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mercredi 21 décembre 2022

RIOUX ET SES FRAGMENTS DU MONDE

LES LIVRES d’Hélène Rioux sont un puzzle où chacune de ses publications fait référence à l’un de ses ouvrages précédents. Un personnage un peu effacé, secondaire, se glisse dans une histoire plus récente pour prendre toute la place. L’écrivaine donne ainsi une autre dimension à ses Fragments du monde. C’est encore le cas avec Inventeurs de vies. La romancière et traductrice renoue avec Stefan Dimov, l’homme de compagnie d’Ernesto Liri, compositeur célèbre, qui vivait ses derniers moments dans le calme et la réclusion. Le musicien quasi centenaire voulait revoir l’Italie dans Nuits blanches et jours de gloire. On retrouve l’héritier du vieil artiste, devenu auteur dans cette publication, qui prend bellement sa place dans cet immense casse-tête.

 

Stefan Dimov rédige des biographies. Il ne choisit pas les vedettes, mais des gens de l’ombre, des oubliés. Il leur imagine une destinée ou encore un chemin singulier, mélangeant le réel et la fiction, ce que tout écrivain doit faire. Il ose même inventer une fille à Lénine et à la faire se faufiler dans le passé. Cette fois, il s’intéresse à Federico Garcia Lorca, à un inconnu surtout, tué avec le poète et dont les autorités n’ont pas retenu le nom.

«L’histoire est une grande vague. Elle emporte avec elle d’innombrables fragments restés sur le rivage, cailloux, insectes, coquillages qui se retrouvent au fond de l’océan ou dans le ventre des poissons. Elle ne fait pas de quartiers, elle est sans états d’âme. Et c’est pour ça que j’écris mes livres.» (p.36)

Le biographe quitte sa Bulgarie pour un séjour plus ou moins prolongé en Espagne afin de se documenter pour son projet. Il doit sentir les lieux d’abord, le pays, avant d’ancrer ses héros. Surtout cet homme qu’il va sortir de l’ombre et placer à l’avant-scène. 

«Andalousie, avril. Assis sur un banc devant la mer, je réfléchis au destin de mon personnage. Date de naissance inconnue. Je vais donc l’inventer — de toute façon, je les invente toujours. Je décide qu’il verra le jour le 19 août 1903. Trente-trois ans le jour de sa mort, un lugubre anniversaire — je me demande encore pourquoi je l’ai choisie. Mais je peux toujours la changer. J’ai tous les droits.» (p.37)

Lorca a été exécuté dans un lieu discret, à l’aube, le 18 août 1936, avec quelques résistants, certainement pas des amis ou des intimes. Les hommes de Franco tuaient sans discrimination et sans se soucier des liens qui peuvent unir les individus. Lorca devait être éliminé avec les autres, même si on ne sait à peu près rien de leurs activités. Parce qu’ils étaient là et qu’ils ont peut-être prononcé un mot de trop ou fait un geste qui a attiré l’attention des franquistes. 

Le biographe cerne son personnage, minutieusement, mais le hasard peut changer les habitudes de l’écrivain et brouiller les pistes qu’il avait décidé de suivre pendant sa recherche. 

 

RENCONTRE

 

Stefan croise une femme comme cela arrive en voyage, une Montréalaise, seule, un peu étrange, frénétique, comme si elle était hantée par quelque chose de terrible. Il l’invite à prendre un verre et voilà que rien ne peut être pareil. Cette rencontre le pousse dans des moments intenses qui le marqueront de manière indélébile.

«Ou bien ce sont mes regrets qui me tourmentent, mes remords, car j’en ai. J’ai beau me répéter que j’ai fait ce que j’ai pu, que je ne pouvais pas faire autrement ni davantage, je sais que je n’ai pas été à la hauteur. Insuffisant, inadéquat, incompétent. Je me déçois, aujourd’hui encore, dans ce rôle que j’ai si mal joué.» (p.12)

Cette femme amorçait sa carrière, il y a des années, et a vécu l’horreur. Sa fille Fanny, une adolescente un peu rebelle, têtue qui cherchait à s’affirmer, à prendre ses distances d’avec sa mère et son père, disparaît pendant un voyage en Floride pendant la période des Fêtes. Fugue, enlèvement, on comprendra neuf mois plus tard. La police retrouve son corps mutilé dans un boisé de Géorgie. La pauvre a été battue, violée, défigurée. L’atrocité fauche Florence Jordan, la frappe en plein cœur, dans son âme pour ne plus jamais la lâcher.

 

ÉTRANGE

 

S’amorce une relation tumultueuse entre Stefan et Florence. Il se confie. Elle lui raconte la tragédie et lui enjoint de rédiger la biographie de sa Fanny, de lui inventer une vie, de lui donner une existence normale avec l’amour, de beaux enfants pour se guérir, cicatriser peut-être. 

Il refuse. 

Elle lui demande alors de se pencher sur l’histoire du tueur, pour comprendre ce qui peut se passer dans la tête d’un pédophile qui s’attaque à une jeune fille pour les torturer de toutes les manières imaginables. Pourtant, Stefan se méfie. Qui est cette voyageuse instable qui semble devenir une autre à chaque rencontre.

«Le soir, chez moi, je cherche Marguerite ou Margot Jordan, dans Internet en précisant le lieu : Montréal, Québec. Je cherche même Daisy. J’en trouve quelques-unes, une dentiste, une chanteuse — Daisy —, deux avocates, mais aucune n’a écrit un livre sur les femmes et l’amour missionnaire. Il y a pourtant une Florence Jordan, auteure d’un essai. La mission des femmes, justement. Je la reconnais sur la photo, qui la montre il y a vingt ans.» (p.42)

S’amorce une corrida où chacun se défend contre les attaques de l’autre. Florence n’abandonne pas, n’arrive pas à oublier ce meurtre qui a cassé sa réalité et l’a laissé à la dérive, coupable, perdue, incapable de refaire surface. Stefan peut inventer une vie à sa fille ou imaginer celle du tueur. Comme s’il suffisait de dire oui et que tout allait tomber en place.

Le biographe refuse de plonger dans cette douleur, cette folie qui risque de le happer. Pourtant le drame le hante, même après la disparition de Florence, son départ. Elle lui a laissé le journal de Fanny et un carnet de notes. 

 

QUESTIONNEMENT

 

Hélène Rioux, encore une fois, me perturbe avec ce roman. Stefan Dimov s’imaginait donner une existence à une victime du régime franquiste, à un inconnu, mais il y a Fanny, la fille de Florence. Je n’ai pu m’empêcher de songer à ces jeunes victimes emportées par des prédateurs, ces corps retrouvés, défigurés et meurtris. Je pense à ces femmes autochtones disparues et jamais retracées. À André Pronovost qui, dans Visions de Sharron, raconte la fin horrible d’une adolescente tuée et découverte dans un boisé. Il en a fait un roman formidable. 

Hélène Rioux bouscule nos certitudes et nos affirmations. Qu’est le réel, qu’aborder, qu’inventer quand on décide de s’aventurer dans un récit? Et peut-on le faire sur commande, sous une impulsion? Qu’est-ce qui sépare le vrai de la fiction

Hélène Rioux nous propose de fréquenter des figures tragiques et c’est comme si elle avait rédigé chacun des chapitres en écoutant les chansons de Léonard Cohen qui coiffent les étapes de ce roman.

On peut s’inspirer de l’horreur, de la folie et de la démence de certains individus qui font les manchettes. Mais que fait-on quand on se lance dans une telle aventure? Les écrivains inventent des vies qui deviennent plus réelles que celles des gens que l’on côtoie tous les jours. Il y a des personnages de notre littérature qui sont des figures connues de tous. Je pense à Donalda dans Les belles histoires ou encore au survenant de Germaine Guèvremont. Il y a aussi Émilie Bordeleau des Filles de Caleb.

Je claudiquais en sortant de ce roman, hanté par Florence Jordan, cette femme qui a dégringolé au plus profond des enfers et qui ne pourra jamais s’en extirper malgré ses voyages, ses fuites et ses longs séjours à l’étranger, les masques qu’elle tente de plaquer sur son visage. Comment survivre à l’horreur, comment s’imaginer une existence quand on a connu un feu qui vous a brûlé le cœur et l’âme? L’écriture peut-elle servir de pansement ou d’antidépresseurs

Hélène Rioux m’a troublé singulièrement avec ses questions. 

«J’aurais pu l’écrire. Je l’écrirai peut-être un jour.» (p.147) Inventeurs de vies se termine sur cette terrible question. C’est ce que je me demande souvent quand je réfléchis à mon travail. Tout est possible, tous les chemins sont avenants, mais qu’est-ce qui fait que l’on prend une direction, que l’on refuse toutes les invitations pour s’enfoncer dans une forêt que personne n’a explorée

Hélène Rioux a tellement raison, les écrivains sont des «inventeurs de vies». La vraie, la concrète, celle de tous les jours, ne suffit pas et il faut en imaginer une autre pour respirer, pour se dépasser et accomplir de grandes choses. Et peut-être aussi que l’écrivain et l’écrivaine finissent par se créer un monde où ils se sentent mieux. Parce que le réel les embête et les empêche de rêver. La fiction alors, pour eux, est le refuge de la dernière chance, le lieu de l’embellie où ils peuvent devenir celui ou celle qu’ils aiment surprendre dans un miroir. 

 

RIOUX HÉLÈNEInventeurs de vies, LEMÉAC, ÉDITEUR, Montréal, 150 pages.

 http://www.lemeac.com/catalogue/2964-inventeurs-de-vies.html

vendredi 27 décembre 2019

UNE FRESQUE À LIRE ABSOLUMENT

HÉLÈNE RIOUX AJOUTE un quatrième volet à ses Fragments du monde. Un périple qu’elle amorçait en 2007 avec Mercredi soir au Bout du monde. C’était suivi d’Âmes en peine au paradis perdu en 2009 et de Nuits blanches et jours de gloire : solstice d’été en 2011. Le bout du monde existe ailleurs constitue, je le sens, la fin de cette exploration romanesque. L’entreprise s’étire sur une douzaine d’années et n’a cessé de prendre des virages étonnants pour constituer une fresque à la Sandro Botticelli. L’écrivaine accompagne des personnages dans leurs grands et petits espoirs, se déplace souvent aux quatre coins de la planète pour rentrer à Montréal, dans ce quartier où le fameux restaurant Au Bout du monde accueille ses familiers. Une manière singulière de cerner l’humain dans ses rêves, ses déceptions, ses amours et ses éternels recommencements. 

Je me suis senti un peu perdu en abordant cette quatrième étape des fragments. Parce que la mémoire est oublieuse et qu’il est difficile de se souvenir des personnages et des pérégrinations de tous quand on passe des jours dans certaines histoires et que les livres se succèdent à un rythme affolant. Je répète souvent que c’est une folie douce que cette passion pour la lecture et les écrivains. Et puis, comme si je secouais des papiers qui s’accumulent au fil des jours, je me suis raccroché à certains héros, aux hauts et au bas de leur existence, juste assez pour me sentir à l’aise dans ce nouvel épisode où tout chavire. Oui, douze ans dans les aventures d’un lecteur et d’un écrivain, c’est presque le parcours d’une vie.
L’idéal serait de lire les quatre volumes d’un seul élan pour s’imprégner des histoires et suivre les circonvolutions que prennent les univers d’Hélène Rioux. Je devrais m’y remettre, quand la fréquence des nouveautés se calme un peu et que le plaisir de la relecture devient pressant. C’est fascinant « un fragment du monde », mais il faut pouvoir le raccrocher à l’ensemble et connaître les liens qui se tissent entre tous. Tout comme j'aimerais réserver un été, parce que ça ne peut se faire que pendant les grandes chaleurs, sous un soleil qui fait éclater les jours et tisonne le sable au bas de la dune, devant le lac qui ne cesse de distiller les bleus du ciel et de l’eau. Je pense à la série de dix volumes qui s’amorce avec Soifs de Marie-Claire Blais. Une aventure littéraire qui dépasse l’entendement, nous entraîne aux quatre coins du monde pour en montrer les beautés et la désespérance.
Ce n’est pas un hasard si je mentionne le nom de Marie-Claire Blais parce qu’il y a une parenté évidente entre le travail d’Hélène Rioux et celui de cette écrivaine. Même si l’approche d’Hélène Rioux se veut plus modeste dans les directions qu’elle prend que l’auteure de Mai au bal des prédateurs, les deux réussissent à tisser la vie dans toutes ses dimensions et ses soubresauts, à se mouler à des hommes et des femmes qui témoignent du mal de vivre dans une société qui rompt avec ses ancrages. Voir le monde par le petit bout de la lorgnette, surprendre des résistants qui s’étourdissent dans « le vaste monde » comme le répétait le personnage de Germaine Guèvremont dans Le Survenant.

AVENTURE

Les deux écrivaines s’attardent à des microcosmes qui deviennent un tremplin pour certains personnages qui tentent d’échapper à la fatalité. Un monde qui ne cesse de prendre de l’expansion, à l’image de notre univers qui se déploie dans toutes ses surfaces à plus ou moins 72 kilomètres à la seconde. Ça dépasse un peu les capacités de l’esprit que de s’attarder devant de si folles probabilités. Les personnages de Blais et Rioux ne se déplacent pas sur la planète avec une telle célérité, mais c’est la prémisse de leur parcours que de pouvoir bouger et respirer. La vie est mouvance et le rêve de stabilité et d’inertie n’est qu’un désir de mort.

Ailleurs. Le mot magique, chargé de tous les fantasmes. Un meilleur monde existe. Ailleurs. Là où l’herbe est plus verte et plus tendre, le ciel plus bleu, là où l’or scintille dans le lit des rivières. Ailleurs, toujours plus loin, au-delà des frontières futiles. Qu’on pense à Ulysse, au Sinbad des Mille et une nuits, à Marco Polo, à Cook, Magellan, qu’on se rappelle Christophe Colomb quand, le matin du 3 août 1492 de notre ère, il a largué les amarres à Palos de la Frontera, c’est ce mot-là et aucun autre qui les a poussés sur les mers inconnues, la Ténébreuse ou l’Océane, sur des routes plus qu’improbables. (p.9)

Le noeud de sa fresque implose avec la transformation du restaurant Au Bout du monde en bar branché qui veut séduire une autre clientèle, avec l’éparpillement de plusieurs personnages qui s’abandonnent au désespoir. La mort, la fin de tout sans pouvoir de recommencement.
Tout éclate dans les dernières pages du quatrième jalon. Le noyau qui permettait aux électrons de rester dans leur orbite explose et les individus sont projetés dans une dérive où ils perdent tout contrôle. La cohésion du monde d’Hélène Rioux se défait, les événements se précipitent et plus rien ne peut être pareil.

EFFRITEMENT

Marjolaine, l’âme du restaurant Au Bout du monde a été congédiée pour faire place à la modernité. L’établissement ferme pour rénovation, chasser les habitués et séduire une nouvelle clientèle branchée. Les personnages perdent ce qui faisait d’eux une forme de famille. Le lieu de leurs rencontres disparaît. La tragédie que la cohésion du groupe éloignait s’impose. Folie, désespoir, démence, tout est possible alors. Au Bout du monde est devenu ce navire luxueux qui va d’une ville à l’autre en faisant des escales dans les ports, des endroits touristiques où personne ne s’attarde. Les passagers sont partout et nulle part à la fois. L’ailleurs a cette propriété de fuir avec l’horizon qu’il est impossible de toucher.
 
En Europe, la crise sévit toujours, poursuit la lectrice des nouvelles. L’agence de notation vient de baisser d’un demi-point la cote de l’Italie, la Grèce et l’Espagne sont au bord du gouffre. L’ouragan Margot a fait cinquante-trois victimes sur la côte est américaine. On a décrété l’alerte rouge en Floride, des milliers de personnes sont évacuées. Plus près d’ici, un drame conjugal, boulevard Pie-IX, le quinzième meurtre commis cette année à Montréal. La victime, dont l’identité n’a pas encore été révélée, est une jeune femme au début de la vingtaine, poignardée, selon toute apparence, par son conjoint qui a pris la fuite. Une voisine a alerté les forces de l’ordre. (p.50)

Les tragédies lointaines se rapprochent et touchent les personnages. Être un instant du monde, c’est faire corps avec ce grand tout, ces drames qui finissent toujours par vous secouer. La vie est faite ainsi, qu’on le veuille ou non. Les fragments deviennent des particules qui détruisent tout dans la fureur et la démence.

EXPLOIT

Ce qui m’a fasciné dans mes lectures d’Hélène Rioux, c’est cette capacité que possède l’écrivaine à décrire les petites choses de la vie. Cette habileté extraordinaire de raconter la préparation d’un repas, la cuisson d’un pâté chinois ou encore la dinde que l’on sert lors des rassemblements où l’on cultive l’amitié, le plaisir de jouer aux cartes et d’être là pour échapper à tout ce qui peut blesser ou vous briser. Hélène Rioux possède ce don rare de faire aimer la vie toute simple, les rencontres et les gestes les plus anodins. C’est toujours d’une justesse et d’une précision remarquables.
Les malédictions du monde viennent frapper la petite société qui gravitait autour du restaurant où Marjolaine a régné pendant des années, y laissant une partie de son âme peut-être. Des moments taillés dans le quotidien ou encore dans la vie de ceux qui ont flirté avec la gloire et la célébrité comme le compositeur Ernesto Léri avec sa chanson Broken Wings, un film qui hante encore les gens.
Hélène Rioux est une écrivaine trop discrète, qui alterne entre la rédaction de ses oeuvres et son travail de traductrice. Une tisserande qui manie le verbe avec une précision rare qu’il faudrait mettre sous les feux de l’actualité. Une romancière remarquable qui en s’attardant à ses personnages parvient à méditer sur la vie, la mort, les gestes les plus simples, à nous pousser dans les hantises de la pensée et l’angoisse d’exister. Cette fiction, c’est votre univers, le mien et aussi ce souffle qui emporte dans un lointain qui se cache peut-être de l’autre côté de la rue, ou encore dans un village abandonné au milieu du désert de Gobi.


RIOUX HÉLÈNE ; LE BOUT DU MONDE EXISTE AILLEURS, Fragments du monde IV), ÉDITIONS LEMÉAC, 240 pages, 25,95 $.
http://www.lemeac.com/catalogue/1789-le-bout-du-monde-existe-ailleurs.html?page=1

lundi 10 mars 2014

Hélène Rioux propose un magnifique roman

Éléonore et Clément se sont aimés. Ils ont cessé de se voir et, un jour de grisaille, de printemps de neige baveuse et tardive, elle entre dans un restaurant de Montréal et se retrouve devant lui. Il lui propose de partir au soleil, en Corse. Elle hésite à peine et les anciens amants s’envolent. Lui a coupé tous les ponts. Il ne reviendra pas. Elle fuit la grisaille. Elle a faim et soif de soleil, veut découvrir l’île de Beauté comme on nomme la Corse. De douces vacances ? Pas vraiment. Plutôt des jours de vérité où tout est remis en question.

Clément dira un seul mot : incurable. Il est atteint d’une maladie qui ne laisse aucun espoir et entend mettre fin à son cauchemar dans quatre semaines. Tout est dit ou presque. Éléonore, le personnage d’Hélène Rioux que l’on connaît depuis plusieurs romans, son alter ego, la traductrice qui écrit, aime l’Espagne, la mer, les pays où le climat vous laisse en paix, devient le témoin, la confidente, la conseillère par la force des choses.
Clément n’a jamais su dire non aux femmes. La réincarnation de Don Juan si l’on veut. Éléonore a toujours été fascinée par ce personnage qui a rédigé ses mémoires où il parle de ses conquêtes. Il aurait séduit plus de 1000 femmes. Clément est loin du compte quand il dresse la liste de ses amantes et de ses conquêtes.

Bilan

Mort prochaine, mort annoncée, le temps des questions sur la vie, son importance, peut-être son sens est venu. Éléonore ne trouve pas toutes les réponses et partage les angoisses de Clément, fuit souvent en visitant le pays. On ne va pas vers la mort comme à un rendez-vous amoureux. Que reste-t-il quand les jours de survie se comptent sur les doigts d’une main? Qu’est-ce qui a encore de l’importance, laisse une empreinte indélébile, permet peut-être une réconciliation, la sérénité ?
Clément s’empêtre dans la recension de ses conquêtes et se rend compte qu’il ne garde que peu de souvenirs de ces femmes. Un prénom, la couleur de la chevelure, la texture de la peau, un sourire peut-être, une manière d’exprimer son plaisir dans la jouissance. Ses amoureuses glissent dans le pays des ombres. Clément ne peut que se demander pourquoi il a tant couru, tant aimé les femmes. Et il y a Nathalie, sa jeune épouse, celle qu’il n’oublie pas. Il l’a trompée, violentée même, la mère de ses enfants.
Éléonore écoute, ose une question parfois, ne réussit jamais à dire ce que Clément voudrait entendre. Que souhaite-t-il ? Que peut ressentir celle qui se retrouve dans un palmarès de conquêtes : qui se retrouve au cœur d’une étrange liste d’épicerie…
Qu’est-ce qui fait la vie, lui donne une direction ? Les vivants sont bien ignorants de la mort et les trépassés n’arrivent jamais à se confier. Ceux qui approchent du saut sans retour comme Clément ne peuvent se contenter de formules, de phrases rassurantes, d’illusions. Les mots ne sont pas de la morphine. Ils perdent leur pouvoir peut-être, ne sont utiles qu’aux vivants.
Le séjour se prolonge jusqu’à douze semaines, le chiffre qui permet la finitude, l’accomplissement, le passage de l’être à l’absence dans la symbolique des nombres.

Réflexions

Il y a la narration des douze semaines à Carvi en 2002, les questionnements de Clément, ses peurs, sa fuite dans l’alcool, ses tentatives maladroites devant une dernière conquête, ses réflexions, sa disparition en mer quand il est temps d’écrire le mot fin. Éléonore se retrouve à Marbella un an plus tard, avec le carnet de Clément qu’elle lit. Une manière d’évaluer ces journées intenses. Elle écrit, réfléchit, marche au bord de la mer, revient sur les pas de Don Miguel Manara, ce séducteur qui faisait rêver toutes les femmes avant de changer de vie. La séduction serait-elle une ascèse ? Éléonore y pense encore en 2004, dans son appartement de Montréal où elle tente de traduire le poème inachevé de Byron qui met en scène Don Juan.
Hélène Rioux nous offre là des réflexions pertinentes sur l’art méconnu de dire l’autre ou de s’aventurer dans la pensée d’un créateur pour lui donner une autre langue. Il faut changer de peau en quelque sorte pour être traducteur. N’est-ce pas aussi le rôle de l’écrivaine ? Éléonore a traduit les mémoires d’un meurtrier en série dans Traductrice de sentiments et ce fut une expérience difficile. Parce que traduire n’est pas seulement placer des mots sur une page. La traductrice doit trouver un souffle, une respiration, un regard, un esprit, une musique, une cadence propre à la langue, un être qui pense et vit. Difficile de demeurer indemne en s’aventurant dans une telle entreprise.

Fascinant

La séduction, l’amour, la passion titillent les humains et les poussent dans les entreprises les plus folles. Toute la publicité ou l’art de la vente joue sur ces éléments pour séduire le consommateur. Que dire de la politique ? L’art des idées est devenu une guerre d’images et de slogans.
Avec l’amour, la passion amoureuse, échappons-nous à l’éphémère pour toucher une forme d’immortalité ? Éléonore a toujours été fascinée par les héros, les porteurs de passion, les allumeurs de rêve et de vie, ceux par qui le bonheur et le malheur arrivent. Des mystiques ou des prédateurs ?
Comment traduire la passion ? Don Juan était-il un collectionneur boulimique qui ne pouvait s’empêcher de courir vers les femmes ou il était habité par un rêve d’immortalité ? Clément a-t-il été une victime qui s’est perdue dans des aventures sans lendemain, a raté son mariage, ne gardant que quelques prénoms au bout de la course. Éléonore voit son nom dans cette liste. Elle ne peut être que perturbée.
Une écriture formidable, un souffle unique. Hélène Rioux est vraiment en possession de ses moyens et ce roman est un bonheur d’intelligence, de réflexions qui se mélangent à la légèreté et à la gravité. C’est peut-être un art de vivre tout simplement qui se dessine, qui prend prise sur la réalité, la vie qui s’impose malgré la mort, cette maladie du temps. Qu’on le veuille ou non, cette question demeura toujours sans réponses, ne cessera de tourmenter les vivants qui doivent s’y confronter un jour ou l’autre. L’un des meilleurs romans d’Hélène Rioux.

Rioux Hélène, L’amour des hommes, Lévesque Éditeur, 32,00 $.
Ce qu’elle a écrit :

Plus tard, je devais avoir, je ne sais pas, dix-sept ans, j’ai lu Madame Bovary et j’ai eu peur. Je ne voulais pas être celle qui rêve sans fin de bals dans des châteaux, celle qui tombe inévitablement sur des médiocres — Léon, Rodolphe, leurs prénoms m’horripilaient — qui ne l’aiment pas. Je ne serais jamais Emma Bovary. (p.13)
Comment disait Éluard ? « J’étais si près de toi que j’ai froid près des autres. » Cette phrase, elle m’émouvait tant, je la lisais et relisais, mon cœur s’emballait, je pensais : je veux qu’on me la dise, qu’on me la dise un jour, qu’on l’écrive pour moi. J’avais dix-sept ans. J’étais prêtre à mourir pour qu’un poète ait froid sans moi. (p.35)
Miguel Manara meurt en 1679. Il a cinquante-deux ans — Clément, lui, en avait cinquante-sept. Il a demandé que la mention « Ci-gisent les os et les cendres du pire homme qui fut au monde » soit inscrite sur sa dalle funéraire. Il a aussi exigé que ses restes soient ensevelis à l’extérieur de l’église qu’il a fait construire, devant la porte de la chapelle, de sorte qu’ils soient foulés au pied par les passants. Clément n’a rien demandé. (p.55)
Don Juan refusait l’amour, pas moi. Je me sens plus proche de Casanova, si tu tiens à me comparer à quelqu’un. Comme lui, j’ai aimé toutes les femmes que j’ai baisées. Et les autres. Il a écrit dans ses mémoires que ce qu’il avait recherché dans l’amour, c’était un moment qui durerait la vie. Quelque chose du genre. Qu’on ne peut pas aimer faussement. J’ai aimé chacune d’elles d’une façon différente. (p.142)
Je répondais : « Mais la mort attend tout le monde et tout le monde attend la mort. Que veux-tu attendre d’autre ? L’amour ? » Et il disait que lui, la mort, il ne l’avait jamais attendue, il n’y avait jamais pensé. La vie avait été sa maîtresse exigeante. Elle avait pris toute la place. (p.244)

lundi 16 janvier 2012

Hélène Rioux continue d'explorer son monde


Hélène Rioux revient avec le troisième volet de «Fragments du monde, Nuits blanches et jours de gloire». J’ai dû faire un effort pour me replonger dans cet univers qui nous entraîne aux quatre coins de la planète. Le temps estompe un peu les personnages de cette fresque et il faut se donner un peu de temps avant de faire les liens.
Ernesto Léri approche ses cent ans et retrouve sa Toscane natale. Un coup de fouet, un véritable sursaut d’énergie. Des souvenirs, des fragments, c’est à peu près tout ce qui lui reste. Le monde rapetisse à mesure que l’âge se fait lourd. Un petit excès et voilà le grand virage.
«Il voulait revoir la Toscane et maintenant, on dirait qu’il ne la quittera plus. En sortant de la chambre tout à l’heure, le médecin a murmuré qu’il ne passerait pas la nuit.» (p.63)
Ses proches retiennent leur souffle. Des cousines, une fille, ses serviteurs et son biographe. La famille avec ses rancunes et ses tensions. Vickie deviendra peut-être une autre avec la mort de son grand-père et en étant mère. Jenifer, la fille parfaite, semble sur le point de secouer sa vie. Deux contraires que ces cousines que la mort rapproche et éloigne.

La loterie

À Montréal, au Bout du Monde, la fébrilité règne. Jean-Charles a quitté son épouse pour une agente immobilière qui veut moderniser le bistrot au grand désespoir des employés et des clients. La modernité bouscule le passé.
Un billet de loterie, un gain appréciable pour Diderot Toussaint. Il en faut moins pour perturber ce petit univers. C’est la fête, les projets, le rêve. Tous félicitent le «nouveau riche» sauf Raoul qui accuse son ami de trahison.
«Il sort de sa poche le billet gagnant, le tend à Raoul.
«Donnes-y pas!» hurle Denise.
Mais trop tard. Raoul a allumé son briquet. Et devant six paires d’yeux incrédules, deux cent trois mille dollars sont aussitôt – il n’a pas fallu cinq secondes – réduits en cendre et en fumée.»(p.39)
Plus rien ne pourra être pareil au Bout du Monde.

Changements

Daphnée joue au pirate dans les mers du Sud. Elle a proféré des horreurs sur son père adoptif à la télévision, on s’en souvient.
«Elle n’avait rien prévu, elle se répète ça. Parce que le souvenir est là, bien incrusté, une tache indélébile qui brûle sa mémoire. Cette émission de télévision durant laquelle elle avait raconté des horreurs sur son père adoptif.» (p.128)
Elle tente d’oublier mais n’y arrive pas. On ne saborde pas sa vie sans en subir les conséquences.
Andy le critique s’est exilé à Paris pour écrire le chef-d’œuvre. Du moins il en est persuadé. Son rêve prend fin quand une bombe explose dans le café où il allait écrire la phrase qui ébranlerait le siècle.
Marjorie Dubois prépare un nouveau personnage. La comédienne tente de tout apprendre sur la Malèche, une femme fascinante et troublante qui a servi d’interprète à Cortes lors de la conquête du Mexique. Ce sera son grand rôle.
Un départ, des fuites, des espoirs, des déceptions, des gestes irréfléchis qui ne peuvent s’effacer. Un monde immense et pourtant si petit.

La vie

Hélène Rioux est une observatrice formidable qui joue de tous les instruments. Elle entraîne son lecteur dans le quotidien tout en gardant la littérature et certains écrivains à l’oeil. Traductions, créations, musique, cinéma constituent la trame de cette immense toile qui peut prendre toutes les directions. Du drame à l’humour, il y a de quoi souhaiter un autre volet à cette galaxie qui n’en finit pas de prendre de l’expansion.
Un texte humain, savoureux, dramatique et beau de tendresse. Presque tous les personnages tentent d’échapper à la routine qui étouffe et écrase. Certains commettent l’irréparable tandis que d’autres y arrivent tout doucement après bien des épreuves. Rien n’est facile dans le monde d’Hélène Rioux. Tout se gagne et se mérite. Et même la plus belle des réussites se confronte un jour ou l’autre à la mort. Peut-être qu’il reste la création, l’écriture, la musique, le cinéma pour trouver une forme d’immortalité. Je veux bien y croire.

«Fragments du monde III, Nuits blanches et jours de gloire» d’Hélène Rioux est paru chez XYZ Éditeur.