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vendredi 16 mai 2025

TÉA MUTONJI NOUS RACONTE SA MIGRATION

JE LIS au moins un essai, un roman, des nouvelles ou encore de la poésie chaque semaine, pour alimenter mon blogue. Bien sûr, je parcours plus qu’un ouvrage pendant ce laps de temps et rédige un premier jet de ce qui peut devenir une chronique. Certains brouillons restent des brouillons pour des raisons difficiles à cerner. L’actualité impose un écrivain que j’ai toujours lu et un livre qui devait faire l’objet d’une chronique est abandonné sur le rayon des volumes lus. En ce moment, une cinquantaine de bouquins sont relégués «dans les limbes», comme on disait dans mon enfance. C’est le cas de ce roman traduit par Mélissa Verreault que j’ai lu en août de l’année dernière. Le titre peut sembler un peu étrange : «Ta gueule t’es belle», de Téa Mutonji. Voilà un récit important, encore d’actualité, qui s’attarde aux difficultés que les nouveaux arrivés rencontrent lorsqu’ils s’installent au pays. 

 

Quand j’ai parcouru ce livre, il y a presque un an, les immigrants étaient au cœur de la campagne électorale aux États-Unis. Donald le fanfaron les accusait de tous les maux et tous devenaient les responsables du déclin du pays et de la violence qui caractérise la société américaine. 

Au Québec, plusieurs de «ces indésirables» ont fait leur marque dans le monde de la littérature. Des femmes et des hommes qui ont imposé une voix dont nous avions besoin. Dany Laferrière, Abla Farhoud, Sergio Kokis, Daniel Castillo Durante, Katia Belkhodja, Dimitri Nasrellah et Kim Thuy. La liste pourrait s’allonger avec Caroline Dawson, Élisabeth Rosso et Edem Awumey.

Mélissa Verreault a eu la bonne idée d’aller fouiner du côté du Canada anglais pour traduire les nouvelles de Téa Mutonji, une écrivaine d’origine congolaise.  

«Ta gueule t’es belle» m’a un peu étonné. Je suis allé voir le titre anglais, parfois la traduction est malheureuse. Rien à redire : «Shut Up You’re Pretty». Une invective qui signifie que l’auteure ou le personnage de ces textes n’a pas à se plaindre parce qu’elle est jolie, comme si la beauté physique arrangeait tout, même l’horreur et les sévices. 

 

ARRIVÉE

 

Loli arrive au Canada avec ses parents et s’apprête à découvrir leur nouvelle maison dans un quartier populaire de Toronto. Une petite voisine les accueille et deviendra la guide de la jeune fille dans l’aventure de cette famille qui veut se faire une autre vie. 

Malgré son anglais hésitant, Loli trouve sa place, ne demande qu’à suivre Jolie et parvient à effleurer, peut-être, le rêve des siens et de ceux qui ont choisi le chemin de l’exil.

Jolie est frondeuse et lui permettra de se faire une place rapidement, comme si cette petite fille avait la tâche de lui faciliter les choses ou de les compliquer, ça dépend des circonstances

 

«Assise sur le pas de notre porte, Jolie guettait notre arrivée, comme pour vérifier que les nouveaux venus n’étaient pas des bizarres. Elle a levé les pouces en direction d’une bande d’enfants qui observaient depuis l’autre côté du rond-point, où se trouvait une seconde série de maisons basses en rangées, à la peinture brune écaillée, identiques aux nôtres. Les pouces en l’air signifiaient qu’on satisfaisait aux exigences, qu’on avait passé un genre de test de street cred secret, et Jolie était à la fois l’organisatrice et l’autrice dudit test. Elle s’est présentée pendant qu’on déchargeait les valises du taxi. C’est tout ce qu’on avait. Des valises.» (p.8)

 

Loli raconte les jeux des fillettes et nous suivons le parcours de la jeune migrante qui s’attaque à la terrible tâche de se faire une place dans cet autre environnement. Le récit relate des événements et les difficultés qu’elle doit surmonter jusqu’à la vingtaine. Une sorte d’entrée dans une nouvelle vie et la découverte d’un pays avec ses beautés et ses laideurs. 

 

ACCUEIL

 


La jeune congolaise garde un lien avec les études et l’école, ce qui n’est pas le cas de Jolie. Elle aime écrire aussi et c’est ce qui lui donne l’occasion de faire le point et de triompher des embûches qu’elle doit surmonter. Rien ne sera simple, on s’en doute, même pas pour Jolie qui semblait avoir réponse à tout. Loli fait preuve de courage, de ténacité et fait tout pour conserver la tête hors de l’eau. Elle aurait pu facilement s’abandonner au mouvement. Son goût de la lecture et de la fiction lui permettra de s’approcher de son rêve, même si elle joue souvent avec le feu. 

 

«Alors M. Parfait est parti me chercher une nouvelle jupe et des shorts d’éduc qui me serviraient de sous-vêtements. Je ne sais pas pourquoi il était toujours aussi gentil avec moi. J’ignorais si c’était sincère ou sexuel. J’essayais de ne pas tout ramener au sexe, tous les actes de bonté, de bienveillance, tous les bonjours. Mais en avançant dans la vie, on se fait toucher, en avançant dans la vie, on se fait regarder, en avançant dans la vie, on reçoit des commentaires d’un mononcle sur nos seins ou on se fait donner un condom par l’ami de notre frère — qui va ensuite le nier — pour notre anniversaire, en avançant dans la vie, on se fait traiter de salope dans les transports en commun, en avançant dans la vie, on se fait suivre à minuit, en avançant dans la vie, on se faire dire qu’on est belle, t’es belle, t’es belle en crisse — ça devient compliqué.» (p.84)

 

Tout est difficile, surtout pour une fille. Un geste, un sourire peut être considéré comme une invitation. Loli apprendra rapidement à se méfier et à être sur ses gardes. Il le faut parce que plusieurs autour d’elle ne parviennent pas à déjouer les manœuvres des hommes. Ces jeunes femmes mettent leur avenir et leur corps en jeu en se lançant dans la quête d’une place dans la vie. 

 

LUTTE

 

La jeune fille fait face à tous les problèmes que les jeunes affrontent. Drogue, alcool, prostitution, sans compter les épreuves qui frappent les membres de sa famille. Des amis qui vont trop loin dans leurs excès, le suicide du père qui n’en peut plus, son corps qu’elle utilise pour l’argent qui lui permet de continuer ses études. Ça, elle y tient plus que tout. 

 

«Je n’avais jamais vraiment eu de chum. Je n’avais jamais vraiment eu de qui que ce soit, en fait. L’homme ne m’a pas révélé son vrai nom. Il voulait que je l’appelle Éclair noir. En échange, je lui ai dit de m’appeler Bébé. Il m’a demandé la totale, et j’ai dit non. Il m’a demandé une pipe sans condom, et j’ai refusé. Je me sentais à la fois fragilisée et puissante. Je lui ai offert un crosse-totons, et il est venu sur mes pieds.»  (p.132)

 

Un livre dur, cru, direct, qui m’a plongé dans une réalité que j’ai tendance à oublier. Heureusement, certains romanciers et romancières sont là pour me ramener à la cruauté de l’époque. Téa Mutonji décrit son univers sans maquillages ni cosmétiques. Un monde impitoyable qui ne fait pas de cadeaux, que seules les personnes les plus fortes et les plus déterminées peuvent dominer. La jeune femme garde la tête froide pour vivre son rêve. C’est souvent le cas des migrants qui doivent tout réinventer pour survivre. C’est ce qui fait que, tout naturellement, ils dénichent un emploi abrutissant et peu valorisant. Ils travaillent sans jamais lever les yeux, effectuent des tâches que nous ne désirons plus faire. Ils ont un courage et une détermination admirables.

Loli cultive ses rêves même si on a l’impression qu’elle touche le fond du baril. Elle s’en sortira malgré toutes les brimades et les risques qu’elle prend, flirtant avec le diable. Elle garde espoir parce qu’il y a ce but à atteindre, une vie qu’elle veut pour elle et qu’elle aura choisie. Surtout, il y aura toujours quelqu’un quelque part qui est prêt à lui tendre la main et à lui venir en aide. 

Un récit juste, beau de tendresse qui nous fait emboîter le pas à des hommes et des femmes qui passent par toutes les épreuves avant de trouver leur place. Une vingtaine de nouvelles lumineuses, même si au cours de la lecture, j’ai eu souvent l’impression que la narratrice ne pourrait jamais s’en sortir. C’est dur, terrible, mais Loli possède un courage et une détermination à toute épreuve.

Une écriture haletante, envoûtante. Un chant ou un refrain que l’écrivaine répète comme une comptine pour se réconforter et, peut-être, pour oublier sa peur, ses craintes et ses faiblesses. Les fragments deviennent vite ensorcelants et je prolongeais mes séances pour savoir si la petite Loli allait faire son chemin et finir par caresser son rêve : avoir son nom sur la couverture d’un livre. 

 

MUTONJI TÉA : Ta gueule t’es belle, Éditions Tête première, collection Tête dure, Montréal, 208 pages, 19,95 $.

https://tetepremiere.com/auteur/tea-mutonji/

 

mardi 30 juillet 2024

QUI N’A JAMAIS PERDU PIED DANS LA VIE

HORS DE SOI, un recueil de nouvelles dirigé par Mattia Scarpulla nous propose des textes fascinants. Quatre femmes et quatre hommes se risquent dans l’aventure de perdre le contrôle de leur vie, ici comme ailleurs, dans un passé lointain ou un maintenant sans retour. Tous suivent Hector de Saint-Denys Garneau qui, dans son célèbre poème, se dissocie de soi. «Je marche à côté de moi en joie/j’entends mon pas en joie qui marche à côté de moi/mais je ne puis changer de place sur le trottoir/je ne puis pas mettre mes pieds dans ces pas-là/et dire voilà c’est moi.» Une expérience qui peut être atroce, difficile ou la seule manière de survivre et d’échapper à un environnement toxique. 

 

Un collectif, un thème et une direction. Tous les participants y vont avec leur façon d’être, de voir et de réagir dans un milieu qui peut être inquiétant. Dès le début, Sara Lazzaroni, dans Basse-Ville, nous pousse dans l’errance, le froid qui happe le personnage qui doit bouger pour demeurer vivante. Un véritable chemin de croix pour celle qui n’a plus de repères et que la rue avale. Un dépouillement de l’être pour n’être, peut-être, plus que son ombre, le bruit de ses pas sur le trottoir gelé.

 

«Un jour, elle s’est réveillée sans visage. La ville s’était totalement emparée d’elle. De ses yeux, de sa bouche, de ses mains, il ne restait plus rien. Aucun souvenir de son ancienne vie, de cette réalité faite de chair et de sang. Elle en avait même oublié son propre prénom. À compter de ce jour, elle est devenue pareille aux pierres, aux arbres, aux gouttières, aux pavés. Entièrement libre. Une chose qui traîne dans le paysage, qu’on oublie.» (p.15)

 

Madame Lazzaroni, dans cette nouvelle saisissante, suit une itinérante dans Québec. Une femme d’un certain âge qui n’a plus que l’espace et qui, pour survivre, marche dans les rues que le froid paralyse. Un pas et un autre pas pour rester vivante, pour atteindre certains refuges, réduite à l’état de bête.

 

TROUBLANT

 

Karine Légeron dans Welcome to Arabia m’a ébranlé. Un séjour en Arabie saoudite en 1996 se transforme en véritable cauchemar. Elle est réduite à l’état d'enfant qu’un adulte (un homme bien sûr) doit accompagner partout quand elle sort de sa maison. Parce que dans ce pays, elle le découvre rapidement, une femme n’a pas droit à l’espace public et ne peut s’aventurer seule dans les rues de la ville sans devenir un animal que l’on traque.

 

«J’avais oublié d’attacher mes cheveux et je n’avais pas d’élastique. Pour les retenir, garder l’abaya fermée et héler un taxi, il m’aurait fallu une troisième main. Tant pis pour les mèches. Les voitures ralentissaient à mon niveau, klaxonnaient, on me sifflait, on me détaillait comme une pièce de viande sur l’étal d’un boucher. Un jeune gars dans un bolide de luxe est repassé à trois reprises au pas avant de s’arrêter devant moi, vitre baissée, sourire obscène, hilare quand je l’ai insulté en anglais. Il a redémarré dans un crissement de pneus, sous un tonnerre de coups de klaxon comme autant d’applaudissements. Un taxi a fini par m’embarquer, immédiatement encadré par trois voitures qui l’empêchaient d’avancer. Je regardais mes pieds, j’aurais voulu me fondre à la banquette.» (p.35)

 

Un texte révoltant. Vivre une telle expérience est certainement un moment que l’on n’oublie pas.

 

CAUSES

 

Et au fil de la lecture, je suis tombé sur des phrases qui flottent comme des drapeaux qui vous font lever la tête. Un temps où il faut revenir sur les mots pour en saisir toute la beauté et la quintessence. Un texte de Félix Villeneuve, Océan intérieur, des images qui vibrent et se gravent en vous.  

 

«Les femmes intéressantes sonnent toujours en la majeur, en do majeur ou septième, en simineur. Et elles cachent une croche en mi quelque part.» (p.108)

 

Ou encore Résonnance de Chantal Garand. Une fuite pour échapper à la malédiction maternelle, un milieu asphyxiant. J’ai songé à Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais, à son univers de misère et d’étouffements qui tue Jean Le Maigre et Éloïse. Leur famille et la paroisse écrasent tout.

 

«J’ai quitté mon village il y a vingt ans. Ou quinze, ou sept, l’éternité ne se compte pas en nombre d’années. J’ai fui pour ne pas mourir, pour me sauver de Mom, de sa présence perfide et de l’acrimonie de ses humeurs, par refus d’être enterrée vivante dans l’atmosphère mortifère qu’elle nous faisait respirer dans ce trou perdu, au cœur de la Norvège» (p.126)

 

Chose certaine, les femmes n’échappent pas aux contraintes sociales de la même manière que les hommes. Et il y a des gestes qui vous suivent toute la vie et que l’on n’arrive pas à oublier, peu importe les efforts et les migrations. Garand nous le prouve de façon vertigineuse dans Errances.

 

«Rosie avait dû fuir son pays. Elles aussi. Elle avait dû enjamber des cadavres qui jonchaient le sol. Elles aussi. Elle ne savait pas si elle reverrait sa famille. Elles non plus. Elle avait dû se cacher. Rosie avait été violée. Elles aussi. Leurs coups de tambour faisaient résonner leurs histoires dans une langue commune. Leurs voix ne faisaient qu’une. Une soirée magique.» (p.130)

 

J’ai embarqué dans ces textes déstabilisants, me heurtant à des murs que certains hommes et femmes doivent franchir pour respirer tout simplement. Certains luttent et d’autres s’enlisent sans vraiment parvenir à s’échapper. 

Un pas de côté, des plongées dans la marge de la vie, des épisodes pathétiques. Parce que tous, à un moment de nos vies, nous nous retrouvons à côté de soi ou dans un lieu où nous ne devrions pas être. 

Ça me fait penser à mon arrivée à Montréal à l’âge de vingt ans. L’impression de changer de planète, d’avoir emprunté les vêtements d’Antoine Roquentin de La nausée de Jean-Paul Sartre. Une aventure qui m’a permis de ramasser tous mes morceaux et de devenir écrivain, certainement. Surtout de prendre la direction de la lecture pour m’accrocher et ne pas sombrer.

Un bémol cependant. La postface de Mattia Scarpulla qui n’apporte pas grand-chose au recueil. On peut tenter de sortir de soi sans arriver à être percutant. Malheureusement.

 

SCARPULLA MATTIA : Hors de soi, Éditions Tête première, Montréal, 168 pages

https://tetepremiere.com/livre/hors-de-soi/ 

jeudi 10 juin 2021

TOUT MANGER JUSQU’À EN CREVER

MUKBANG DE FANIE DEMEULE est un récit qui sort des sentiers connus, un texte avec des codes QR, je ne sais trop comment nommer ces signes qui permettent de plonger dans une autre dimension avec son IPhone ou son téléphone Android. Comme je n’ai ni l’un ni l’autre de ces appareils, je me suis contenté de l’imprimé en contournant ces «timbres» qui tapissent les pages. (Oui, je suis archaïque.) Une histoire, il en faut toujours une, celle de Kim Delorme qui a été subjuguée dès sa petite enfance par les écrans et encore plus par les ordinateurs. Pas étonnant qu’elle soit devenue cyberdépendante, s’isolant dans son monde, qu’elle crée son site pour être ce que l’on nomme une influenceuse, une vedette que l’on suit et admire. Mais que dire et quoi faire pour devenir une vedette, celle que l'on admire et qui fait courir les foules. Et surtout, pourquoi pas, devenir riche et faire les manchettes.

 

Jamais je n’avais entendu parler de mukbang. J’ai dû patienter avant d’avoir une définition nette et précise de ce spectacle étrange. 

 

Le mot coréen «mukbang» est un amalgame des termes «manger» (mukda) et «diffusion» (bangsong). Il désigne une pratique provenant de la Corée du Sud qui consiste à avaler des quantités phénoménales de nourriture devant la caméra. En anglais, on peut le traduire par «eating show». (p.63)

 

Des films plus ou moins longs où un individu se gave (curieusement dans le récit de Fanie Demeule on ne retrouve que des femmes pour se livrer à cette activité) ingurgite tout ce qu’il peut jusqu’à se rendre malade. De la plus mauvaise bouffe comme il se doit, du fastfood et des aliments qui ne sont jamais recommandés par les nutritionnistes ou ceux qui se préoccupent de la santé. 

 

— Hey, hey! Ça va, guys? Moi, c’est Misha, j’ai de grands trous vides dans mon cœur que je remplis de nourriture, de sexe et de magasinage. Aujourd’hui, comme vous pouvez le constater, je vais les remplir avec de la nourriture. Et pas n’importe quel genre de bouffe, une de mes préférées : la poutine. Oh yeah! (p.56)

 

Kim Delorme débute sur le web en recommandant la minceur et des aliments prétendument parfaits pour la santé même si elle se meurt de faim pendant qu’elle tourne ses vidéos. Elle fait tout pour conserver sa ligne, une silhouette idéale qui fait l’envie de tout le monde, surtout des filles qui flirtent avec l’anorexie. Ça peut aussi faire fantasmer certains mâles. 

Et elle tombe sur le site de Misha Faïtas qui se gave en direct, provoquant son auditoire. Kim change de vocation et entre en compétition avec la reine incontestée du mukbang au Québec. Elle va devenir l’unique, hoquetant, bavant, rotant devant la caméra. 

Ce genre de spectacle semble avoir ses adeptes. Nous sommes loin du raffinement et de la gastronomie. C’est un peu étonnant d’apprendre que des gens ont du plaisir à regarder ces scènes plutôt décadentes.

 

Puis, 

BANG. La détonation d’Internet après mon prochain upload.

MUKbang.

Juste le mot m’ouvre l’appétit. Surtout la première syllabe, comme un claquement de lèvres.

Je mangerai tout ce qu’il y aura, tant qu’il faudra. Je calculerai ce que je devrai brûler en conséquence. J’aurai ce corps improbable, surréel.

J’ai toujours su que c’était ma destinée. Que j’étais appelée à briller.

En ligne.

À l’écran. (p.66)

 

Même que les gens s’abonnent à ces sites et deviennent de véritables disciples, interviennent, échangent des commentaires et suggèrent des menus. Une vedette du genre, Dona, de la Corée du Sud, aurait fait des revenus mensuels de 2,37 millions en argent américain avec ce genre de vidéos. 

 

GUERRE

 

Kim ne recule devant rien pour détrôner Misha Faïtas. Elle s’impose rapidement et lance un défi inconcevable, ingurgiter 20000 calories. Bien sûr, c’est aller au-delà des limites et des capacités humaines. Un véritable suicide en direct. 

 

Kim peine à respirer. Ses traits se crispent, se déforment. D’un mouvement brusque, elle se recroqueville, comme en proie à un mal de ventre aigu. Sa main tremblante approche un gâteau de ses lèvres. Un mouvement de reflux lui fait redresser la colonne. Comme elle ouvre de nouveau la bouche pour mordre dans la pâtisserie un cri puissant, glaçant, s’échappe de sa gorge.

Et à ce moment précis, un jet dense, sanguinolent, fuse de l’orifice. (p.101)

 

Madame Demeule suit également les personnages collatéraux, je dirais. Nous avons droit aux interventions des disciples qui écrivent des messages, des insultes aussi comme il se doit sur les réseaux sociaux. Nous retrouvons ses proches, sa mère, sa cousine, même la fameuse Misha Faïtas, une fausse autochtone qui fait l’objet de chantage, le cuisinier qui a préparé le mukbang fatal. Tout le monde trouve sa petite place dans cette sorte de grand reportage bourré de données et d’informations.

 

 UNIVERS

 

C’est surtout le monde étrange du cyberespace qui m’a subjugué, ces sites où l’on trouve à peu près tout ce qu’un humain peut souhaiter. Les algorithmes sont capables de détecter les gens fragiles et influençables. Cours de motivation, de psychologie, de leadership, de personnalité, de relaxation et d’évasion, il y en a pour tous les goûts. 

 

Sur le web, les choses reviennent. Même lorsqu’on les croit égarées pour de bon, elles sont toujours retraçables, ne disparaissent jamais complètement. Sur le web, tout est immortel. (p.20)

 

Un monde qui envahit votre psyché et vous entraîne dans une dimension où l’on perd contact avec la vie et ceux qui nous entourent. On peut même vous faire dîner avec les morts. Des sites qui avalent votre argent et vous enfoncent dans une dépendance à peine concevable. 

Je me suis pincé à plusieurs reprises, me demandant si tout ça était réel. Tout pour vous procurer un bonheur factice, une façon d’être dans son corps et son être, de fuir une quotidienneté souvent décevante, j’en conviens. Une véritable jungle où l’on exploite les gens de toutes les manières possibles et imaginables. J’ai même fait des recherches sur Google pour voir ces bouffes en direct qui n’ont rien de ragoûtant, en tous les cas pas pour moi. Ça m'a coupé l'appétit.

 

TOUS VICTIMES

 

Tous ceux qui ont connu Kim ou l’ont côtoyée seront victimes du web qui offre des solutions à tout. La mère retrouve sa fille et dialogue avec elle au-delà de la mort, sa cousine se réfugie dans un chalet et devient une loque humaine, branchée à un site qui lui procure la paix et le bonheur. 

Fanie Demeule ne néglige rien. On trouve même la fameuse recette du bulgogi qu’a avalé Kim lors de son dernier spectacle. L’auteure se faufile partout dans l’univers du web qui possède des tentacules qui ne cessent de se multiplier et de se croiser. 

Certainement le livre le plus étrange que j’ai parcouru depuis longtemps. J’avoue que pendant cette lecture, même si ce sujet a tout pour me rebuter, j’ai ressenti une forme de dépendance à l’écriture et aux propos de Fanie Demeule qui se contente d’énumérer des faits et de décrire des situations dans une sorte d’enquête. 

Un milieu étonnant, je vous dis, un univers que je ne connaissais pas, mais qui fascine des millions d’adeptes, semble-t-il. Voilà un aspect de l’espace cybernétique qui fait frémir. 

Mukbang a le grand mérite de nous décrire toutes les facettes d'une technologie qui fait des victimes, ouvre les portes à la pire des exploitations et coupe de la réalité. Je suis sorti tout croche de cette aventure et j’ai eu envie de jeûner pendant plusieurs jours, pour calmer mon estomac, oublier ma méfiance envers la nourriture après cette initiation pour le moins étrange.

 

DEMEULE FANIEMukbang, Éditions TÊTE PREMIÈRE (collection Tête dure), 224 pages, 19,95 $.

http://tetepremiere.com/livre/mukbang/