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vendredi 18 janvier 2019

ALEXIE MORIN, MON ÂME SŒUR

JE DOIS M'EXCUSER auprès d’Alexie Morin. Je n’aurai réussi qu’à parler de moi dans cette chronique, partageant ses efforts pour trouver l’amitié et l’amour. Toutes les phrases d’Ouvrir son cœur ont été comme une aiguille qui s’enfonçait dans ma peau. Et puis je tente de me rassurer en me disant et me répétant que je n’ai fait qu’« ouvrir mon cœur », tout comme cette écrivaine pleine de générosité et de franchise. Et un livre, quand il vient vous chercher dans vos émotions, quand il devient un miroir, ne peut que sortir de l’ordinaire. Les meilleurs récits sont ceux qui vous retournent l’âme et le corps.
  
Alexie Morin, dans son récit, nous entraîne dans les remous qui ont secoué ses premiers pas, partage ses peurs, son mal-être avec les autres. S’arracher à l’enfance n’est pas une mince affaire et traverser les ponts de l’adolescence demande souvent des efforts inouïs. L’écrivaine et éditrice ne dissimule rien et ses confidences m’ont replongé dans un passé que je croyais loin derrière moi. Elle prouve encore une fois que la lecture se moque du temps et peut faire revivre des événements que vous avez cherché à oublier de toutes les manières possibles.
Jamais je n’ai rencontré une âme sœur en parcourant un roman ou un récit, me suis retrouvé devant quelqu’un qui a semblé vivre tout ce que j’ai pu connaître. Ce mal-être qui donne l’impression de n’avoir jamais le pas, de ne pouvoir trouver sa place. En lisant Alexie Morin, j’ai suis retourné dans mon enfance et mon adolescence, j'ai mis les pieds aux mêmes endroits qu’elle, mais à des époques différentes. 
Alexie Morin a fait ses études primaires à Windsor et le cégep avant de s’installer à l’université. Bien avant elle, j’ai connu l’école de rang tout près de la maison familiale, la septième et huitième année au village. Il me restait à monter dans l’autobus jaune pour terminer mon secondaire à Saint-Félicien. Après, ce fut l’exil, le milieu urbain, la perte de repères, le refuge dans la lecture et l’écriture pour m’empêcher de sombrer. Une libération pour la jeune femme, l’apprentissage de la solitude pour moi. Deux époques, une même sensation d’être de trop, de ne pas avoir sa place à cause de certaines tares.
Deux manières de vivre ces périodes d’hésitations et de découragements, mais une terrible volonté de bousculer tout ce qui nous empêchait de respirer.

IMAGES

Les premiers souvenirs de ma vie sont presque tous faits de lumière. C’est la fête de mon frère, fin mars, printemps hâtif, je vois des rubans de papier jaune pâle qui brillent au soleil et des silhouettes à contre-jour devant la porte-fenêtre. Quand ils s’éloignent, les gens se consument, à commencer par leurs contours, puis leur cœur disparaît aussi, dans une petite flamme blanche. (p.11)

De mon côté, c’est un jour de ciel bleu, quasi transparent. Avec mon père sur un traîneau. Je tiens les cordeaux du cheval qui avance dans le champ sans fin, coupé par de petites falaises qui forment des vagues. Les grosses pattes de la bête permettent de garder un certain équilibre dans cette blancheur. La lenteur aussi, la présence de mon père dans cette neige qui pouvait nous avaler. Mes souvenirs les plus lointains se faufilent entre l’ombre et la lumière.
Pourtant, j’étais moins seul qu’Alexie Morin à l’école. J’avais des amis qui sont encore des amis, mais j’étais fragile. Ma mère m’a donné la méfiance et la crainte des autres, le doute et la suspicion. Une hésitation devant le monde qui me coupait le souffle quand je devais me rendre à la grande église pour la messe obligatoire. Tous me surveillaient derrière les rideaux, j’en étais convaincu, se moquaient de mes vêtements usés, de ma façon de marcher.
Alexie Morin m’a ramené l’angoisse qui m’empêchait de dormir et faisait de moi un guetteur accroché à la fenêtre de sa chambre, celui qui voulait voir la mort approcher sur le chemin de terre, courir sur la pointe des pieds comme un renard qui se faufile dans les hautes herbes.

J’ai très peur des autres. Les autres me sont étrangers. Je ne sais pas comment me faire des amis. Je ne fais jamais le premier pas. Je ne me souviens pas d’une époque où faire le premier pas était en mon pouvoir. Les autres ont dû venir me chercher. (p.21) 

À l’université, je ne suis jamais allé vers mes collègues. J’étais le discret, le lointain, n’intervenais jamais dans les cours. Et que dire des filles ? Comment oser le geste, un sourire, tenter un rapprochement ? Je tremblais dans tout mon être et mon âme seulement à y penser.

ALCOOL

À peine échappé de l’adolescence, j’ai commencé à boire pour m’arracher à moi. Une façon de défaire les nœuds qui m’empêchaient d’amorcer des discussions, d’inviter une fille à bouger sur la piste de danse sans penser m’évanouir, sans imaginer qu’elle allait éclater de rire et me repousser.

La boisson m’aide à tenir le coup dans les fêtes. À tolérer la proximité des autres en si grand nombre. À parler aux autres. À leur parler avec un minimum de confiance en ce que j’ai à dire, ou plutôt, à ne pas craindre leur réaction. À avoir confiance en eux. (p.18)

Cette certitude aussi de ne jamais trouver les mots, de cacher mon sourire à cause de mes dents, de mes deux palettes d’écureuil à l’avant. Comment réussir à capter l’attention d’une fille qui me retournait l’âme et le cœur ? Je devais anesthésier mes peurs pour devenir un être social qui pouvait rire et raconter des histoires, habiter l’espace au même titre que les autres.

REGARD

Tout comme Alexie Morin, j’avais un œil récalcitrant, le gauche, celui qui regardait bien où il le voulait. Je me savais condamné avec un pareil handicap. J’en ai souvent parlé dans mes écrits, particulièrement dans Le souffleur de mots et L’Orpheline de visage. J’étais un coq-l’œil et le monde que je surprenais le matin n’était pas celui des autres. Avec Alexie Morin, j’ai connu le bandeau du pirate, mais j’étais trop orgueilleux ou timide pour le porter à l’école. Je faisais travailler mon œil égaré en cachette, le soir, m’adonnant à la lecture comme à un vice. Si les parents de l’écrivaine ont tout fait pour corriger ce strabisme foudroyant, ce ne fut pas mon cas. Ma mère a refusé catégoriquement l’intervention chirurgicale. J’ai dû dompter mon œil rebelle tout seul.
 
On m’avait opérée pour me permettre, peut-être, d’avoir une vie sociale digne de ce nom. On m’a opéré les yeux. J’avais les yeux croches, comme on disait. Dans les faits, j’en avais un - j’avais un œil croche. J’avais exactement une amie, j’aurais fait n’importe quoi pour elle, et j’aurais fait n’importe quoi pour la garder, y compris raconter, à qui ne l’aurait pas remarquée en me voyant, l’histoire de ma tare génétique. (p.71)

Cette singularité physique provoquait les moqueries à la moindre escarmouche. Les enfants sont cruels, souvent barbares et savent d’instinct les mots qui blessent et laissent des cicatrices.
Et je me suis mis à lire en oubliant de respirer parfois. C’était la seule manière que j’avais trouvée pour redresser mon œil gauche. Et j’avais enfin un refuge où je pouvais devenir le héros qui captait tous les regards. De là mon désir de me faire écrivain, certainement,  de rêver ma vie et de la changer par les mots. Si je suis accroc à la lecture maintenant, c’est à cause de mon œil croche. La littérature m’a sauvé. Je le répète depuis, les livres peuvent faire des miracles et guérir.

DESSINS

Tout comme Alexie Morin, j’ai passé une grande partie de mon enfance et de mon adolescence à dessiner. Je crayonnais partout, tout le temps, sur toutes les feuilles ou les morceaux de carton que je trouvais. Pour apprendre le monde, montrer que malgré ma tare, je voyais ce qu’eux ne remarquaient pas. Je pouvais m’approprier l’univers dans toutes ses nuances.
Le corps n’oublie rien, le cerveau non plus. Il suffit d’un mot et tout remonte à la surface comme si le temps se débobinait et qu’il vous emportait dans la peur et l’hésitation. Quel voyage j’ai fait en m’attardant aux pages de cette femme courageuse et franche !

Cette trace, je peux la suivre. Tout ce que j’écris, si je suis cette trace, si je lui suis fidèle, sera vrai. Tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent est vrai. Tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent et conforme à mon souvenir. Quand le souvenir auquel me conformer n’existe pas, il me reste le fil des émotions. (p.315)

Vous l’aurez compris, j’ai lu le livre d’Alexie Morin sur le bout de ma chaise, revivant des émotions que je pensais avoir enfouies sous des milliers de phrases.
Un témoignage senti, vibrant, bouleversant, qui permet de croire encore à l’humanité malgré toutes les embûches qui se dressent devant nous. Les manieurs de mots s’attardent souvent à cette terrible tâche. Comment accepter une enfance qui vous a cloué au sol et aurait pu faire de vous un déviant ? Ils reviennent sans cesse sur ce qui les a fait claudiquer, au temps où l’univers se refermait sur eux pour les écraser.
Récit saisissant que celui d’Alexie Morin, une vie qui aurait pu basculer dans les pires excès. Une sorte de miracle s’est produit dans nos enfances et certainement que les livres nous ont maintenus à la surface, nous ont permis de nous tenir debout et de marcher vers cette petite lueur qui ne s’éteignait jamais. Je m’excuse encore, madame Morin, de n’avoir su parler que de moi en parcourant votre témoignage si juste et si touchant. 


OUVRIR SON CŒUR, ROMAN d’ALEXIE MORIN, publié aux Éditions LE QUARTANIER, 2018, 376 pages, 26,95 $.