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jeudi 25 novembre 2021

LA VIE COMME UNE TRAVERSÉE DE L’UNIVERS


UN ROMAN OU UNE histoire nous pousse d’un point de départ à celui de l’arrivée. C’est le cas de la plupart des ouvrages que j’ai lus en passant par toute la gamme des émotions. Chaque œuvre repose sur une forme géométrique si on veut. Anne Élaine Cliche, dans Le danseur de La Macaza, utilise l’ellipse pour faire progresser son récit. Julie Bouchard, dans Férocement humaine, s’appuie sur le cercle. Les grands espaces d’Annie Perreault épouse la ligne droite qui traverse les continents, un trait brisé par des arrêts et des départs. Les voyages dans le Transsibérien par exemple, avec ses escales pour saisir les personnages et s’approprier des moments de leur passé. Surtout pour découvrir leurs obsessions, la passion qui les fait courir au bout du monde. Peut-être que tous espèrent échapper à soi ainsi pour plonger dans une autre dimension et se donner une nouvelle identité. Chose certaine, on ne sort pas indemne de ce roman. Et pourquoi pas la traversée du lac Baïkal en Sibérie, une véritable mer imprévisible, dangereuse comme toute œuvre littéraire doit l’être.

 


Le titre du livre d’Annie Perreault me fait penser à Jacques Poulin, Les grandes marées où l’auteur explore la solitude, celle d’un homme qui souhaite vivre en marge des agitations du monde, sans se soucier des agissements de ses contemporains. Il y a cette volonté dans la fiction de madame Perreault, une sorte de fuite pour échapper à la banalité qui étouffe. Tous doivent demeurer en mouvement pour sortir de soi, se cacher dans un train ou dans une cabane au milieu de l’hiver pour respirer un peu. L’arrivée d’un homme ou d’une femme dans ce refuge fait tout chavirer. La vie ne peut plus être ce qu’elle était après une rencontre qui secoue l’être, permet d'effleurer l’amour peut-être. 

Le lac Baïkal devient le personnage central avec ses humeurs, ses marées, ses tempêtes et sa beauté obsédante. Comme un aimant qui attire les matières ferreuses, il happe les gens qui approchent. Plongées dans l’espace pour abolir le temps, poussées vers le nord et le sud, vers l’est et l’ouest, des échappées pour s’arracher à soi, basculer dans une autre dimension. Celle de Youri Gagarine qui a été le premier humain à s’évader dans sa capsule et à tourner autour de la Terre en 1961. Et ce lac, véritable planète d’eau, de vents, de neige et de glace, mouvant et vivant qui peut enchanter, caresser comme détruire.

 

Peu importe que je sois masculin, féminin, un peu des deux, ni l’un ni l’autre. Elle pense «le lac» comme une entité qui la dépasse. J’englobe tout. Je suis les algues et les poissons, je suis les douces ridules sous le vent d’été, la violence de la débâcle au printemps. Plus de contenance que tous les Grands Lacs réunis, vaste comme une mer, le plus vieux parmi les anciens avec mes vingt-cinq millions d’années, une des eaux les plus pures. (p.16)

 

Un lieu qui permet de sortir de ses habitudes, surtout quand on se lance dans un marathon sur ses glaces, une épreuve où les participants risquent de ne jamais franchir la ligne d’arrivée. S’il y a des voyages moins périlleux comme ceux dans un train, il y a des défis où l’on ose tout.

 

OBSESSION

 

Et me voilà aspiré par une vague obsédante du lac qui prend la parole avec les personnages qui se succèdent dans de courts chapitres, un espace qu’ils partagent un certain temps, mais qu’ils doivent fuir. Comme si le contact avec l’autre était une collision qui blesse les protagonistes. L’ours, Anna, Celle que l’on ne voit pas, Gaby se suivent, avec le bruit des roues du train sur les rails qui donnent cette musique hallucinante. Jocelyne Saucier parle du «touk — à-touk» dans son roman À train perdu qui nous emporte sur les voies ferrées, dans le nord de l’Ontario et l’Ouest du Québec.

Des hommes et des femmes se croisent, vivent un moment intense avant de repartir sans un regard, chacun filant comme une météorite qui illumine le ciel quelques instants et qui disparaît. Tous obéissent à une force qui les pousse hors de soi. 

Et ce marathon sur les glaces et dans la neige, la poudrerie et les vents qui bouchent les yeux et les narines. L’ultime épreuve, le plongeon vers la mort ou le contraire, je ne sais comment dire, une forme de résurrection peut-être. Ces espaces cernés par les points cardinaux, des parcours qui s’effacent quand le ciel colle à la neige et aux glaces. Une poussée dans un univers qui avale tout, avec des bouées comme balises si la bourrasque ne décide pas de les emporter. 

 

PRÉSENCE

 

La course à pied était importante dans La femme de Valence. Laura participait à un marathon dans cette ville d’Espagne, pour retrouver sa mère qui se passionnait pour cette activité, cette femme qui a voulu échapper à son quotidien et devenir une autre. Les gens disparaissent dans les romans de madame Perreault et la course à pied peut, d’une certaine façon, rejoindre celui ou celle que l’on cerne par cet effort où l’on s'arrache à soi.

Cette épreuve sur le lac Baïkal, dans un univers de glace et de neige, me rappelle une compétition, sans doute la plus difficile que j’ai vécue comme sportif. Le tour des monts Valin, au Saguenay, une randonnée en ski de fond de plus de quarante kilomètres en montagne. Une plongée dans un pays de montées et de pentes, de neige, de lacs et de forêts. Il faisait moins quatre degrés Celsius au départ, avec une bordée tombée la veille. Tout était parfait pendant les premiers kilomètres, malgré les descentes, ma hantise. Et enfin la montagne, l’ascension sur des dizaines de kilomètres, la belle poudreuse, la glisse formidable, les épinettes emmitouflées qui deviennent des personnages.

L’euphorie. 

Et au milieu de la course, au sommet, la chute brusque de la température jusqu’à moins vingt-cinq Celsius, un froid cinglant, un vent qui transperce. J’ai dû me réfugier dans un chalet, profiter de l’accueil d’un couple parce que j’y laissais des doigts. La seule fois, dans ma vie de sportif, où j’ai eu peur. Oui, la crainte de ne pas m’en sortir, que tout pouvait s’arrêter au creux d’un vallon malgré mes efforts et ma volonté. 

 

DÉFI

 

J’ai retrouvé ce monde dans Les grands espaces d’Annie Perreault, ce désir de défier le temps et la nature, de plonger peut-être dans une autre dimension, celle que l’on trouve quand on va au bout de soi pour oublier ses obsessions quotidiennes et rassurantes. 

 

L’épreuve sera totale, déraisonnable, elle obéira à ce qui monte du ventre, qui gronde et me jette par devant parce qu’il n’est pas question de me retourner, de soupeser, de me demander d’où je viens et ce que fais là. Non. Il y a du blanc et ciel devant, je ne ralentirai pas et, maintenant, que j’y pense, je ne devrais pas rester dans cette cabane, accepter du thé et une chaleur dont je n’ai pas besoin. (p.53)

 

Il y a des rencontres, des collisions entre les personnages, comme des boules de billard qui s’entrechoquent. Des contacts marquants. Celle de Gaby. L’évocation d’Éléonore qui devient amoureuse de Youri Gagarine, ce héros qui a vu ce que personne n’avait regardé avant lui. L’adolescente rêve avec lui de s’arracher à son monde sclérosé où les jeunes filles ne choisissent jamais leur avenir. Elle veut sa liberté, l’espace et rester vivante, se moquer de toutes les contraintes. Ce que sa famille refuse. Des moments terribles où l’on sacrifie la belle audacieuse. 

Roman saisissant, pages magnifiques comme d’immenses tableaux de Jean-Paul Lemieux ou le blanc vibre, vous emporte dans une sorte de danse sauvage où le personnage n’est plus qu’une tâche un peu plus sombre, avalé par un repli de la neige et de la poudrerie. 

Époustouflant. 

Un univers où toutes les références perdent leur signification. Il ne reste que le mouvement, qu’une direction à suivre si on en a le courage. Une aventure de sensations où l’on a l’impression d’échapper à son corps pour s’abandonner aux forces telluriques de la planète. 

Impossible d’en sortir indemne. 

Un texte puissant et dérangeant où toutes les énergies humaines et de la nature se confrontent. L’un des plus beaux romans que j’ai lus au cours des dernières années, peut-être avec Blanc résine d’Audrée Wilhelmy.

 

PERREAULT ANNIELes grands espaces, Éditions ALTO, Québec, 2021, 24,95 $.

https://editionsalto.com/catalogue/les-grands-espaces/?v=3e8d115eb4b3