Notre siècle est marqué par l’effacement des frontières, la science qui permet
le clonage ou encore de remplacer certains organes défectueux chez les humains.
La vie se prolonge maintenant au-delà de la mort. L’identité devient de plus en
plus floue avec les migrations, la multiplication des contacts, le refoulement
des cultures nationales au rang de folklore. Une langue s’impose, une culture de masse décrète ses diktats dans les médias. Le «moi» devient
multiple, vaseux, incertain et difficile à cerner. Catherine Leroux, dans Le mur mitoyen, malmène quelques tabous et
questionne ce que nous pouvons nommer le «soi».
Des jumeaux, un garçon et une
fille, séparés à la naissance, se retrouvent à l’âge adulte. Ils ne savent rien
de leur origine, s’aiment, deviennent des inséparables, des amants et des époux.
Marie et Ariel sont promis à un bel avenir. Ils peuvent changer le monde. Ils
apprennent qu’ils sont frère et sœur. Imaginons le choc, le drame dans leur vie
personnelle et publique.
Madeleine a un fils. Il doit
subir une transplantation d’un rein. Au cours de tests, elle apprend qu’elle
n’est pas la mère avant sa naissance. Non, ce n’est pas une tricherie ou une
infidélité. Ce serait trop simple. Madeleine avait un jumeau ou une jumelle et
l’un et l’autre se sont amalgamés dans le sein de sa mère. Deux embryons qui ont
fini par n’en faire qu’un. Comme s’il y avait deux êtres en elle. Comme si elle
était elle et l’autre avec deux codes d’ADN. Un moi confondu dans l’autre.
Et que dire des femmes et des
hommes qui reçoivent un rein, un foie, des yeux ou un cœur? Qui sont les
donneurs? Comment sont-ils morts? Que ressentirait un greffé s’il apprenait
qu’il a reçu le rein d’une personne assassinée, qu’il a le foie d’une femme
violée, battue et sauvagement étranglée? Il doit sa vie à un fou, un tueur. De
quoi avaler de travers.
Questionnement
Les personnages de Catherine
Leroux vivent des situations singulières, tentent de s’accommoder avec des énigmes
bouleversantes. Que vont décider Marie et Ariel qui s’aiment à en avoir mal?
«À les voir, on ne se doute
de rien. Le tremblement qui les secoue de l’intérieur est invisible. Ils se
parlent peu, ne se touchent pas, se regardent à peine. Trop dangereux. À
l’instar de Tristan et Iseult, il leur faut une épée, une lame qui les empêche
de tomber l’un sur l’autre comme les particules d’une étoile qui s’effondre sur
elle-même.» (p.114)
Des tabous que la société ne
tolère pas. Des questions existentielles se faufilent entre les mailles de ces
histoires, remettent tout en question, transforment la vie. L’ignorance
serait-elle préférable? Simon et Carmen veulent savoir à tout prix qui est leur
père. Ils se livrent à une quête obsessionnelle. Ne rien savoir peut aussi être
dévastateur.
«Le monde est un endroit
injuste où les bons deviennent mauvais de n’être jamais récompensés, où les
véritables méchants ne sont que rarement châtiés et où la plupart des hommes
zigzaguent entre les deux extrêmes, ne saints ni démons, louvoyant entre les
peines et les bonheurs, les doigts croisés, touchant du bois. Chaque être
divisé en deux, chacun avec sa faille autour de laquelle s’agitent le bien et
le mal.» (p.210)
Attraction
Les personnages de Catherine
Leroux ressemblent à des corps qui dérivent dans le temps et l’espace,
s’attirent et se repoussent comme les planètes. Ils se rapprochent
imperceptiblement pour se blesser et se perdre peut-être. Il m’a fallu du temps
pourtant avant de saisir les liens qui unissent ces femmes et ces hommes qui vivent
ici et là sur le continent américain. L’impression, pendant une bonne moitié du
roman, d’être largué par la narratrice, de bondir d’une histoire à une autre
sans voir les ponts. Et puis il y a des rencontres, des hasards et la lumière
se fait.
Juste, intrigant, troublant
et mené de façon très habile. Une toile d’araignée se développe à laquelle il
est impossible d’échapper. Des personnages convaincants, bousculés par une fatalité
qui les dépasse et va les briser. Que dire de plus sinon que Le mur mitoyen est un roman
particulièrement fascinant. Catherine Leroux aime bousculer le lecteur, lui
demander des efforts. Une finesse rare et une narration brillante qui confirme
le talent que l’écrivaine déployait dans La
marche en forêt.
Le mur mitoyen de Catherine
Leroux est paru aux Éditions ALTO.