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jeudi 21 septembre 2023

WILHELMY LIBÈRE LES CORPS ET L’ÂME

AUDRÉE WILHELMY nous propose une fois de plus un monde familier qui prend les dimensions d’un conte ou d’une légende. Cette écrivaine a le don de nous intriguer avec des titres qui sonnent un peu étrangement. Je pense à Blanc Résine, son ouvrage précédent, qui nous poussait dans un milieu où la vie instinctive et sauvage confrontait l’existence plus policée des villes et villages. Sur la page couverture de Peau-de-Sang, une robe. Bretelles, bustier, corsage étroit, jupe qui s’évase sur plusieurs épaisseurs, créant un cocon ou une sorte de refuge. Le vêtement flotte dans l’espace, rayonne, brille tel un ostensoir. Ce dessin de l’auteure vient certainement de son expérience tout à fait particulière avec les tissus et la confection de toilettes qui lui a permis de s’inventer des personnages et des aventures, j’imagine. La plumeuse s’occupe des oies, des jars et des canards qu’elle dénude, prélevant aussi les fourrures des animaux sauvages pour tanner la peau et en faire autant avec toutes les défenses des humains. Avec Peau-de-Sang, tous peuvent se montrer dans toutes les dimensions de leur être et de leur âme. 

 

Peau-de-Sang tourne au milieu des plumes qu’elle arrache après avoir ébouillanté les volatiles, de viandes, d’odeurs âcres et faisandées. Un monde de fragrances, de potions et de concoctions qui étourdissent dans ce lieu où la vie et la mort se retrouvent face à face. 

Ce n’est pas sans me rappeler des scènes de mon enfance. Quand arrivaient le printemps et les jours plus doux, il fallait s’occuper de la viande que nous conservions dans le hangar pendant la saison froide. Les quartiers étaient débités. Deux longues tables dans la cuisine chargées de cubes de porc et de bœuf. L’odeur et les bocaux que ma mère remplissait et faisait bouillir dans une grande bassine. Le temps du cannage. C’était comme si tous les repas à venir étaient là, en attente d’une fête ou tous les oncles, tantes, cousins et cousines seraient convoqués. 

La plumeuse apprête les fourrures des bêtes qu’apporte Sulfureur, le chasseur et trappeur tout en gardant l’œil sur un orphelin qui découvre son corps sans trop savoir qu'en faire. Des hommes de la petite ville, des notables se dirigent vers cette maison qui s’ouvre sur la rue comme une scène de théâtre où l’intime et le privé se montrent sans pudeur. Tous viennent se masser devant la grande fenêtre pour secouer des désirs qu’ils refoulent dans les murs de leur foyer et n’osent vivre dans le refuge de leurs chambres. 

Il faut le répéter : un établissement chargé de graisses fondues, de chair, de viandes marinées, d’oies suspendues qui déclenchent des pulsions chez ceux qui se faufilent dans cet antre où les vêtements collent à la peau, où l’on transpire et sue. Un monde où les mâles s’abandonnent à leur instinct en faisant fi des interdits. La plumeuse virevolte, danse, généreuse de son temps et de son corps, provocatrice et libératrice, aimante, experte du plaisir qu’elle attise en toute conscience. 

 

LIBERTÉ

 

Un monde de ripailles où l’on peut satisfaire toutes ses faims, ses instincts et ses pulsions comme Audrée Wilhelmy le propose souvent dans ses ouvrages. Un lieu où certains libèrent leur âme, triomphent des traumatismes de l’enfance, expriment les fantasmes qu’ils gardent secrets, surtout quand ils occupent un poste bien en vue dans la communauté. 

Tout passe par le corps qui souffre des interdits qui empêchent de se dire dans la plus totale des allégresses et des abandons. Peau-de-Sang plume les oies et prélève la peau des renards, les écorche et cherche la source de la vie. Elle fait de même avec les hommes qui convoitent les tendresses qui couvent sous les épaisseurs de ses jupes, de ses robes qui lui permettent de jouer tous les rôles. Parce que les vêtements prennent l’humeur du bonheur et de la joie, comme celles de la tristesse et du deuil.

 

«la buée gonfle dans la plumerie à mesure que j’amplis la bassine d’eau chaude, un rideau mat se forme sur les vitres; les hommes assemblés de l’autre côté de la fenêtre imaginent mes derniers vêtements tomber au sol, ils jouissent, se poissent les mains; je bouge comme une flamme à travers la vapeur tandis que le notaire remonte de la basse-vile à la haute, le feu aux joues

— le feu au corps

      aussi

— Pierre, petit Pierre

— saisi par sa concupiscence

— il se retourne souvent

— trois, cinq fois» (p.24)

 

Voilà une maison où le passant surprend l’intime, le privé, la plumeuse qui se sait vue et désirée, jouant de son corps comme une musicienne virtuose. Elle tourbillonne devant les hommes qui ne demandent qu’à la toucher dans sa beauté et sa sensualité. Ils regardent, soupirent et se découvrent dans leurs hésitations, leurs faiblesses et des pulsions qu’ils n’osent jamais laisser aller. De témoins, ils peuvent devenir agissants en entrant dans cette maison où tous les fantasmes et les amours peuvent exulter. Le maire, le médecin, le notaire, le chasseur qui abandonne ses espaces sauvages et a besoin de repos et de plaisirs après des jours dans la forêt à traquer sa solitude. S’y réfugient aussi de jeunes filles qui veulent plus que tout habiter les territoires de leur corps dans la plus belle des libertés. 

Une scène où tous peuvent se projeter dans les rituels de la plumeuse, se perdre dans les épaisseurs de ses robes qu’elle enlève comme les pelures d’un fruit défendu. Peau-de-Sang rameute les hommes, écoute, excite, prend, mord, provoque, évente les secrets. Elle franchit les interdits de l’enfance et peut-être tous les refus que l’on étouffe sous des vêtements que l’on porte, non pour se protéger, mais pour empêcher ses appétits de s’exprimer librement. 

 

«c’est une affaire de corps, pas de tendresse, rien de l’affection quotidienne n’est en jeu; c’est l’idée d’une femme libre, le danger, le défi, les hommes aiment se heurter à plus ensauvagés qu’eux; ils ignorent mon nom et le pays d’où je viens, parfois ils pensent que j’ai toujours été ici, d’autres fois ils se demandent si j’apparais et disparais à ma guise, toute la plumerie surgie les jours de désir puis avalée ronde par le sol, jusqu’à leur prochaine visite» (p.106)

 


INTERDITS

 

Une société repose sur une foule de tabous, de désirs étouffés et de rencontres ratées. Peau-de-Sang s’offre à tous sans exception et réussit ainsi à percer tous les secrets de la cité et de ses habitants. Elle connaît les manies, les amours refoulés, les satisfactions que certains se donnent dans le silence des maisons closes. 

Je me suis amusé à croire que la fonction de certains individus dans la ville vient des couches d’interdits qu’ils exhibent dans leurs vêtements trop lourds. Le médecin et ses blocages tout comme le notaire ou le maire. Pas de religieux dans le roman de madame Wilhelmy, de geôliers de la morale, du désir et du plaisir. La plumeuse et un curé n’auraient pu que difficilement se côtoyer.

 

«son rire épais emporte les carcasses des oies, les flammes, mon propre rire, mon ventre, ma joie; la plumerie déborde, il fait chaud, j’ai devant moi deux choses sauvages, exaltées; je monte sur une chaise et décroche la bête

— quelques gouttes de sang ont souillé les planchers

— et les murs et les meubles

— n’est-ce pas le notaire, de l’autre côté de la vitrine, qui étouffe et s’effondre

    je soupire : cette journée est longue d’hommes agités entre leur désir et leur peur» (p.60)

 

Tous finissent dans l’antre de Peau-de-Sang avec, aux creux du ventre, une douleur qui vient de loin, des peurs et des interdits qui garrottent l’âme. Là, enfin, ils peuvent s’abandonner aux gestes de l’amour avec cette femme qui incarne tous les fantasmes et les désirs dans des odeurs de sang, de sueurs et de chair faisandée. 

 

VIVRE

 

Elle finira par pousser le notaire et le médecin à accepter leurs fantasmes, aidera un jeune à trouver son chemin tout en faisant des erreurs. Tout en n’oubliant jamais, elle qui possède le droit de vie et de mort sur les bêtes, qu’elle devra payer son dû un jour, un peu plus tard, dans un avenir rapproché. Le moment venu, elle accueillera le tout en toute sérénité, alors que son corps ploiera sous les fatigues de tant de plaisir et de jouissance et que Philomène pourra prendre la relève. 

 

«tout est mort dans la plumerie, les oies, les vers à soie, le rat dans son piège; je pends entre mes bêtes, cheveux et corps et mains, mon visage basculé vers le plafond, mes yeux avalés par la pénombre

— la Yaga allume les becs de gaz

   tout ce qu’elle distingue dans la lueur du quinquet, ce sont mes côtes, mes seins élongés, ce qu’il reste d’une jupe blanche; du sang tombe en gouttes noires sur les viscères empilés, sur les carcasses des oies, sur le cou mince des jars qui s’amoncellent près de l’étal» (p.187)

 

UNIVERS

 

Un roman fascinant. Audrée Wilhelmy fouille dans les recoins cachés de l’âme des hommes et des femmes pour en exhumer les fantasmes, les pulsions et les désirs. Elle nous entraîne encore une fois dans un milieu sauvage, nous saoulant d’odeurs de chair, de sang, de viande morte et de plumes qui volettent un peu partout. Un monde où les corps exultent et repoussent tous les héritages pour s’affirmer dans la beauté du présent. 

 

«il tend la robe sur mon tronc et ses mains se remplissent de plumes, il cherche son air, les murs de la chambre se referment sur lui et les tissus l’avalent; l’opium, d’un coup, bascule du côté de la terreur : c’est une longue noyade dans des marées de satin, d’organza et de popeline; il voudrait crier, mais il a depuis longtemps perdu sa voix sous les plaintes de Victoire et les joies tambourinantes de ses filles

— il va se rendormir

— est-ce qu’il peut trouver le chemin pour franchir le pays confus de l’opium?

    Il sait que je suis la seule voie de sortie» (p.147)

 

Tous marqués par l’enfance et des événements qui font claudiquer dans une vie d’adulte. 

À noter la forme de ce roman qui tient du conte et de la légende, où les personnages se croisent, lancent une phrase tour à tour sans prévenir. L’écrivaine fait éclater les corsets de la langue pour exprimer la belle liberté de la plumeuse qui use de son corps et de la parole. L’histoire se fragmente et un chœur intervient, des voix venues de nulle part comme si toute la population de Kangog racontait cette épopée et en précisait les éléments. Le récit se brise pour se reconstituer dans une prose qui sollicite l’odorat, le toucher, le regard et l’ouïe, cerne l’être dans toutes ses dimensions. Un roman puissant qui fait fi de la morale et qui joue de la chair, du désir et de la sensualité dans ce qu’elle a de plus beau et de plus fascinant. 

La vie pour être pleine et satisfaisante fréquente la mort qui finit par tous nous emporter. Parce que nous sommes un corps qui doit s’abandonner à toutes les faims comme à la fin qui n’épargne personne. Peau-de-Sang est la première à le savoir.

 

WILHELMY AUDRÉEPeau-de-Sang, Leméac Éditeur, Montréal, 204 pages.

http://www.lemeac.com/auteurs/485-audree-wilhelmy.html

vendredi 1 juillet 2022

LES ÉCRIVAINS INVISIBLES DU QUÉBEC

Je lis deux à trois livres par semaine, romans, poésie, essai, nouvelles, carnets et journaux d’écrivains. Des publications du Québec la plupart du temps. Je surveille aussi l’espace que l’on consacre aux ouvrages d’ici dans les médias et me dis que quelqu’un qui arrive au Québec, un homme et une femme qui s’intéressent aux émissions et aux cahiers qui abordent «la chose littéraire» doivent s’imaginer qu’il n’y a qu’une poignée d’écrivains et écrivaines dans la Belle Province. Une vingtaine tout au plus qui s’impose, que l’on vénère, que l’on surprend partout et qui raconte les hauts et les bas de leur vie. Pourquoi toujours les mêmes figures et les mêmes livres ?

 

Marie-France Bazzo (je crois tout ce que madame Bazzo affirme) dans son essai Nous méritons mieux, dénonce les travers et les habitudes de la télévision et de la radio. Elle soutient que certaines vedettes ou personnalités sont cotées. Certains sont étiquetés A, d’autres B et certains, les malheureux, E ou F. Les adoubés ont droit au tapis rouge et à toutes les émissions. Omniprésents, ils apparaissent et disparaissent dans tous les réseaux. Ce sont surtout des comédiens et comédiennes, des chanteurs et des humoristes qui viennent partager leur sagesse et narrer l'épopée de leur vie.

J’ai fait le lien. 

Il y a dans notre grand et petit monde de la fiction, des noms qui monopolisent tous les micros et des «pas cotés» qui sont condamnés au silence et à la rumination même s’ils écrivent des livres remarquables. 

Certains semblent vissés à l’avant de la scène et ne laissent de place à personne. Pourtant, il s’est imprimé 3547 titres littéraires au Québec en 2019. Et ça continue dans ces chiffres-là année après année. Combien de ces auteurs et auteures (je suis allergique au terme autrice) sont connus? À peine un pour cent de ceux et celles qui publient ont droit à l’attention des médias, peuvent raconter leur souffrance et leurs angoisses en trois minutes. Que penser de cette discrimination? Pourquoi s’accrocher à des vedettes et repousser une majorité dans l’ombre?

Bien sûr, les responsables de ces émissions doivent faire des choix. Tous ne peuvent atteindre la gloire et la célébrité. Mais pourquoi faut-il être chanteur, journaliste, comédien et accessoirement auteur pour être invité à Tout le monde en parle où Guy A. Lepage, répète saison après saison, qu’un certain académicien est le plus grand écrivain vivant du Québec? Pourquoi un Gilles Archambault qui continue envers et contre tous, un Victor-Lévy Beaulieu ou un Yves Beauchemin sont maintenant relégués dans l’ombre après avoir marqué notre littérature? Pourquoi la parution des Œuvres complètes de Jacques Poulin n’a fait l’objet d’aucune émission spéciale, n’a pas eu droit à la une du cahier Lire du Devoir?

Âgisme? Indifférence ou ignorance ? Paresse ou malveillance?

Pourquoi si peu de mots pour Andrée-A Michaud, cette enchanteresse, Anne Élaine Cliche, la magicienne, Félicia Mihali, l’exploratrice attentive de nos territoires et Anne Guilbeault, l’audacieuse? Serge Lamothe, Robert Maltais, Mathieu Simard et Jocelyne Saucier, l’admirable Jocelyne, doivent se contenter des coulisses. La liste de ces oubliés pourrait prendre des proportions vertigineuses. 

Qui s’attarde à ce marginal qu’est André Pronovost? Qui ose aborder ses livres iconoclastes, souvent insolites et déroutants. Trop vieux pour la télé et la radio? Peut-être que la couleur de ses yeux ne va pas avec le décor ou le rouge à lèvres de l’animatrice. Qui parle de Donald Alarie, ce formidable prosateur, Pierre Châtillon, l’étonnant, Alain Gagnon, l’étrange, Nicole Houde et la fascinante Monique Proulx qui devrait être partout avec son roman Enlève la nuit. Va-t-elle enfin remporter un prix littéraire? Même Sergio Kokis, le malcommode, doit lever la main pour avoir un peu d’attention de nos jours. Que dire d’Audrée Wilhelmy qui se démarque et se moque des sentiers battusBlanc Résine est un bijou que l’on a malmené dans Le Devoir. Un ouvrage exceptionnel. C’est à n’y rien comprendre. «Dans l’épais silence des fleurs mortes, il baise et mes lèvres du haut et mes lèvres du bas. Je mords ses pâleurs glabres, lui me goûte du cou aux nymphes et encore à l’envers.»  (Blanc Résine, Audrey Wilhelmy)    

Une langue unique et hallucinante que la France vient de reconnaître en lui attribuant le prix Ouest France

Un roman tout à fait rare. 

Je souffre pour ces écrivaines et ces écrivains qui réussissent à publier de peine et de misère en rêvant de voir un petit rayon de soleil se poser sur leur ouvrage. Tous ceux qui croisent les doigts dans une indifférence qui étouffe et désespère?

Guy Lalancette et ses histoires fabuleuses. Un monde à lui seul et une prose inaccoutumée. Un voyageur solitaire qui secoue son lointain pays de Chibougamau avec ses grands rires. Je pense à la courageuse Rita Lapierre-Otis qui a édité un carnet remarquable cette année. Territoires habités, territoires imaginés est un trésor de sensibilité et de résilience. Elle nous apprend à voir et à sentir, à être une conscience dans l’univers. Mais qui va s’attarder à une auteure sans nom et sans visage médiatique?

Certains ont abdiqué. Bertrand Gervais nous a présenté des livres formidables sans jamais vraiment retenir l’attention. 

Le silence tue.

Je m’imagine souvent en train de donner des conseils à un jeune et une jeunette qui pensent s’aventurer dans le monde de l’écriture. 

 

Lettre aux jeunes qui rêvent de devenir visible

 

«D’abord, choisis un métier où tu pourras attirer l’attention. Comédien ou comédienne, journaliste, chanteur, politicien, sportif ou mafioso. Fais tout dans cette discipline pour atteindre la cote A, manie le micro comme un fleuret et inscris-toi à l’école de l’humour pour maîtriser l’art de faire s’esclaffer l’auditoire quand tu ouvres la bouche. Migre en ville et oublie ta région d’origine si éloignée et périphérique.

Ne peaufine pas tes textes, insère de l’anglais ici et là pour donner du “swing” à tes dires, travaille vite entre deux entrevues, ignore la “petite musique qui doit soutenir un récit, cherche ton propos dans les manchettes des journaux et apprend à slamer sur tous les sujets à la mode. Publie trois ou quatre titres par année pour garder l’attention. Avec ton A, on va t’inviter à la Fête nationale où tu n’auras surtout pas besoin d’articuler. Marmonne tes phrases pour faire jeune, bouge frénétiquement, porte une casquette et des pantalons trop larges, hurle, crie, pleure, rebondis comme une balle de tennis frappée par Félix Auger-Aliassime. Répète que tu aimes le Québec, le 23 juin au soir seulement.

Tu seras célèbre, reconnu et louangé. Envié et dénigré aussi. Tu seras une gloire et on te considérera comme le plus grand de tous les temps… pendant une décennie ou presque.»

 

UNE VERSION DE CETTE CHRONIQUE SE RETROUVE DANS LETTRES QUÉBÉCOISES, JUIN 2022, NUMÉRO 185.

 

Poulin Jacques, Œuvres complètes, Montréal, Leméac, 2022.

Wilhelmy Audrée, Blanc Résine, Montréal, Leméac, 2019. 

Pronovost André, Visions de Sharron, Montréal, Leméac, 2021.

 

vendredi 11 octobre 2019

LE CHOC DE DEUX UNIVERS

AUDRÉE WILHELMY PRÉSENTE son quatrième roman, Blanc Résine, un ouvrage imposant, un peu étrange, fascinant qui fait oublier les balises, secoue des certitudes et nos façons d’appréhender notre univers. Un texte difficile par certains aspects (une richesse de vocabulaire inouïe) qui s’offre comme un continent qu’il faut explorer avec son corps et son intelligence, découvrir sans jamais regarder jamais derrière soi pour ne pas perdre le plaisir de se sentir plus vivant que jamais. J’ai pris un certain temps à m’ajuster à ce duo, aux voix de Laure et Daâ qui progressent en parallèle, deviennent l’écho l’une de l’autre. Narration qui puise dans la fable, l’épopée, le mythe pour vous subjuguer totalement. Je me suis laissé emporter par ces phrases qui tiennent de l’incantation et de la prière pour dériver dans un monde qui vous abandonne à bout de souffle après 340 pages tissées comme la mousse à caribou.

J’aime qu’un ouvrage bouscule et fasse perdre le pas. Audrée Wilhelmy y réussit chaque fois et, avec Blanc Résine, entraîne son lecteur dans une forêt dense où il faut lutter contre les épinettes qui fouettent le visage, les racines qui veulent mordre aux chevilles. Expérience singulière où j’ai eu la certitude d’être emporté par un tsunami, devant m’accrocher à des lieux comme à des bouées, à certaines phrases pour ne pas me noyer. Le monde de Blanc Résine est tellement touffu que j’ai eu l’impression qu’il ignorait l’horizontalité pour se dresser à la verticale et se retourner contre moi.
Une écriture sauvage et rebelle qui permet de s’accrocher au présent souvent hostile. Le continent Wilhelmy se livre en retenant son souffle, en se recroquevillant dans un repli d’une butte, derrière un arbre pour échapper au vertige de la toundra. L’écrivaine exige que l’on se livre à ses phrases qui envoûtent pas leur précision et leurs ramifications.

J’ai cinq ans et ma peau, des flancs jusqu’au front, des cuisses aux tubercules, est une écorce fine, couverte, sous les poils d’enfant, de houille, de taches et de cloques, cicatrices blanches d’anciennes piqûres, nouvelles croquées de brûlots. Je refuse qu’on taille ma tignasse-épinier : j’y accueille les abeilles et les feuilles, les brindilles cassées, les chardons, les chenilles tombées sur mon chemin. Je suis brune, rouille et noire, fille de la forêt, de la mine, des vingt-quatre ventres de ma mère, de mon père tribu. (p.33)

À la mine, des ombres se faufilent sous la terre comme des blattes pour en extraire le charbon. Ils y meurent, y laissent un bras ou une jambe, risquent leur vie dans une guerre absurde. Ils s’enfoncent dans une sorte de matrice qui broie ces hommes et ces femmes qui rêvaient d’un ailleurs, d’une liberté qui s’enivre de l’espace. Dans le village de cabanes, tout près de la bouche de la mine, tous souffrent de la faim, luttent contre le froid et n’arrivent plus à voir la magnificence qui les entoure. La Kohle Co saccage, viole la terre et la toundra.

RÉSINE

Olbaks à l’identité floue, Daâ hante le territoire, le porte dans son corps et son regard, se laisse envoûter par les vibrations du sol, la vie de la sève dans les arbres, les soubresauts des saisons. Femme de pulsion, de désirs, libre de toutes entraves et des diktats du Dieu des mineurs, elle connaît la langue de la forêt, des lichens, du vent, le nom des plantes comestibles et mortelles, des bêtes et certains secrets du granite. Un être tellurique, vibrant et porté par les saisons, l’opposé de ces hommes condamnés à fouiller le sol par une sorte de malédiction.

Moi, nue et terreuse et vorace sur un roc de clairière, je mange des bleuets minuscules, nés déjà rabougris sur les tiges. J’ai consacré le matin à tisser des écorces en paniers, l’après-midi à la cueillette ; maintenant les bannes débordent des fruits de ma patience et je poigne à pleins doigts le festin récolté lentement, baies arrachées l’une après l’autre, après l’autre, après l’autre, faisant attention de ne pas les écraser, de ne  pas en briser la chair ni d’en perdre la saveur. (p.72)

LAURE

Laure est fils de mineur. Sa mère est morte en accouchant et il est né plus blanc que le plus improbable des Blancs. Albinos, fascinant, ostracisé, son père fait tout pour qu’il échappe à la fatalité de la compagnie et connaisse une vie différente. L’ambition de s’en sortir, de vivre sans entraves, la quête des milliers de migrants qui rêvaient d’un nouveau départ, d’une liberté autre en abordant le continent américain.

Laure a onze ans. Il a grandi blanc tout entier, cheveux et cils, et sourcils, et peau. Il ressemble aux lièvres d’hiver qui se fondent à la neige. Ses épaules poussent contre les coutures de ses chemises, il imagine son tronc, ses bras, ses jambes allonger comme il l’a lu. Plus que tout, il sent son estomac gronder. Parfois il croit qu’un animal vit dans ses boyaux, qu’il mange pour deux. (p.55)

Cet homme et cette femme aussi différents que l’été et l’hiver formeront un couple, migreront dans le village de Kangoq inventé par les Blancs. Leurs dissemblances et des choix douloureux deviennent inévitables, surtout avec l’arrivée des enfants. « Je suis dans une tombe », dit Daâ en s’installant dans la grande maison du médecin. Ils doivent confronter des règles, des croyances, des façons de vivre qui vont finir par les éloigner l'un de l'autre. Le vent ne s’apaise jamais dans une chambre.

Quand enfin ils se meuvent, Daâ découvre étonnée la lente marche des mâles de Kangoq. C’est la première fois qu’elle rencontre des humains de village. Les hommes avancent, encombrés de leur corps. Elle observe la courbure de leurs épaules et leur ventre en saillie, leurs pieds plats, les ressorts brisés de leurs genoux. (p.163)

Comment ne pas évoquer le face à face de la pensée européenne et celle de l’indien, à la confrontation d’un savoir naturel des populations nomades à celui des Blancs qui se tuent à éventrer la terre et à massacrer les forêts ? Le choc américain de deux civilisations a été terrible. L’un a dû céder devant l’agressivité de l’autre, disparaître dans plusieurs cas. L’Européen a pillé l’Amérique et dépossédé les peuples autochtones qui se sont résignés à vivre dans des réserves après avoir connu la liberté du vent et les humeurs des fleuves qui drainent le continent.
La différence deviendra intolérable avec la naissance des enfants. Laure veut mouler son fils à la pensée des siens par des études au collège. Daâ ne peut qu’imaginer l’école de la toundra et de la terre mère. Je n’ai pu m’empêcher de voir les pensionnats qui cherchaient à dénaturer les jeunes autochtones avec tous les excès que nous connaissons maintenant.
Deux langages, deux manières de sentir le monde s’affrontent. Rien ne peut concilier ces deux états d’être malgré l’amour et le respect.

J’habite une chair d’humus, de lichens et de racines, j’ai des doigts troncs larges et des cheveux cascades, rigoles et rivières qui coulent sur mon dos. Ma peau partout répond aux cavalcades animales par des craquements, des chants de roches déboulées. Je porte Ookpik et la langue lignée de ma fille, mon innommée, les enfants qu’elle essaime et ceux-là encore qu’ils sèmeront à leur tour. (p.339)

Roman fascinant qui oppose la raison à la pulsion, une certaine logique à l’instinct. Ces deux mondes peuvent se côtoyer un temps, mais comment concilier l’univers de ceux qui saccagent la terre et celui qui obéit aux saisons et à la toundra ? Celle qui vivait dans les arbres, suivait les hardes de caribous qui parcourent le pays selon les couleurs de l’année, n’échappe pas à la cruauté des Blancs.
Audrée Wilhelmy a dû faire une recherche remarquable pour nommer les plantes et présenter la boréalie. Il le fallait pour rendre le personnage de Daâ authentique, l’Indienne qui vibre à la grandeur du continent, une mère, une femme farouche et indomptable. Faire corps avec l’environnement demande une connaissance aiguë de tout ce qui pousse et respire dans la forêt. Rarement, j’ai parcouru d’aussi belles pages sur la neige et le froid, la toundra qui protège et étourdit. C’est hallucinant. Quelque chose comme un grand livre, certainement. Lecteur pressé et impatient, prière de vous abstenir.


WILHELMY AUDRÉE, BLANC RÉSINE,  Éditions LEMÉAC, 2019, 340 pages, 32,95 $.



http://www.lemeac.com/auteurs/485-audree-wilhelmy.html

mardi 9 janvier 2018

AUDRÉE WILHELMY TRAQUE LA BÊTE

AUDRÉE WILHELMY déroute avec Le corps des bêtes, un roman qui se distingue dans la production récente québécoise. L’auteure nous entraîne dans un lieu isolé, en bordure de fleuve et de mer, dans une famille qui survit de la chasse, de la pêche et qui n’a que peu de contacts avec les autres humains. Osip, le second fils, est gardien du phare et surveille les allées et venues des bateaux au large. Nous voici rapidement envoûtés par le monde de l’instinct, de l’animal où les rapports entre les membres de cette famille s’établissent selon un ordre qui surprend et trouble.

J’ai hésité en recevant mon numéro de Lettres québécoises consacré à Audrée Wilhelmy. Les photographies de l’écrivaine en grande fille sauvage qui erre dans la forêt, barbouillée de terre, avec des coulisses sur les cuisses qui évoquent le sang m’ont fait hésiter. Qui était cette écrivaine qui s’exhibait ainsi ? Je n’aime guère les mises en scène, les jeux où un auteur devient un personnage qui fait oublier ses œuvres de fiction. Et puis j’ai lu le dossier et j’ai été attiré par l’univers et les propos de madame Wilhelmy.
Je me suis donc procuré Le corps des bêtes (son éditeur ne m’envoie à peu près jamais ses nouveautés) et j’ai basculé dans un monde que peu d’écrivains fréquentent dans notre littérature. Un territoire sauvage, d’instincts où les hommes et les femmes obéissent à des pulsions que la société cherche à contrôler. Le monde du Torrent d’Anne Hébert si l’on veut, mais en plus violent, en plus animal. Ici, le corps s’impose et guide tous les gestes. La nature se fait oppressante et dure, devient une présence qui peut broyer tous les êtres vivants.
Une petite fille au début du roman abandonne son corps, se glisse pour ainsi dire dans les bêtes pour les sentir dans leur état d’être pulsant. Elle fusionne avec les oiseaux et suit le héron, les oies blanches et bascule dans un état second quand elle entre en osmose avec le corps des bêtes qui surgissent dans son environnement selon les jours.

Mie le fait encore. Elle chiffonne son esprit, elle imagine qu’elle tire une ficelle et qu’alors il sort par son oreille, il chatoie devant elle, malléable comme une retaille de tissu, elle le roule serré et glisse dans un autre cerveau, celui du poisson qui va périr, celui d’une fourmi ou de l’un des très grands cerfs qui brament à l’orée de la forêt. (p.11)

Ce texte m’a fait me souvenir de ma lecture de Sa Majesté des mouches de William Golding ou Rouge la chair de Dynah Psyché où j’ai dû plonger dans un univers sauvage qui fait perdre toutes ses références. Des enfants y redeviennent des animaux en se comportant comme eux et peuvent devenir très dangereux.

CLAN

Le père est mort en mer avec deux de ses fils lors d’une expédition de pêche. La grand-mère s’occupe des petits et Noé, la femme de Sevastian-Benedikt, vit dans une cabane tout près du phare, chasse et pêche, exécute mille travaux pour traverser les saisons et combler certains besoins. Les enfants vivent à l’état sauvage. L’aîné disparaît souvent dans la forêt pour revenir avec les bêtes qu’il traque. C’est ainsi qu’il est rentré de l’une de ces expéditions avec cette femme qui vit un peu en marge de la tribu et que l’on nomme l’étrangère.  

Depuis la lanterne, Osip étudie la géographie de l’étrangère. Il s’arme de la longue-vue et suit ses promenades le long des grandes lagunes qui bordent la tour. La femme lui échappe. Ses déplacements n’ont aucun sens, elle se dénude sans pudeur, roule dans la mer, y plonge la tête et émerge loin vers le large. Elle est toujours en mouvement, elle sait dépecer et chasser, elle pêche avec des branches qu’elle aiguise, grille les poissons sur des feux de cocottes ; elle habite seule la maisonnette moisie, percée, elle refuse de s’installer dans la chambre du phare ; elle reste dans le taudis, mobile, muette. (p.35)

Osip ne quitte jamais le phare et surveille les bateaux au large, guette surtout les agissements de Noé qui vit librement sans se soucier des autres. Les jours passent avec nombre de tragédies, d’aventures, de péripéties. Les saisons aussi.
Sevastian-Benedikt prend Noé sauvagement et Osip attend son tour. Noé la femme forte, la sensualité première, le corps-mère, pense fuir et abandonner cette tribu qui la tue dans son âme, mais sa tentative échoue. La sexualité obsède tout le monde dans ce coin perdu.

Avalée par le matelas creux du phare, Mie se répète pour se calmer qu’elle préfère son oncle à son père, qui prend Noé d’un coup en troussant ses jupes, en la plaquant contre les murs, contre un arbre ou sur le sol. Sevastian-Benedikt saille comme les cerfs ou les canards, sans préambule, d’un coup sec, puis il se redresse et retourne à sa forêt. Noé reste là, par terre ou appuyée sur la façade de la cabane ; ses coudes sont éraflés, elles les nettoie avec sa langue, elle replace ses robes, décolle les mèches sur son visage, enlève le sable sur ses joues. (p.43)

L’impression de me retrouver dans une meute de loups avec le mâle Alpha, le fils aîné qui domine. Le chasseur, l’homme de la forêt « devient un géant massif, aux genoux, aux coudes verts » impose sa loi et tous baissent la tête.

Qu’est-ce qu’il va pouvoir dire ? Qu’est-ce que Noé a révélé ? Il craint la colère de son frère ou ses railleries, il voudrait se justifier - c’est elle qui a tiré le drap j’étais près de la cabane elle s’est donnée à moi -, mais Sevastian, lorsqu’il arrive à sa hauteur, ne le regarde même pas ; il le contourne, il s’avance vers l’orée, le piège prend sur son dos, on dirait la gueule ouverte d’un grand poisson. Il s’arrête seulement quand Osip trouve le courage de prononcer son nom. Il a déjà à moitié disparu dans les arbres, les feuilles dessinent des ombres vivantes sur son visage. Il dit « Après moi tu peux », puis il se retourne et s’enfonce dans le sous-bois ; la forêt le mange entièrement. (p.71)

Et Mie veut savoir dans sa chair, comment un homme et une femme se rencontrent, s’évadent peut être comme elle l’a toujours fait avec les bêtes. Elle veut vivre la sexualité même si elle n’est encore qu’une fillette.

SOCIÉTÉ

Chacun connaît sa place dans la meute et personne ne songe à supplanter l’autre. Les frères se partagent le territoire. Sevastian-Benedikt est chasseur, carnassier, le plus fort et s’impose en rapportant des bêtes et de la viande. Osip est aérien et surveille les allées et venues des bateaux sur le fleuve, rêve parfois de partir avec les oiseaux, mais reste hypnotisé par Noé qui s’enferme dans sa cabane pour dessiner sur les murs en créant une fresque qui évoque les dessins sur les parois des cavernes. Elle raconte sa vie dans ses images et s’approprie un monde qui lui échappe. Ses contes aussi parce qu’elle est celle qui possède la parole et permet un certain lien avec le passé. Un univers où il faut abandonner ses raisonnements et suivre un souffle puissant.
Les hommes et les femmes chez Wilhelmy ne vivent pas dans une société policée où chacun tient son rôle parce que la norme le veut ainsi comme l’écrit Nicole Houde. Ils sont possédés par une force animale, cèdent à leurs pulsions et leurs désirs. Le mâle dominant s’accouple avec la femme dominante et les autres s’ajustent dans une hiérarchie complexe. Tout tourne autour de Noé, la porteuse de secrets, d’histoires, celle qui connaît les vertus des plantes qui guérissent, permet aux hommes d’être des hommes. Pas étonnant que Mie rêve d’être reconnue par son oncle, d’être dans l’œil d’un autre pour exister comme sa mère et trouver sa place dans le clan.
Je me suis rappelé la sauvagerie des romans de Sylvie Germain, surtout dans ses débuts, où la nature était un personnage qui poussait ses héros dans des gestes irrationnels et dangereux. Audrée Wilhelmy s’avance dans des zones où les tabous comme l’inceste tombent. La loi du plus fort s'impose et fait foi de tout.
L’écriture fait ressentir ce désir, le malaise, permet aussi de glisser entre le concret et le fantasme. Le réel et l’imaginaire se mélangent souvent dans ce monde de pulsions. Il n’y a plus de frontières entre l’imaginé et le réel. L’animal se réveille en nous, celui que l’on tente de dompter dans nos sociétés aseptisées. L’écrivaine palpe, touche, déchire, saigne, sent, respire la terre, l’eau, la sueur des corps et la saleté.
Le corps des bêtes est une aventure qui nous happe par tous nos sens et toutes les surfaces du corps. L’esprit doit répondre à des pulsions où toutes les frontières peuvent s’abolir. Étrangement envoûtant et d’une présence sensuelle assez remarquable. Un roman qui échappe à toutes les normes et c'est tant mieux.


LE CORPS DES BÊTES d’AUDRÉE WILHELMY, une publication des ÉDITIONS LEMÉAC.