu’il s’agit de cette ville minière qui se présentait comme le futur du Nord, une ville abandonnée en 1982 par presque tous ses résidents, faute de travail. Il semble y avoir un regain d’espoir depuis 2011 avec de nouvelles entreprises qui s’intéressent aux richesses de ce coin du Québec.
L’émouvante chanson de Michel Rivard me revient en tête. Elle décrit parfaitement bien le drame de ces hommes et de ces femmes forcés de partir vers le Sud. Tous sont des réfugiés, des déracinés qui perdent leurs points d’ancrage et resteront des immigrés dans les grandes villes.

Parmi eux se trouve Augusta, une figure familière pour certains. Pour d’autres, elle n’est qu’un personnage quelconque qui démarre difficilement son histoire. Dans la jeune quarantaine, cette femme est toujours plongée dans une quête identitaire. Voilà pourquoi elle atterrit aujourd’hui dans le subarctique québécois, au beau milieu de la taïga. Sa déesse protectrice l’a abandonnée à Sept-Îles, alors qu’elle s’est embarquée dans le petit appareil d’Air Inuit. À partir d’ici, Augusta s’apprête à entrer dans la Terre des Hommes, de Dieu le père. Elle a renoncé à la compagnie rassurante de Sakiné pour se fier à Tshakapesh, cet ancêtre innu, espiègle et misogyne. (p.22)

Des autochtones s’y sont réfugiés, tentant de s’accrocher à une vie mouvante et de trouver une direction à leur existence. La même quête qui hante Augusta depuis des années, le propre de la plupart des enseignants de ce curieux roman qui oscille entre la réalité la plus rude et la fuite dans les fantasmes, les légendes ou les effluves de l’alcool et des drogues.
Tous les pédagogues sont des Blancs instables qui croient trouver dans ce pays tout neuf l’occasion de se refaire une santé mentale et physique. Tous sont perçus comme des envahisseurs par les Autochtones, ce qu’ils sont avec leur approche, les valeurs qu’ils transportent dans leurs valises et qu’ils tentent plus ou moins d’imposer aux Innus. Pour une rare fois dans ce genre de récit, j’en ai lu plusieurs jusqu’à maintenant, les jeunes refusent ce colonialisme et rejettent tout aveuglément. Les étudiants arrivent à l’école, quand ils viennent, dans des états souvent pitoyables. Le mur de Cheffersville est bien là pour ces professeurs qui sont ignorés par la direction qui ne sait comment intervenir. Plusieurs ne peuvent affronter cette réalité et abandonnent.

La communauté tient l’école en très mauvaise estime, ce qui explique le comportement des enfants. Cette institution conçue selon le modèle des Blancs les rend irascibles, voire agressifs. Des enseignants autochtones feraient sans doute un meilleur travail auprès d’eux, sauf que la jeunesse des réserves ne réussit pas à finir le secondaire. Des éducateurs issus du même milieu sauraient leur parler un langage qu’ils comprennent. Face à des enseignants venus d’ailleurs, les élèves se vengent du chagrin qu’éprouvaient leurs parents lorsque les mines étaient encore ouvertes et qu’ils se faisaient humilier à l’école par les enfants des boss blancs. (p.117)

Ce rejet total contribue encore plus à garder les Innus dans leur isolement, la négation de leur être. Jamais je n’ai lu dans un roman du Nord, cette désespérance, ce refus de contact avec les Blancs, cette volonté de s’enfoncer dans les fantasmes de la drogue et de l’alcool. Tous piégés par la taïga qui cerne les protagonistes. Felicia Mihali emprunte des sentiers que peu d’écrivains ont parcourus jusqu’à maintenant.

CARTES DU TAROT

En plus de flirter avec les mythes et de s’enfoncer dans une réalité intolérable, ce « documentaire-fiction » est parsemé par quelques figures du Tarot, ce jeu aux propriétés divinatoires. Je m’avance un peu là, parce que je ne suis nullement un connaisseur, étant même tout à fait allergique aux cartes. Ça donne un aspect ésotérique au récit, permettant l’arrivée des tziganes qui s’acoquinent avec Tshakapesh, le chasseur emblématique des Innus, le fondateur de l’univers, tout comme certains personnages des romans antérieurs de Felicia Mihali qui reprennent pour ainsi dire du service. Vraiment étonnant. Comme si tous ces héros avaient suivi l’écrivaine pour s’installer dans ce monde de lumière et de ténèbres, de légendes et de rêves où tout devient possible.

Le rayon de soleil de ses jours était Dina, qui traversait le pont vers son travail sur le bord serbe du fleuve. La petite coiffeuse roumaine cherchait toujours à passer la douane en son absence pour échapper aux fouilles corporelles. Cela n’arrivait pas souvent, car Dragan se trouvait toujours dans sa guérite lorsque Dina se dépêchait vers le salon de coiffure de Radka. Et le douanier tenait à être là pour lui rappeler qu’elle était, elle aussi, une profiteuse de guerre, qu’elle prenait l’argent de se concitoyennes en échange de coiffures farfelues. Elle aussi spéculait sur la pénurie de main-d’œuvre causée par la guerre civile qui avait déchiré son pays en morceaux. (p.214)

Folle rencontre des tziganes, de certains héros roumains, de jeunes prostituées, de Paris le brigand légendaire. Tous autour de Tshakapesh dans un rêve du monde et d’une existence autre, s’inventant et se donnant une histoire qui s’épuise aussi rapidement que la neige quand le vent râpe la toundra, quand une carte du Tarot s’abat et sème la confusion dans la réalité.

DÉROUTANT

J’aime ces romans baroques où le réel et l’imaginaire se mélangent, ces fictions qui témoignent de la vie des Innus ou des Inuit du Nord qui ne savent plus à quoi s’accrocher. Ces peuples ont perdu leur âme (on pourrait en dire autant des Québécois francophones du Sud) et ils cherchent par tous les moyens de trouver une raison d’être en brandissant le refus, une rébellion suicidaire.
La réalité des professeurs cohabite avec un monde magique où les motoneiges survolent la taïga, où les chevaux traversent le ciel à la vitesse des satellites. Univers de fantasmes qui bouscule ces enseignants qui tentent de survivre, n’arrivent pas à fuir leurs lubies et qui se heurtent à une tâche terriblement cruelle. Felicia Mihali, en faisant appel à plusieurs de ses personnages, démontre que tout se mélange quand son être se délite et est en manque de balises. Nous sommes tous les héritiers d’un passé et d’une culture, tributaires de nos parents et de nos proches, de notre lieu de naissance et des principes que nous avons intégrés ou rejetés pour nous imposer dans la vie.

Tshakapesh la laisse faire ; lorsqu’elle finit, il lui touche légèrement une tresse, le seul geste qu’il sache faire en guise d’adieux. Cerise lui sourit, compréhensive et, avant de monter la dernière marche du traîneau, elle lui tend une dernière carte. Les étalons célestes hésitent encore un moment avant de se mettre en marche, le temps que Cerise dise au vieux chasseur d’en faire lui-même la lecture. (p.235)

Un roman qui amalgame bien le terrible réel et l’imaginaire, nous laisse devant un mur que les Inuit ou les Innus parviendront difficilement à abattre. Le rêve peut permettre de retrouver un certain équilibre, de se réconcilier avec des ancêtres et la vie de maintenant, mais il peut aussi être une forme d’abandon, pire, un suicide.
Le tarot de Cherffersville est un cri terrible, un appel peut-être pour ces filles et ces garçons qui se perdent dans ce magnifique pays du Nord, s’enfoncent dans une révolte sans fin et s’égarent dans les mirages des drogues et de l’alcool. Tout comme les errants qui traversent les oeuvres de Felicia Mihali tentent de trouver une vie qui leur glisse constamment entre les doigts. L’avenir est fait de beaucoup d’arrêts et d’hésitations, de réconciliation avec ses mythes personnels et ceux de son peuple, d’acceptation du rêve et de la dureté quotidienne, des légendes et de la fiction.
Un roman qui montre notre impuissance devant la réalité du Nord que Felicia Mihali secoue comme des drapeaux rouges que l’on agite devant le danger.


MIHALI FELICIA ; LE TAROT DE CHEFFERSVILLE, ÉDITIONS HASHTAG, 248 pages, 26,00 $.

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