TROP FRÉQUEMMENT, hélas, les essais sur la littérature québécoise misent sur une
langue qui m’étourdit et me déroute. Les spécialistes et les théoriciens de l'écrit me perdent et je n’arrive plus à retrouver les œuvres que j’aime
dans ces propos. Ces chercheurs, il me semble, ne peuvent échafauder un paragraphe
sans multiplier les références à des collègues. L’impression que ces lecteurs
écrivent en surveillant les autres et que l’important pour eux est d’être cités
dans une prochaine publication. Je m’y attarde cependant, pour voir, pour être
surpris. Les propos d'un Gilles Marcotte par exemple. Il m’a étonné et ses
conclusions m’ont souvent dérouté. J’ai particulièrement aimé Un roman sans aventure d’Isabelle
Daunais, une réflexion qui secoue notre imaginaire et notre monde de fiction
avant les années 1970.
François Ricard a le grand
mérite, dans La littérature malgré tout,
d’écrire dans une langue limpide. Pas besoin de s’arracher les cheveux pour
comprendre où le professeur, biographe et essayiste veut aller. C’est simple,
précis et il montre bien ses intentions dans une courte présentation.
Il n’est pas impossible que ce
livre intéresse quelques spécialistes, chercheurs ou autres professionnels de
la littérature. Mais ce n’est pas à eux qu’il s’adresse d’abord. Le lecteur
idéal que j’imagine - et dont il doit bien rester quelques spécimens ici et là
- n’est pas un savant ni un « littératurologue », mais un individu, homme ou
femme, jeune ou vieux, pour qui les œuvres littéraires ne sont pas un objet
d’étude mais un art de vivre, une manière de préserver et d’approfondir en nous
le petit espace d’humanité et de liberté qui nous reste. (p.7)
Je me suis reconnu dans ce
lecteur qui cherche dans le roman « un art de vivre et un espace de liberté ». L’écrivain
et enseignant s’attarde à des souvenirs, des rencontres, des découvertes qui
l’ont secoué et bouleversé. Un livre peut aider à respirer ou vous étouffer.
Quand un auteur vous touche, il devient impossible de s’en éloigner et d’abandonner
des personnages plus présents souvent dans votre vie que des proches qui hantent votre quotidien.
AVENTURE
J’ai consacré beaucoup de
temps aux livres des autres, à réfléchir à leur démarche et à ce qu’ils
dissimulent souvent au coeur de leurs phrases. Bien sûr, j’ai croisé des
enchanteurs et aussi des prosateurs à belle réputation qui m’ont ennuyé.
M’attarder à mes aventures de
lecteur devient ma façon de préciser ce que j’ai ressenti en parcourant
quelques centaines de pages qui sont venues me toucher dans ce que j’ai de plus
vrai dans la production québécoise des dernières décennies. J’ai toujours cru
que je devais réserver l’espace du journal où je travaillais aux écrivains du
Québec. Ce lieu médiatique leur appartient et pas un journaliste ne devrait avoir
le droit de les en priver. Avis aux « Indiana Jones » qui ne jurent que par la
littérature étrangère.
François Ricard se penche sur un
art difficile qui me concerne et me fait hésiter. Il cherche à cerner cette
entreprise bizarre qui veut mettre une couche de mots sur les textes de ses
collègues. J’ai souvent ressenti un malaise en exerçant ce travail, mais quel apprentissage
de la franchise et de l’honnêteté ! Se lancer dans une chronique ou une
critique, c’est se tourner vers soi pour dire ce qu'un autre écrivain heurte en vous.
RENCONTRE
Ce travail me tient en éveil
depuis une cinquantaine d’années. Un arrêt, un moment de réflexion, une sorte
de rencontre où les phrases pèsent de tout leur poids et ne servent jamais à
étourdir ou à séduire. Je considère maintenant que cela fait partie de mon
métier de souffleur de mots. Me lancer dans des fictions, oui, des récits et
des carnets, mais sentir l’obligation de plonger dans le monde de mes
contemporains pour voir où ils en sont et pourquoi ils recommencent sans cesse
une tâche qui ne peut avoir de fin. Un écrivain qui ne se préoccupe pas du
travail des autres me semble un funambule maladroit.
Bien sûr, j’ai changé depuis le
premier texte que je signais dans Le
Quotidien du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Au début, je pensais devoir agir en
magistrat (point de vue de la plupart des chroniqueurs). J’étais celui qui
devait séparer les bonnes publications des mauvaises. Mon jugement était sans
appel. C’est toujours le cas. La victime (l’écrivain) ne gagne jamais à faire
appel et à se plaindre d’une sentence parue dans un média. Le journaliste ou ce
qui lui ressemble possède une forme d’immunité même quand il cherche à réécrire
tous les livres à sa manière. J’en ai connu plusieurs de ces « justiciers » qui
souhaitaient mettre les scribouilleurs au pas et « faire le ménage » dans les
publications québécoises. Jean Basile a affirmé une chose semblable dans Le Devoir, il y a des années.
Les véritables critiques, ces
lecteurs passionnés qui font pleinement conscience et aux œuvres et à
l’expérience à la fois mentale et existentielle que celles-ci leur procurent,
force est d’admettre qu’ils sont très rares, et même de plus en plus rares à
mesure que la littérature s’efface tout doucement de notre monde et de nos vies.
(p.39)
Je veux établir un dialogue, vivre
un tête-à-tête particulier, raconter pourquoi un texte (ce peut aussi être de
la poésie) touche en moi un quelque chose que je cherche inlassablement à
effleurer en écrivant. Une façon d’expliquer ce contact intime, sans
déguisement et maquillage. Cette approche exige souvent des efforts terribles
et des remises en question. Et quand un récit n’a aucun écho en moi, ça arrive malheureusement,
je m’abstiens. La rencontre a échoué à cause d’un style, d’un regard, du propos,
d’une manière de dire qui me laisse indifférent. Bref, le dialogue précieux que
je souhaite aurait risqué de devenir un monologue sans importance. Beaucoup de
chroniqueurs sont tentés par cette forme de parole qui se mord la queue.
RENCONTRE
François Ricard me touche
particulièrement quand il s’attarde auprès de Gabrielle Roy, qu’il explique son
regard sur une œuvre encore mal vue par nombre de spécialistes et surtout, lorsqu’il
réfléchit à son travail de biographe. Il y a longtemps que j’ai compris qu’une
telle tâche demande des décennies. C’est certainement pourquoi je me suis
toujours tenu loin de ce genre d’entreprise. J’y ai songé, à la mort de mon ami
Gilbert Langevin, mais il aurait fallu me faire enquêteur, chercheur, preneur
de notes, obsédé qui revient sans cesse aux mêmes textes, provoquer des
rencontres et écouter ceux et celles qui ont côtoyé le poète pendant son
existence tourmentée. Je n’ai pas eu ce courage ou cette abnégation.
Tout comme monsieur Ricard, je
ne lis pas souvent de biographies, mais je n’ai pas pu résister à Pierre Nepveu
et à son Gaston Miron, comme je ne
pouvais éviter Gérald Nicosia et Jack
Kerouac. Bien sûr, l’ouvrage que François Ricard signe pour présenter
Gabrielle Roy, la femme, le milieu, la vie de l’écrivaine que nous avons mal
aimée, m’a fait vivre des moments inoubliables.
DISPARITION
Les affirmations de François
Ricard concernant « la normalisation de la littérature » touchent une corde
sensible chez moi. Il ébranle tout ce qui a donné sens à ma vie. Le texte qui
avait quelque chose de sacré dans mon enfance serait maintenant un objet
obsolète. Et ce même si les livres prolifèrent et vont dans toutes les
directions depuis quelques années. Ces propos me ramènent à ceux qui ont
commenté la production québécoise et qui ont provoqué souvent ma colère. Ils
ont agi comme ces irresponsables qui ont pratiqué la coupe à blanc dans la
forêt boréale sans se soucier des lendemains. Ces « lecteurs salariés », comme
je les nomme, ont fait des ravages impossibles à oublier. Pendant des décennies,
dans les pages des grands médias nationaux, tous les écrivains qui osaient envoyer leurs personnages dans une région ou la campagne, se faisaient lyncher.
Il fallait être urbain envers et contre tous pour retenir leur attention, c’est
à dire Montréalais. Heureusement, cela a changé, mais les attaques de ces kamikazes
ont fait un mal terrible à notre imaginaire. Il y a un essai à inventer sur
ceux qui ont brandi la contre-culture à bout de bras quand nous cherchions de
peine et de misère à cerner les territoires de notre présence en Amérique. Quelle
entreprise suicidaire et irresponsable !
Nous ne le savions pas,
eux-mêmes ne le savaient pas, sans doute, mais les missionnaires de la
contre-culture et la nouvelle écriture, les dénonciateurs du mensonge et de la
vanité littéraires qui s’agitaient parmi nous à la fin des années 1970 auront
eu raison. Certes, ce n’était pas leur fait, et ils agissaient moins en
assassins qu’en embaumeurs, mais leur campagne de destruction et leurs
proclamations apocalyptiques sont bel et bien porté fruit : le temps de la
littérature était terminé. (p.191)
Pour employer un mot qui me
hérisse, « l’industrie du livre » a bien changé depuis les années 1970. Les
écrits existentiels et viscéraux, les textes qui bousculent la place des
humains dans la société sont de moins en moins visibles. Les « écrivains de
fond » ne retiennent plus l’attention des médias et encore moins celle des organisateurs
d’événements qui tournent autour des parutions récentes.
Nous en sommes à l’ère du
vedettariat. Il faut être comédien, journaliste vu à la télévision, animateur
reconnu ou humoriste pour attirer les regards. Les véritables manieurs de mots,
ceux qui vivent et périssent par le verbe comme Nicole Houde, nous les ignorons.
Mon amie Nicole qui a écrit toute sa vie pour repousser sa tentation de la mort.
Chez elle, la phrase a été une manière de survivre. Ces chercheurs de sens sont
maintenant condamnés à travailler dans l’indifférence et les grands prix
nationaux font souvent des choix étonnants.
Je crois à la littérature. Et
ce malgré tous les excès, les entreprises commerciales et les pirouettes des
amuseurs qui s’agitent dans les salons de l’imprimé avec leurs livres jetables.
Et comme écrivain, je m’ennuie d’André Vanasse et de ses lectures décapantes.
Nous avons fait un bon bout de chemin ensemble. Des conversations précieuses, un
même amour pour le mot et le texte. Oui,
il y a encore des éditeurs qui misent sur l’originalité et qui ne se laissent
pas impressionner par le curriculum vitae des vedettes qui haranguent les foules.
Pas facile dans une époque où tout le monde veut son nom sur la page couverture
d’un livre et refuse souvent de lire.
J’aime plus que jamais ces
phrases qui font mieux respirer dans un univers en péril. Je trouve toujours
des ouvrages qui me coupent le souffle et me permettent de voir autrement ce
qui bouge et s’affole autour de moi. Bien sûr, la manière a changé, on n’écrit
plus comme Yves Thériault le faisait. La vie fait cela. Les rencontres précieuses
sont précieuses et plus nécessaires que jamais. Je pense à ma découverte du roman
de Karoline Georges De synthèse,
l'année dernière et les réflexions de Mustapha Fahmi. Que dire du plaisir que j’ai à
retrouver monsieur Gilles Archambault ? C’est toujours une fête, comme recevoir
un ami. Oui, j’aime ces entêtés qui retournent les images, cherchent à voir
au-delà du babillage de la télévision et de Twitter.
François Ricard m’a forcé à me
pencher sur ce qui a donné sens à mon existence. La lecture d’abord, cette
incroyable façon de transformer le quotidien pour cesser d’avoir peur de ses
semblables. J’écris pour effleurer des vies, toucher des mains, capter le
regard de l’autre en moi. Il me semble que je ne pourrai jamais m’en passer.
Peut-être aussi que je suis d’une race en voie de disparition, tout comme
monsieur Ricard.
LA LITTÉRATURE MALGRÉ TOUT, essais de FRANÇOIS RICARD, publiés chez
BORÉAL ÉDITEUR, 2018, 200 pages, 24,95 $.