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jeudi 4 avril 2024

COMMENT FUIR LA FRÉNÉSIE ACTUELLE

FAUT-IL se débrancher des bidules qui happent tout notre temps, s’isoler pour s’entendre penser et faire le ménage dans sa tête? Bertrand Laverdure tente l’aventure dans Opéra de la déconnexion. Comment y arriver dans une société où tout le monde circule avec un téléphone greffé à la main? Tous raccordés et sous perfusion. Le cellulaire, la tablette et les clics en continu nous hantent et nous excitent. Résultats : une population d’intoxiqués aux «likes», aux informations et aux rumeurs erronées, capable d’un lynchage en règle quand une personnalité effectue un faux pas, à aduler un semblant de prophète qui harangue les foules et vend des bibles pour payer ses frasques.

 

Bertrand Laverdure cherche à s’installer dans sa tête pour penser et ne pas être continuellement en réaction à des messages futiles ou encore des images qui nous poursuivent parce que des algorithmes ont décelé un intérêt pour certains sujets. Je suis envahi par des vidéos mettant en scène les chats sur Facebook. C’est vrai que j’aime les félins, mais pas au point de passer ma journée à suivre leurs facéties dans de courtes séquences.

 

«Ce qu’il veut, c’est écrire dans un monde sans médias, sans prises de parole continues, sans répliques, sans réclames, sans nouvelles du monde et des autres, sans rires imposés, sans tragédies humaines suçant son sentiment d’impuissance et son bredouillement de soi, sans les coupures infinies sur l’hébétude culturelle. Il ne veut pas le silence, impossible à atteindre, mais se donne comme défi de réduire les bruits parasites qui lui rappellent constamment sa vétusté d’atome critique. Il veut mourir au sous-sol refait de l’édifice littéraire.» (p.58)

 

Comment se couper des sons et du « murmure marchand » qui nous pourchassent partout, des écrans qui captent l’attention?

Le silence fait peur. Il l’a toujours fait. Nous avons réussi à le traquer, à l’éliminer de tous les espaces publics. Il doit y avoir une musique, une trame sonore qui nous suit comme dans les films, des paroles, des incitations à consommer et à se procurer le dernier véhicule électrique en vogue pour être un aventurier heureux. 

J’ai le vertige devant la télévision ou quand je tente d’écouter la radio. Au petit écran, le camion gruge l’espace de presque toutes les émissions qui pourraient être intéressantes. (Je ne pense pas aux chaînes spécialisées et libres du monde marchand) Des gens, autant de gars que de filles, de minorités visibles, foncent à toute vitesse sur des routes de campagnes, plongent dans l’eau et la boue, polluent et souillent l’environnement. C’est ça vivre, mettre du RAM dans sa vie. Et qu’apprendre des remplisseurs de vides (ceux que l’on nomme encore animateurs à la radio) qui parlent à une vitesse qui donne le vertige? Je me demande tout le temps comment ils font pour respirer ces agitateurs, ce qu’ils disent quand ils s’intéressent à la dernière nouvelle des réseaux sociaux. Ils nous mitraillent avec leur langue marmonnée, lisse et à peu près incompréhensible.

 

RETOUR À SOI

 

Pour créer, être soi, vrai et authentique, l’écrivain cherche à se couper de ce bourdonnement et à se brancher sur la petite voix qui repose en lui et qui risque d’être étouffée par la cohue. Cette voix que l’on traque de toutes les manières possibles et que l’on assassine dans notre rage de consommation. Personne ne s’entend penser dans la rumeur des lieux publics. Moi qui vis dans une forêt, là où l’on peut écouter les cris de la corneille, les rires de la mésange et la complainte de la sittelle, un endroit où le renard me visite régulièrement pour me dire bonjour, je suis protégé de cette cavalcade. Oui, je sais, je suis déphasé et je passe trop de temps le nez dans les livres. C’est peut-être pourquoi j’aime la quête de Bertrand Laverdure.

 

«D’abord et avant tout, écrire un opéra sur la déconnexion. Mieux comprendre l’effet de la mise au rancart de ce qui vient nous distraire avec componction, bienveillance, rappels fréquents, saluts amicaux et barge à émotions consuméristes. La foule ouvre les valves d’un barrage à retenue. Nous vivons dans la société de l’intérieur émotif magnétisé. L’intangible des traumatismes est devenu l’unique cryptomonnaie.» (p.86)

 

L’écrivain trouve des maîtres dans l’art de la déconnexion. Olivier Messiaen, musicien et compositeur du Quatuor pour la fin du temps et Olga Tokarczuk, une psychothérapeute et auteure d’origine polonaise, lauréate du prix Nobel en 2018. Une femme qui a choqué, secoué les conventions et provoqué les bonnes âmes. Elle a reçu des menaces de mort comme cela se fait pour un oui ou un non de nos jours. Une dissidente, une vraie, une marginale et une penseuse libre. 

Laverdure s’attarde surtout à Olivier Messiaen et à son Quatuor pour la fin du temps. Une musique écrite dans un stalag de Silésie en 1940, pendant la Deuxième Guerre mondiale. Une pièce en huit mouvements pour violon, violoncelle, clarinette et piano. Créer une œuvre semblable, dans des conditions à peine imaginables, est un exploit. Une instrumentation saisissante où les virtuoses cherchent à se rejoindre pour faire un tout, comme s’ils étaient prisonniers de l’époque et de l’espace. Ils parviennent à l’harmonie à deux reprises seulement lors de l’interprétation. Oui, l’harmonie n’est pas chose normale et naturelle dans un monde concentrationnaire où toutes les pulsions et libertés sont niées. J’écoute Messiaen avec un pincement au cœur. Toujours.

 

«La musique est une porte invisible vers ce que vous voulez. C’est-à-dire tout ce qui n’est plus la loi, l’usure physique et mentale, l’abrutissement sisyphéen des demandes de tous et l’ennui des tâches quotidiennes. La musique fait un trou dans la grisaille rude des camps de prisonniers.» (p.82)

 

Quelle entreprise singulière que celle de Bertrand Laverdure! Et quelle réflexion nécessaire dans le monde de maintenant, où le silence a été traqué par la rumeur! Il y a peut-être encore des lieux où il est possible de s’abriter, d’écouter le silence qui peut devenir inquiétant quand on a oublié ce qu’il était. Il reste peut-être quelques églises laissées à l’abandon, ces lieux de calme et d’attente. Des refuges dans ce «murmure marchand» qui vous anesthésie comme l’a si bien dit Jacques Godbout. 

 

PAROLES

 

Bertrand Laverdure parle juste, dans Opéra de la déconnexion, prône un retrait pour s’installer dans sa pensée, son être et sa propre individualité, pour retrouver les mots pour le dire. C’est tellement important et nécessaire cette reprise de soi, cette quête du silence qui porte la réflexion et l’originalité.

Faut-il se dépouiller de tout, se centrer sur soi pour créer, marcher dans la marge comme Olga Tokarczuk qui ose contredire ceux qui ont tout intérêt à maintenir le brouhaha qui fait bouger les populations dans une même direction?

Je pense à ce qui se passe aux États-Unis pendant une campagne électorale étrange où le mensonge et la manipulation tiennent le haut du pavé. Un scrutin en novembre prochain qui va décider de la démocratie ou de ce qui en reste dans le pays d’Abraham Lincoln. 

 

REFUGE

 

Il faut couper le courant pour trouver un espace où se dire, pour cerner l’être en soi qui cherche à s’épanouir. Olivier Messiaen l’a fait dans une indigence incroyable, dans un camp où la mort était omniprésente. Il a créé une musique qui voulait mettre fin au temps de la pensée unique, aveugle et sourde, au temps de la folie, de la démence, de la propagande et des slogans qui anesthésient le cerveau pour aller vers un monde éthéré et libre. 

Un livre percutant, iconoclaste de Bertrand Laverdure, nécessaire, essentiel pour ceux et celles qui n’ont pas la cadence dans une société de plus en plus bruyante et imprévisible. Laverdure refuse de se faufiler dans ces médias hantés par les clics et les «j’aime».

Je préfère lire Bertrand Laverdure et m’émerveiller de la présence des oiseaux qui se font plus rares, dirait-on. Ou encore de l’écureuil toujours un peu étrange dans sa façon de bouger et de s’imposer dans mon environnement.

 

LAVERDURE BERTRAND : Opéra de la déconnexion. Éditions Mains Libres, Montréal, 114 pages.

https://editionsmainslibres.com/livres/bertrand-laverdure/opera-de-la-deconnexion.html

lundi 16 mai 2016

Bertrand Laverdure nous offre un livre puissant


BERTRAND LAVERDURE fait preuve d’une empathie étonnante dans La chambre Neptune. L’écrivain nous laisse souvent sans mot, dans une hésitation, un silence entre deux battements de coeur où nous ressentons le poids incroyable de la vie, de sa terrible fragilité. J’ai souvent retardé ma lecture pour juste être là, me laisser envahir par une phrase qui vous submerge, vous fait prendre conscience de la chance incroyable d’être un vivant, quelque part sur la Terre, dans un lieu où il est possible de respirer et de rêver. Être tout dans un instant, un mot, devant un chat qui vous examine en ronronnant comme si vous étiez la merveille du monde. Respirer en étant tout là. De corps et d’âme. Quel roman attachant ! Percutant. Une réflexion sur la vie, le corps présent dans un espace parce qu’il y a la mort, celle que l’on ne veut surtout pas nommer. Comment dire ? Comme si l’existence d’un homme et d’une femme était la rencontre de ces forces contraires.

Le sujet ne fait pas souvent les manchettes. La mort, cette mort occultée, cachée, dissimulée n’attire guère les regards. Les médias s’en occupent quand il y a drame, tragédie, violence et horreur. Les vieux à la télévision se déguisent en adolescents qui s’inventent un paradis de plaisirs, avancent dans la retraite avec l’éternité devant eux. Ils ne connaissent pas la marchette, les tremblements et la douleur, l’arthrite ou les problèmes respiratoires. Jamais on ne va les voir dans une salle d’attente à l’hôpital où tous les ratés corporels attendent d’être soulagés.
Et il y a les enfants frappés par le cancer, juste au moment où ils atteignent la première marche de l’adolescence. Des fondations font des campagnes de financement pour permettre un dernier rêve, un voyage, demande aux gens de se raser le crâne, mais on ignore à peu près tout de ces jeunes qui dansent devant la mort. Une vie écourtée dans un monde où des centenaires pratiquent le jogging, pilotent des avions et semblent se griser à la fontaine de Jouvence. Ça fait mal juste de penser que des jeunes souffrent d’un cancer ou d’une leucémie.
Ce mal a fait de grands trous dans ma famille. Véritable épidémie, fléau, je ne sais comment qualifier ce rongeur qui frappe au corps. Plusieurs de mes frères et ma sœur ont vu leur vie écourter ainsi. Et les moments que j’ai passés avec eux quand ils savaient que l’avenir était un mur sans portes ni fenêtres. Ils disaient des choses que nous ne disions pas habituellement. Ils étaient vrais, totalement là, dans leur émotion, dans leur peur aussi. Beaux et tellement fragiles. Ma sœur particulièrement. L’impression après une journée avec eux d’échapper à une malédiction. Et une certaine culpabilité. Pourquoi avais-je le droit de sortir et d’avoir un avenir sans eux ? Et ces traitements qui les retournaient. Comme si on utilisait un lance-flamme pour tuer une fourmi. Comment oublier les confidences de ma sœur Gisèle et de mon frère Paul ? Ils voulaient la vie, s’y agrippaient, mais leur corps ne suivait plus.
ENFANTS

Une maison pour les jeunes atteints d’un cancer, pour adoucir les derniers jours. La mort peut-elle être facile ? Un personnel attentif, consciencieux, empathique accompagne ces naufragés qui vont vers le moment inéluctable avec un courage admirable.
Ce lieu permet à l’écrivain de questionner la vie, la santé physique et mentale, la médecine et peut-être tout simplement le miracle d’être un vivant.

La chambre Neptune - son nom évoque les profondeurs mythologiques des océans - est destinée aux enfants qui vont bientôt cesser de souffrir. Chaleureux, muni d’un lit d’appoint pour la famille, cet espace fait office de dernière chrysalide. Délicatesse, supervision, retraite dans un environnement qui nous parle de vacances, cette ultime translation annonce une fin vécue dans des conditions optimales. Évelyne s’apprête à accompagner sa nièce. L’agonie va commencer. (p.53)

Neptune dans la mythologie romaine est le dieu des eaux vives et des sources. Autrement dit de l’existence. L’eau, on le sait, permet la vie sur notre planète et ailleurs, quelque part dans le cosmos. Le médecin responsable répond au nom étrange de Tirésias. On dit beaucoup de choses de Tirésias. Il aurait été un devin aveugle qui a gardé son esprit au-delà de la mort. Il aurait aussi été transformé en homme et en femme selon les années. Le médecin du roman est à la fois mâle et femelle, se fait passeur pour ces jeunes en sachant qu’il ne détient pas les secrets de l’immortalité. Il mute dans son corps, s’enfonce dans le doute devant Sandrine qui, malgré sa courte vie, possède une sagesse et un courage étonnants. Il est ébranlé dans son être. Un enfant se meurt. La vie a-t-elle un sens ? Est-ce l’euphorie du météorite qui s’enflamme avant de disparaître ? Une cellule dans la galaxie du vivant, un moment de lumière avant le noir sidéral ? Que dire de la vie et de la mort ? Ce sujet me touche particulièrement parce qu’il se glisse au cœur de mon prochain roman Presquil.

REGARD

La mort d’un enfant est difficile à concevoir. Tout comme celle d’un homme, père de Sandrine, époux attentif dans la quarantaine qui meurt d’un anévrisme. La mère Ninelle Côté, une magnifique musicienne, bascule dans la folie parce que la vie devient impossible. Oui, on peut mourir mentalement. La mort n’est pas que celle du corps…
Sandrine devrait s’occuper à des jeux et rêver au monde adulte. Si jeune et avoir toute une vie derrière soi. Tirésias est poussé dans ses doutes et ses croyances. « Les promesses n’ont plus de poids pour les gens qui meurent. » La jeune fille le met devant sa fragilité et sa vanité peut-être, à réfléchir s’il se joue du monde.

Sandrine, il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas d’âme. Nous cachons tous mille plantes, cent mille tiges qui naissent, se fanent et meurent. Les abeilles militantes du moi se perdent souvent dans la cohue de notre jardin. Certaines oublient de polliniser leur choix. Notre coin de terre retourne à l’humus avec une détermination qui nous échappe toujours. Tu es mille milliards de cellules qui cherchent la lumière, une colonie d’êtres organiques qui s’essoufflent, vivent, s’étiolent dans les champs et se recroquevillent déjà sous la pression de l’usure. Le soleil est cette éruption qui nous destine à la fin. (p.56)

Curieusement, il semble que les enfants sont conscients de la mort et qu’ils peuvent connaître l’angoisse. J’ai connu les peurs et les tremblements à l’âge de douze ans jusqu’à ne plus vouloir dormir. Je m’attarde à ce moment « fou de conscience » dans L’enfant qui ne voulait plus dormir. Je vivais dans une peur viscérale, celle que peut ressentir une personne d’un grand âge. La mort fait peur, la mort fascine. Pas pour rien que nous avons inventé des mythes, des légendes, des croyances où la vie mute et continue. Nous n’acceptons pas la disparition du moi. Les religions devraient nous rassurer, mais n’y arrivent guère.

NÉGATION

La société actuelle escamote les rituels de deuil et nous nous retrouvons rarement en présence des mourants. Tout est propre, efficace, conçu pour les agissants, ceux qui partent sur des voiliers et rient comme des adolescents à quatre-vingts ans. Une vie d’étourdissements pour ne jamais penser au grand rendez-vous qui vous aspire le corps et l’esprit.
Tirésias, le médecin, tente de soulager Sandrine, de rendre ses jours moins difficiles. Soins, médicaments pour chasser la douleur, offrir peut-être une douce euphorie avec les drogues. Il est étouffé dans son être, jeté hors de ses connaissances. La vie a-t-elle un sens, une raison ? Les préoccupations intellectuelles et physiques servent à quoi quand tout bascule ? Tirésias, comme l’être de la mythologie, décroche et retrouve l’élément premier, l’eau, garde sa conscience dans les profondeurs du Saint-Laurent. Parce que la vie s’appuie sur la mort pour se maintenir dans la grande mouvance. Il faut mourir individuellement pour survivre collectivement. Comme nous restons en vie par le remplacement constant de nos cellules. Nous sommes nos pères et mères et nos enfants.

Nous sommes si peu, si confinés, si attardés par la vivisection de nos particularismes qu’on en évacue trop souvent notre beauté commune. Ce qui nous unit à la nature en général. Ce qui fait de nous un élément de la nature. Nous sommes Gaïa. Le continu est en nous, insistant, persistant, sans victoires ni défaites, toujours en action dans l’illusion temporelle, la fougue imaginée, redistribuant nos poussières sur la surface du monde. (p.192)

Une écriture magnifique, des images qui tintent comme une cloche dans le matin. Difficile de se séparer de La chambre Neptune. On y revient, on aime s’y attarder dans la gravité et le silence. Un livre de méditation sur la grande aventure du présent et l’être, le temps et les limites de la médecine, l’héroïsme de certaines personnes qui accompagnent des jeunes qui s’en vont avant d’explorer les frontières du monde adulte. Un livre rare.

La chambre Neptune de Bertrand Laverdure est paru à La Peuplade, 234 pages, 22,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : Autobiographie de l’enfance de SINA QUEYRAS publié chez HAMAC.

samedi 18 mai 2013

Samson et Laverdure jouent le jeu de la vérité


Bertrand Laverdure et Pierre Samson, dans «Lettres crues», se lancent dans une correspondance à l’incitation de leur éditrice. L’échange donne des propos percutants, parfois impertinents, souvent émouvants.

Bertrand Laverdure
Pierre Samson
Les propos sur la littérature, les écrivains, le monde littéraire ont de quoi hérisser. Surtout ceux de Pierre Samson. Peu d’écrivains trouvent grâce à ses yeux.
«Réglons le cas de mon zona, puisque tu le mentionnes dans ta lettre. Admettons que c’est un problème somme toute mineur, un sain exercice de zénitude avant mon départ pour le Japon. Le pire avec ce virus, c’est la douleur constante, pulsative, quoique modérée, qui a meublé mes jours comme mes nuits. Et, franchement, encaisser un zona, c’est comme lire un roman de Victor-Lévy Beaulieu: vous savez que vous êtes confronté à quelque chose de plus fort que vous, c’est une marée puissante faite d’élancements dans un cas, polluée par d’innombrables débris littéraires [et coupants] dans l’autre, dont Ferron, Aquin, Ducharme et, bouée de sauvetage, Joyce. Peu importe de laquelle de ces épreuves il s’agit ici, l’évocation d’un dix-huit roues lancé à tombeau ouvert sur une autoroute du 450 et vous imprimant pour de bon sur l’asphalte prend alors des airs de libération.» (p.12-13)
Bertrand Laverdure, heureusement, même s’il a des idées sur ce que doit être un roman et l’écriture, se montre plus tolérant.
«…VLB, si on met sa poésie de côté, a pondu des œuvres majeures, que ce soit dans le domaine de la biographe d’écrivain (Melville, Joyce, Voltaire), du roman-fleuve, du roman poétique, de l’étude sur l’édition au Québec, de l’essai en général et du téléroman à succès. Il est un monument de nos lettres ET un histrion éhonté de notre histoire littéraire.» (p.19)
Samson ne semble guère lire ses contemporains, ce qui ne l’empêche pas d’avoir des idées tranchées, surtout sur le travail des chroniqueurs.
«Je nous demande d’éviter le piège de l’indéfinitude, zona de la prose québécoise, notamment chez nos tortionnaires en pantoufles, les chroniqueurs : Mort au «on»! Je n’en peux plus de ces fadaises indéterminées, de cette présence floue, de ce «nous» de bigleux, de ce «je» outremontais, c’est-à-dire un «nous» monarchique non assumé, et avec raison.» (.12)
Une fois à Tokyo, dans une résidence d’écrivain, Samson crache souvent dans la soupe, se moque des fonctionnaires, des manies des Japonais et peut-être aussi des siennes. Il a l’œil pour débusquer les travers de ceux qu’il approche.
Laverdure, à Saint-Ligori, découvre la vie à la campagne, fait preuve d’une franchise troublante quand il raconte ses misères de jeunesse et ses expériences.

Recherche

Quand les deux écrivains tentent de cerner le pourquoi de l’écriture ou leurs ambitions, la quête, malgré les doutes et les obstacles, devient vibrante. Les deux cherchent un ancrage au cœur des mots, un monde où l’imaginaire et le réel peuvent se colletailler. Ils bousculent leur désir de renouveler la littérature en la forçant à aller au-delà de la vie peut-être et des sentiers trop fréquentés. Comment ne pas aimer? C’est chaud, vivant, même s’ils m’ont fait rager souvent.

«Lettres crues» de Bertrand Laverdure et Pierre Samson est paru aux Éditions La Mèche.

lundi 26 septembre 2011

Bertrand Laverdure bouscule les conventions

Intriguant que «Bureau universel des copyrights» de Bertrand Laverdure. Il faut quelques pages pour comprendre l’univers dans lequel l’écrivain nous entraîne. Que dire d’un personnage qui se fait grignoter une jambe par un écureuil dans un parc, se déplace d’un continent à l’autre comme ça, en claquant des doigts.
Et puis l’auteur nous ouvre une porte. Son héros est vraiment un être de fiction avec tout ce que cela comporte. Le lecteur se retrouve dans un monde où le réel et l’imaginaire se bousculent. Une fois que l’on comprend cela, tout nous parle et nous fait accepter  les situations les plus étranges.
Imaginons un récit multiplié à des milliers d’exemplaires. Ce texte connaît toutes les sévices et les aventures. Certaines copies seront enfermées dans des bibliothèques et d’autres seront déchirées, laissées un peu partout et en proie à toutes les humeurs du temps.
«Le malentendu plane. Le personnage au corps bleu perd connaissance et tombe sur les pavés. L’enfumé continue à battre l’air autour de lui. Il pagaie avec ses bras, comme s’il tentait de se sortir d’un tunnel asphyxiant durant un grave incendie. Lorsqu’il se rend à l’évidence qu’un seul de ses bras répond, il est sur le point de paniquer, mais préfère, lui aussi, perdre connaissance. Un nouveau manchot s’ajoute à notre histoire. Qui plus est, lui aussi a perdu son bras droit.» (p.46)

Quête

En fait, c’est un peu plus compliqué. Imaginons un personnage de roman égaré dans le monde. Il cherche peut-être sa fiction et risque de se défaire au moindre incident. Plus, une foule de personnages comme lui circulent partout, abandonnés à eux-mêmes et à leurs fantasmes. Les schtroumpfs farceurs se multiplient et répètent des gags usés, incapables de s’arrêter.
Comble de malheur, on organise des visites pour touristes littéraires. Après tout le lecteur est un intrus qui met ses doigts partout dans un livre. Un visiteur qui trouve ce qu’il veut dans un roman et y interprète à sa manière ce que l’auteur a tenté de raconter. Ces curieux bousculent tout et changent l’ordre des choses.
«La police ne vient pas, parce que la police ne se déplace jamais pour emprisonner un personnage. Les personnages ont la belle vie et je ne m’en plains pas puisque je fais partie de leur ridicule aréopage. En y réfléchissant bien, j’ai tranquillement appris à devenir un personnage. C’est un apprentissage de chaque instant. Je ne l’étais pas au début de ce livre et je le suis devenu.» (p.53)
Le personnage est amputé, écrasé, emporté par les passants. Quand on est un être de fiction, on est bien fragile.
Une belle occasion pour Bertrand Laverdure de réfléchir à la nature du héros romanesque. La vie réelle et imaginée aussi. Tout peut arriver. Même basculer dans La déclaration des droits de l’Homme.

Inquiétude

Le plus inquiétant surgit quand le lecteur apprend que des y copyrights existent pour tout ou à peu près.
«Je vous explique : tout fonctionne par la pensée… …La pensée est maintenant bel et bien reconnue comme la meilleure interface qui soit. Implications directes, réactions directes, résultats directs. Nous avons réussi à mettre au point la véritable communication instantanée, sans tiers parti. Je prends le temps ici de vous relire le libellé de notre mission commerciale : «Le Bureau universel des copyrights (B.U.C.) compte servir toute personne ou compagnie cherchant à récupérer, identifier, réclamer, ajouter, inventer ou retirer une licence de copyrights autorisée. Le B.U.C. est régi par les règlements de la loi 1255 du Code des brevets temporaires et par le ministère international de tous les types de Propriétés existantes, soit les intellectuelles, les biologiques, les naturelles, les artificielles, les spéculatives, les biens meubles, les biens immeubles et même les imaginaires.» (pp.101-102)
Assez terrifiant!
Tout en s’amusant Bertrand Laverdure aborde des questions pertinentes. Sommes-nous des personnages ou de véritables humains qui agissent et se comportent librement? Le lecteur ne trouvera pas de réponses. Il devra surtout se situer par rapport à ce qu’il vit dans la réalité. Inquiétant pour ne pas dire angoissant.
Un roman surprenant.

«Bureau universel des copyrights» de Bertrand Laverdure est paru aux Éditions de La Peuplade.