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mercredi 8 février 2023

LE TERRIBLE COMBAT DE MUNA AU QUÉBEC

HOTLINE, de Dimitri Nasrallah, nous entraîne dans un monde méconnu même si la question de l’immigration fait souvent les manchettes dans nos médias. Nous ne savons pas grand-chose du quotidien de ces gens qui quittent leur pays pour une raison ou une autre et qui viennent s’installer au Québec, particulièrement à Montréal, pour recommencer leur vie. Ce sujet était au cœur de la campagne électorale québécoise en septembre dernier, mais malheureusement les chefs des partis politiques ont réduit cette question à une guerre de chiffres. Dimitri Nasrallah a eu la bonne idée de nous faire vivre l’arrivée d’une Libanaise à Montréal en 1984 avec son petit garçon de huit ans. Elle ne peut se fier à personne et doit se débrouiller toute seule dans un pays qu’elle ne connaissait pas du tout avant d’y mettre les pieds, sauf qu’elle savait qu’on y parlait français. Comment trouver un appartement, dénicher un emploi qui convient à ses aspirations et faire face aux déceptions fort nombreuses qui ne cessent de se multiplier? Tout est nouveau dans Montréal pour Muna et le moindre geste exige un effort particulier, même si elle maîtrise très bien le français.

 

La jeune femme a dû partir, sa belle-famille l'obligeant à migrer après la disparition de son mari Halim. On présume qu’il est mort, fauché par les milices qui s’affrontent dans les rues de Beyrouth. Ses beaux-parents n’ont jamais approuvé son union avec leur fils, une mésalliance pour eux. On lui a fourni les papiers nécessaires et une enveloppe d’argent, un billet d’avion et elle se retrouve à Montréal avec de quoi survivre pendant quelques semaines. Il faut imaginer la situation de cette jeune mère de famille. Elle ne connaît personne dans cette nouvelle ville, espère enseigner le français, ce qu’elle faisait à Beyrouth. Toutes les portes semblent se fermer devant elle. Surtout, Muna doit oublier son ancienne profession.  

 

«On est au Québec. Je vois que vous venez d’arriver et que vous n’êtes peut-être pas au courant, mais il y a énormément d’enseignants de français qui viennent d’ici et qui cherchent du travail. Pourquoi j’engagerais une étrangère pour enseigner le français à des étrangers? Vous feriez ça, vous? Vous voyez ce que je dire? Les clients qui viennent me voir, ils cherchent une manière de s’intégrer, en apprenant le français de quelqu’un d’ici, tel qu’on le parle ici.» (p.39)

 

On lui suggérera même de déménager à Toronto où elle pourra travailler comme institutrice. Elle finit par se dénicher un appartement, faisant face à un racisme plus ou moins larvé, un espace trop étroit pour la mère et l’enfant, un lieu qu’elle loue à la semaine.

Muna passe un temps fou à lire les offres d’emplois dans les journaux et à faire un nombre incalculable d’appels téléphoniques où on lui raccroche au nez la plupart du temps. Ce qui étonne, c’est qu’elle doit se débrouiller toute seule. Personne n’est là pour la guider, aucun représentant du gouvernement ne lui vient en aide. Elle doit tracer une croix sur ses rêves et confronter une réalité plutôt rébarbative. 

Après bien des déceptions, elle finit par dénicher un travail de conseillère dans une entreprise qui propose des régimes amaigrissants aux gens qui ont des problèmes de poids. Elle est rémunérée à la commission et la pression est énorme. Muna devient Mona pour ses clients qu’elle joint par téléphone. Elle doit leur offrir une diète alimentaire, des produits et maintenir le contact avec eux pour suivre leur progrès. Pédagogue, elle connaît rapidement un étonnant succès dans la vente de repas préparés et ses habitués se confient naturellement. Elle fait sa place peu à peu et commence à croire qu’elle va finir par être bien dans sa nouvelle ville et ce pays qui semble l’accepter.

 

OMAR

 

Omar, son jeune garçon, a bien du mal à s’intégrer à l’école. Il reste solitaire, peu démonstratif, triste, n’arrivant pas à oublier son père. Un problème qui taraude Muna. Halim est-il encore vivant? Cette incertitude mine la mère et le fils. Rien de plus terrible que de ne pas savoir et d’imaginer les pires scénarios. 

 

«- Et bien, dans le cas d’Omar, c’est une question de concentration, de présence et de communication. Ça fait trois mois qu’il est avec moi et tous les autres élèves du groupe ont fait des progrès, sauf lui.» (p.179)

 

Muna s’impose au travail et doit laisser son fils seul à l’appartement devant la télévision lorsqu’il revient de l’école. Il faut survivre, se battre, faire face à l’hiver qui approche et dont elle découvre les rigueurs. Le quotidien est difficile et épuisant. Et il y a quelque chose d’ironique dans le fait qu’elle passe des heures à écouter des Québécois qui se plaignent d’avoir des problèmes de poids, qui se confient et parlent de leurs déboires familiaux quand, elle, tous les jours, mène un combat pour arriver à manger décemment et à s’habiller pour confronter la neige et le froid polaire. 


«Parfois, j’ai l’impression d’être encore plus seule que tous les gens réunis au bout du fil. Parfois, j’ai le sentiment de les absorber tous, et que leurs peines me transforment en quelque chose que je n’ai pas envie d’être.» (p.148) 

 

Elle persiste et fait sa place jusqu’à devenir l’employée modèle, celle que l’on cite en exemple et qui, ce qui n’est pas négligeable, encaisse des commissions de plus en plus substantielles. Sa nouvelle aisance financière lui permet d’envisager de s’installer dans un lieu qui convient à leurs besoins au printemps. Surtout, elle rencontre des Chinoises qui veulent apprendre le français et c’est alors que tout change véritablement, qu’elle n’a plus l’impression d’être seule dans la grande ville.

 

COMBAT

 

Nous la suivons dans son quotidien, dans ce rôle qu’elle doit incarner quand elle s’adresse à ses clients et discute avec eux tout en gardant ses distances. La réalité s’impose pourtant. Les maladies de son fils, ses difficultés à l’école, l’hiver qui la désarme avec ce froid qui est quasi pire que les milices qu’elle devait éviter à Beyrouth. 

Tout se place lentement. Omar se fait un ami et elle se crée un milieu, une situation avec ce travail qui lui procure des revenus qui font qu’elle peut respirer et moins s’inquiéter des lendemains. Montréal devient moins hostile et surtout la venue du printemps est une promesse que tout va changer et que la vie ne peut qu’être meilleure. Surtout, elle finit par apprendre ce qui est arrivé à son mari et comprend les manigances de sa belle-famille qui ont tout fait pour se débarrasser d’elle et de son fils.

Le roman de Dimitri Nasrallah est un révélateur. Il décrit parfaitement les petits gestes, les difficultés qu’une émigrante doit affronter à chaque moment de la journée. Tout demande un effort et est compliqué. Les coutumes des Montréalais, leurs habitudes alimentaires, les vêtements et leurs loisirs. Comment se nourrir quand il faut cuisiner des denrées qu’elle ne connaissait pas avant de mettre les pieds dans l’aéroport? C’est ce qui fait la beauté et la pertinence de ce roman. Muna n’a rien d’une révoltée et elle fait tout pour s’adapter et avoir une existence normale à Montréal. 

 

«Les gens dans la rue voient des femmes comme nous et s’imaginent que nous resterons coincées à vie dans nos rôles de mères de famille ignorantes, dédiées uniquement à l’assimilation rapide de nos enfants. Personne ne fait attention à nous. Nous sommes invisibles, sans intérêt. On nous autorise à mener librement une vie rapiécée le mieux possible, pour autant qu’on ne dérange pas et qu’on ne s’écarte pas du chemin. Mais, ya rabi, tout coûte si cher ici, je n’ai jamais rencontré une seule femme qui se permettrait ce genre de pensée magique.» (p.224)

 

Je me suis attaché à cette mère courageuse, la suivant dans son combat quotidien pour la survie, pour s’adapter et s’occuper de son fils avec quelques personnes généreuses qui viennent de temps en temps lui donner un coup de main. Un roman qui vous fascine par sa simplicité et sa banalité, je dirais. Un parcours qui m’a permis de comprendre la situation de cette femme qui mène une guerre pour résister et se sentir Montréalaise d’abord et Québécoise, peut-être, après un certain temps. Un texte émouvant qui nous fait réaliser toutes les embûches que les émigrants doivent affronter en arrivant dans notre pays. 

Un magnifique récit qui nous sensibilise au plus terrible des combats, soit celui de s’installer dans une ville étrangère. Surtout, Dimitri Nasrallah ne s’apitoie jamais et j’ai suivi son héroïne et souhaité de toutes mes forces qu’elle s’en sorte, tout autant que ses clients qui luttent pour perdre du poids et retrouver leur place dans la société qui les a largués peu à peu. Un beau moment de lecture et une fenêtre qui s’ouvre sur l’autre pour mieux comprendre une réalité contemporaine qui reste encore bien mal connue bien que cette question revienne régulièrement dans nos médias. Le fameux chemin Roxham nous le rappelle presque chaque jour.

 

NASRALLAH DIMITRIHotline, Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 376 pages. Traduction de Daniel Grenier.

https://lapeuplade.com/archives/livres/hotline

mardi 4 septembre 2018

DIMITRI NASRALLAH FRAPPE FORT

DIMITRI NASRALLAH présente un nouveau roman plutôt dérangeant. J’ai encore en tête les scènes de Niko, sa deuxième publication, qui suivait un jeune garçon qui fuit le Liban. Le père et le fils deviennent des errants dont on ne veut nulle part. Un roman d’une profonde humanité et d’une justesse criante. Toujours d’actualité, malheureusement. Avec Les Bleed, j’ai eu l’impression de devenir le confident de Vadim et Mustafa Bleed, des despotes qui font la pluie et le beau temps dans une dictature établie par le grand-père Blanco. On est dictateur de père en fils dans certains pays. Des élections sont déclenchées et ce qui devait être un bon spectacle pour les dirigeants tourne à la tragédie. Le peuple vote massivement pour l’opposition. Est-il possible de renverser la vapeur ?

Mahbad, un petit pays, sous la tutelle des Britanniques pendant des décennies, a fait son indépendance et Blanco, le libérateur, a imposé sa volonté. Son fils Mustafa a hérité du pouvoir. C’est au tour de Vadim de s’imposer et de tirer le plus de redevances possible de l’uranium, un minerai recherché par toutes les grandes puissances. La seule richesse du pays.
Vadim exerce le pouvoir en dilettante, plus passionné de course automobile où il excelle et les fêtes. Se restreindre à prendre des décisions au jour le jour, diriger un pays ne l’excite guère. Le père et le fils se détestent. Les deux s’espionnent, se surveillent, se tendent des traquenards. L’opposition, incarnée par Fatma Gavras, une militante de longue date, une femme proche des gens a réussi à mobiliser la population. Si l’héritier pensait pouvoir dormir sur ses deux oreilles et continuer sa vie de dandy, rien ne va plus. Une situation si souvent illustrée par les médias. Ces présidents sont réélus lors de scrutins truqués avec quasi cent pour cent des suffrages. On n’a qu’à penser aux élections où Vladimir Poutine rafle presque la totalité des votes.

Mais ce message ne laisse plus aucun doute dans mon esprit. Nous sommes en guerre, lui et moi, nous l’avons toujours été. Le sang que nous partageons aurait dû calmer nos ardeurs, mais au contraire, il n’a qu’accentué l’antagonisme. (p.59)

La situation risque de dégénérer au grand dam des puissances étrangères. La guerre civile n’est jamais bonne pour les affaires et les répressions sanglantes paralysent toutes les activités.
Ce qui était une formalité pour la garde rapprochée des Bleed tourne à la tragédie et au chaos. Vadim tente de fuir sa destinée, cette malédiction héréditaire qui l’oblige à endosser l’uniforme du dictateur. Son père Mustafa songe à reprendre du service et les stratagèmes se multiplient. Mahbad bascule dans une véritable course contre la montre.
Mustafa cherche une façon de manipuler les résultats de l’élection, discute avec le Général qui lui a toujours été fidèle et de bons conseils.

Le soir précédant les élections, j’ai passé du temps avec le Général. Lui et moi avons enfilé les verres de cognac et, quand le jour s’est levé, nous avons constaté avec tristesse que le moment tant redouté était enfin venu. Nous ne pouvions plus repousser ce vote bâclé, pas après les émeutes au centre-ville, pas après l’attentat à la bombe près du secteur des ambassades. Après le lever du soleil, les gens sortiraient de la maison en masse pour aller cocher leur petite case. Nous savions que l’intimidation ne fonctionnerait pas cette fois — peu importe le nombre de jeeps qui errent dans les rues, remplies de jeunes soldats débridés, le nez poudré de cocaïne, peu importe le nombre d’arrestations nocturnes de cousins des chefs de l’opposition — rien n’empêcherait les gens de voter contre mon fils. (p.106)

La population s’impatiente et les manifestations se multiplient sur la place de la Révolution. L’armée intervient et le sang coule.

PRÉTEXTES

Mustafa et le Général cherchent à contrer les demandes de l’opposition, à ménager les humeurs des puissances étrangères qui hésitent et peuvent larguer les dictateurs afin de protéger leur accès aux ressources. Vadim a fait l’erreur de tenter de conclure des ententes commerciales avec les Russes et les Chinois. Les Occidentaux le prennent mal, il va sans dire.

Notre territoire est minuscule, une province reculée de l’Empire ottoman qui s’est transformée en obscure colonie britannique et qui l’est restée jusqu’en 1961. L’histoire officielle raconte que Blanco Bleed — père de Mustafa et grand-père de Vadim — serait parvenu à négocier à lui seul un traité d’indépendance pour son peuple lorsque les autorités britanniques ont cessé de vouloir payer pour maintenir l’équilibre dans la région. Ce que l’on oublie de mentionner la plupart du temps, c’est que Blanco a alors été couronné en tant que premier président. Appartenant à une rare élite formée à l’extérieur par une éducation internationale, il dirigeait les développements miniers des montagnes Allégoriques que les Britanniques ne voulaient pas abandonner. (p.127)

Dimitri Nasrallah nous plonge dans la tête des Bleed. Le père et le fils se confient et je me suis surpris à les suivre dans leur pensée, leur manière d’envisager la situation, à comprendre leurs hésitations, leurs frustrations, surtout du côté de Vadim qui ne s’est jamais senti aimé par son père et qui a été abandonné par sa mère. Très particulier d’avoir la sensation de partager la vision de certains tyrans et  leur réalité.
Il y a aussi la version des journalistes et des opposants. Une lecture a l’envers et l’endroit de la situation qui devient explosive. Les réseaux d’information nous ont habitués à ces descriptions neutre et froide des tensions qui déchirent certains pays, se contentant souvent de montrer les attentats et les larmes des victimes. Le journal La Nation, un organe longtemps dirigé par le président, prend ses distances. Et il y a aussi le blogue de Kaarina Faasol qui va au fond des choses. Nasrallah pense peut-être que les médias traditionnels ne suffisent plus à la tâche ou qu’ils sont dépassés par les événements qui secouent la planète. La liberté de penser et de dire doit trouver d’autres canaux pour atteindre les gens et les conscientiser.

OPPOSITION

Mustafa et le Général tentent de minimiser les gestes de Vadim qui reste rongé par ses peurs, ses craintes et ses frustrations. L’homme est un émotif qui ne sera jamais à la hauteur de son père qui a gouverné comme un animal à sang froid qui calcule tout, n’hésite jamais à commettre les pires atrocités. Tout comme Mustafa n’a jamais été capable de se mesurer à Blanco, son père. Dans une dictature, le fils ne se sent jamais à l’aise dans les habits du père.
Les dirigeants tentent de sauver leur peau. Le chef de l’armée organise l’enlèvement de Mustafa pour accuser l’opposition et justifier la décision de ne pas donner les résultats du scrutin. Fatma Gavras doit fuir en Angleterre pour ne pas être assassinée ou pire, emprisonnée et torturée. Des conseillers interviennent, des ambassadeurs tentent de calmer la donne. Le vrai pouvoir n’est pas dans les mains de ceux que l’on pensait. Les dirigeants sont interchangeables et le Général n’hésite jamais à sacrifier ses alliés quand la situation l’exige.

HORREUR

Beaucoup de dirigeants peuvent être cruels, sanguinaires, fourbes, obsédés et capables des pires atrocités pour se maintenir au pouvoir et s’approprier toutes les richesses d’un pays. La vie des individus dans ce grand puzzle ne compte pas. Les despotes, on peut les larguer s’ils nuisent aux affaires et n’arrivent plus à servir les intérêts des multinationales. On l’a vu avec Kadhafi en Libye. Les jeux politiques et les intérêts financiers sont d’une férocité qui donne des frissons dans le dos.
L’écrivain fait de nous des confidents de ces despotes. Nous finissons par les comprendre et les aimer presque. C’est ce qui m’a le plus inquiété dans ma lecture. Je me suis souvent demandé ce qui se passait, surtout avec Vadim qui s’oppose à son père et fonce vers la mort dans son bolide, défiant tous les dangers pour se prouver peut-être qu’il est libre et capable de diriger sa vie comme une automobile. Le dénouement est difficile à tolérer. Une scène d’une barbarie sans nom. Le Général est l’incarnation du mal, du mensonge et de la traîtrise. Le véritable monstre, ce ne sont pas les Bleed, mais bel et bien ce militaire anonyme et sans visage.
Le roman de Dimitri Nasrallah perturbe parce qu’il rend la pensée des fous acceptable et qu’il nous entraîne dans la logique de la cruauté. L’écrivain arrive presque à nous faire accepter les pires horreurs.
On ne peut aimer ce roman, on le subit comme un fléau, coincé dans un étau où respirer devient un cauchemar. Il faut imaginer que des millions de gens doivent résister aux décisions d’illuminés qui se croient investis d’une mission, aux manœuvres des grandes entreprises qui s’appuient sur les despotes pour mâter des populations et s’approprier leurs richesses. La politique n’est qu’un terme poli pour masquer les tractations des exploiteurs et de ces multinationales qui jouent à la bourse pour satisfaire une poignée de privilégiés qui cherchent encore et toujours des profits. Dimitri Nasrallah m’a souvent fait perdre pied et croire qu’il pouvait y avoir de la graine de dictateur en moi. C’est toute la force de ce récit singulier et troublant. Il touche le côté sombre qui dort en chacun de nous.


LES BLEED, un roman de DIMITRI NASRALLAH, Éditions LA PEUPLADE, 2018, 272 pages, 23,95 $.


lundi 11 juillet 2016

Dimitri Nasrallah nous plonge dans la vie des réfugiés

LA GUERRE A TOUJOURS bousculé les populations et fait bouger les frontières. La faim aussi, la misère. Pensons aux Irlandais qui ont fui la famine en venant en Amérique. Beaucoup sont morts dans des bateaux insalubres ou encore sur une île, au milieu du Saint-Laurent, lors d’une quarantaine qui ressemblait à une expiation. Quelques écrivains se sont attardés à leurs misères. Je pense à L’été de l’île de Grâce de Madeleine Ouellette-Michalska. Les déportés de maintenant vivent les mêmes terreurs et on s’émeut pendant quelques jours devant un petit garçon trouvé mort sur une plage, son corps secoué par les vagues. Nous sommes mitraillés par des images et des informations qui décrivent le drame d’hommes et de femmes qui fuient la guerre pour venir en Europe. Ils ont tout perdu et après avoir frôlé la mort, se butent à des frontières et des militaires. Nous nous émouvons, nous nous agitons et après, nous retrouvons notre confort et notre indifférence.

Niko vit avec son père et sa mère. On est au Liban, à Beyrouth et la guerre civile fait rage. Antoine, le père, ne peut plus travailler. La boutique où il vendait des appareils photo a été  pulvérisée par un missile. La mère rédige des textes, on ne sait trop pour qui, mais ça semble suffisant pour avoir de quoi manger. Les tirs viennent de partout. Pendant une accalmie, Niko retourne à l’école après des mois d’absence. La guerre ferme aussi les écoles. Il perdra sa mère ce jour-là, fauchée par une bombe. Un long calvaire commence pour lui et son père Antoine.

Là-bas, l’avertit-il, tu vas voir des choses que tu ne vas peut-être pas comprendre, que moi-même je ne suis pas sûr de comprendre. Personne ne sait ce que nous réserve le futur. Le seul choix qu’il nous reste, c’est de vivre, de continuer à vivre, et de découvrir ce qui va arriver ensuite. Tout ce qu’on peut faire, c’est espérer. (p.31)

La vie ne peut plus être pareil. Antoine décide de quitter ce pays où l’avenir prend les traits de la mort. Partir, refaire sa vie. L’aventure commence pour ce petit garçon qui s’accroche à son père comme à une bouée de sauvetage.
Ce sera d’abord l’Égypte où Antoine a des amis. Il ne peut résider plus d’un an dans ce pays. Les lois sont ainsi faites et comment trouver du travail dans de telles conditions ? Ils doivent aller en Grèce, sur une île où il est peut-être possible de s’inventer un quotidien.

Il doit accepter son sort et laisser derrière lui l’orgueil et la fierté, il doit commencer à réfléchir comme le pillard qu’il est en train de devenir. Il a fait de graves erreurs de jugement. Leur exil s’est avéré plus dispendieux qu’il ne l’avait prévu. Il s’est perdu dans le brouillard. À cause du désespoir, ses pas sont devenus de plus en plus maladroits. (p.62)

Un travail difficile, des tâches que personne ne veut faire et que l’on confie à ces hommes prêts à tout pour manger et nourrir leurs enfants. La situation est intenable, Antoine ne peut infliger une telle errance à son fils. Il a de la chance. Une sœur de sa femme a migré au Canada. Elle accepte de prendre Niko. Un voyage, une nouvelle famille à Montréal, une autre vie pour le petit garçon. Tout vaut mieux que ce maintenant où ils arrivent difficilement à manger et à avoir des vêtements décents.
Partir au Québec, quitter Antoine est une épreuve terrible pour Niko et il a l’impression d’être arraché à tout ce qu’il est.
Le jeune garçon doit apprendre à vivre chez sa tante Yvonne et son oncle Sami, des étrangers malgré les liens familiaux. Une solitude terrible l’attend, la pire peut-être, l’apprentissage d’une autre façon de vivre, d’une langue, avec cet espoir toujours déçu de retrouver un père qui disparaît.

SURVIE

Antoine s’engage sur des bateaux qui transportent du pétrole illégalement dans des pays en guerre. Un travail où on ne pose pas de question, où on n’a pas besoin de passeport ou de visa. On se tait, on reçoit un peu d’argent, on recommence, devient invisible pendant de longues périodes. Antoine pense à son fils, mais le quotidien l’avale et il doit repousser continuellement le jour où il va partir pour le Canada.
L’enfant, malgré les soins et les attentions de sa nouvelle famille, n’arrive pas à oublier. Sami, le mari de sa tante reçoit bien une lettre, mais faut-il entretenir l’espoir chez Niko de retrouver un père qui dérive dans le monde, ne parvient pas à sortir de son gouffre.
Pour se rapprocher de son fils, Antoine entreprend le voyage le plus fou à bord d’un navire qui appareille pour l’Amérique du Sud. Il sera au moins sur le même continent que Niko et il trouvera bien un moyen de traverser les Amériques pour venir à Montréal.

Il trouve un bureau de poste et envoie ses lettres, pour laisser savoir à Niko et aux Malek qu’il est en route. Dans l’enveloppe, il insère trente mille dinars, qui serviront à payer pour la nourriture de Niko. Le monde déborde de possibilités, pense-t-il, quand on a la chance de se voir sur une carte comme celle-là. Il sait exactement où il se trouve et il sait où il doit aller. (p.160)

Antoine fait naufrage et se retrouve à Valparaiso au Chili, ne sachant plus qui il est. Il a perdu la mémoire. C’est peut-être ce qui attend tous les migrants. Il s’installe dans une nouvelle ville grâce à une infirmière, apprend une nouvelle langue et devient père d’une petite fille.

RECHERCHE

Après bien des déboires et des aventures, Niko retrouve la trace de son père. Comment le rejoindre ? Peut-être alors que la vie pourra changer et s’ouvrir devant lui, peut-être qu’il va alors avoir la certitude d’exister et d’avoir un avenir. Il est prêt à tout.
Il fuit, retrouve Antoine, mais la vie a fait d’eux des étrangers. Peut-on changer le passé, changer une vie, tout recommencer ? Faut-il perdre la mémoire pour migrer ? Niko ne sait plus, ne peut savoir. Son père est un autre homme qui a échappé à ses souvenirs et peut-être que lui aussi est devenu un autre.

Personne n’a jamais réclamé sa présence ici, comprend Niko, ni cette femme ni son père ne veulent de lui. Il n’a pas de plan de retour, il n’en a jamais eu. Son père a eu une fille. Elle porte le nom de sa mère, et la seule personne qui ne figure pas au tableau, c’est Niko. (p.366)

IDENTITÉ

Nous suivons à la fois la dérive du père qui risque sa vie sur des bateaux pour survivre. Et Niko, cet enfant dans une nouvelle ville, un nouveau pays qui s’accroche à des souvenirs. Nous plongeons dans le drame de tous les migrants qui, après avoir fui l’enfer, se retrouvent dans une sorte de purgatoire où ils ne savent plus qui ils sont et ce qu’ils vont devenir. Ils ont échappé aux bombes, mais ils hésitent dans leur tête et restent des marginaux malgré les apparences.
Ce qui fait qu’un individu appartient à un pays et un lieu, ce sont ses racines, sa famille, les amis sur qui il peut compter. L’oncle et la tante font tout pour se faire une nouvelle vie, pour aider Niko. Ils ont un espoir, mais sont-ils intégrés malgré le beau certificat qui prouve qu’ils sont des Canadiens ?
Niko illustre cette tragédie devenue trop familière. Bien sûr, la source première est cette folie meurtrière, les guerres, les massacres et les bombardements qui forcent des populations à fuir. Un drame que Dimitri Nasrallah décrit de façon touchante et intime. La migration, l’exil, l’installation dans un nouveau pays demandent des efforts incroyables. Et comment oublier son passé, sa propre histoire ? Niko vit dans son corps et sa tête un exil terrible, le pire de tous, tout comme sa tante Yvonne et son oncle Sami malgré leur aisance financière.
Ce roman touche par sa simplicité, sa vérité et sa justesse. De quoi vous ouvrir les yeux et l’esprit pour comprendre que rien n’est réglé quand on accueille des réfugiés qui viennent d’échapper à l’enfer. Le confort matériel est peut-être assuré, mais il reste la mutation d’esprit qu’exige l’exil et il faut parfois des générations avant d’y arriver. Que dire de plus ? Voici le drame de notre époque raconté en suivant les pas d’un jeune garçon. Tout commence quand des réfugiés s’installent dans un appartement de Montréal ou de Québec et qu’ils découvrent un autre monde où aucun de leurs souvenirs n’a de racines. Un long voyage vers l’identité commence alors et il exige un effort de tous les instants.

NIKO de DIMITRI NASRALLAH est paru à La Peuplade, 194 pages, 23,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : VI de KIM THUY publié chez LIBRE EXPRESSION.