MARIE-CLAIRE BLAIS est décédée la semaine dernière dans son lointain pays de Kew West à 82 ans. Elle venait de publier un nouveau roman, Un cœur habité de mille voix. Voilà un départ inattendu parce qu’elle avait tout plein de projets comme il se doit. Une commotion pour tous ses lecteurs, même ses proches. Elle était si secrète que ce ne devait pas être facile de savoir si elle avait des problèmes de santé ou des signes inquiétants, toute dévouée qu’elle était à l’écriture et à son œuvre. Et à ses personnages tellement nombreux qui devaient se faufiler dans ses rêves, ces « mille voix » qui la suivaient le jour et la nuit. Beaucoup d’auteurs ont réagi en apprenant ce décès. Tout à fait normal, parce que c’est la plus grande, la plus percutante de notre monde littéraire contemporain. J’ai préféré prendre un peu de temps pour me faire à l’idée qu’elle ne sera plus là, qu’un nouvel ouvrage ne viendra plus, avec des pages qui m’ont toujours emporté dans un tourbillon. Il me reste à la relire pour bien saisir encore une fois toutes les dimensions et la quintessence de cette œuvre unique, de cette écrivaine à nulle autre pareille.
J’ai croisé Marie-Claire Blais à quelques occasions. Au Saguenay d’abord, invitée du Salon du livre où j’ai eu l’honneur de l’accompagner dans différents cégeps, spécialement à Chicoutimi et à Saint-Félicien. Je l’ai déjà raconté, je m’étais préparé tout l’été en relisant ses publications d’alors en commençant par La belle bête. Environ 1200 pages parcourues et méditées pour être à la hauteur de cette écrivaine que je considérais au plus haut point et que je vénère d’une certaine façon. Nous avions eu le bonheur, Danielle et moi, de la recevoir dans notre verrière de Jonquière pour discuter dans l’intimité où elle s’avérait particulièrement chaleureuse et volubile. Après ce fut Paris et Montréal. Toujours un moment de grâce, un contact humain exceptionnel.
Je me répète, bien sûr, en rappelant qu’Une saison dans la vie d’Emmanuel a été mon chemin Damas. Oui, elle a fait tomber les écailles qui recouvraient mes paupières. Elle a été Ananie qui redonne la vue à un futur écrivain qui ne savait pas regarder autour de lui.
C’était en 1968, trois ans après la parution de son roman. Je lisais ailleurs, Ernest Hemingway, John Steinbeck, Erskine Caldwell, Victor Hugo, Émile Zola, Fiodor Dostoïevsky, Léon Tolstoï, Curzio Malaparte, Knut Hamsun, Louis-Ferdinand Céline, Jean Giono et Henri Bosco. La liste pourrait s’allonger bien sûr. J’étais curieux de tout sauf de ce qui s’écrivait autour de moi. Je courais partout comme un chien fou qui veut s’offrir toutes les odeurs de l’automne.
ILLUMINATION
La lecture d’Une saison dans la vie d’Emmanuel a été une illumination. J’ai plongé avec crainte d’abord dans l’univers de Jean le Maigre, Pomme, le Septième et de la mystique Éloïse qui finit en odeur de sainteté au bordel. Et avec comme figure centrale cette Grand-mère Antoinette farouche, menaçante, solide, porteuse d’avenir et du passé qui s’impose dans le présent. J’y retrouvais mes grands-mères, Almina et Malvina qui m’inquiétaient tant.
Marie-Claire Blais m’a fait comprendre que c’était possible de raconter des secrets de famille, les drames que l’on osait parfois évoquer quand les esprits s’échauffaient après plusieurs verres. Sans cette lecture, je n’aurais jamais rédigé La mort d’Alexandre et encore moins Les oiseaux de glace où je m’inspire de la vie de deux de mes tantes qui ont vécu un enfer à peine imaginable après avoir accepté la soumission du mariage.
Un univers où Jean Le Maigre se livrait à l’écriture de poèmes sulfureux et différentes expériences avec ses frères qu’il pouvait perdre dans la neige. Il y avait surtout la mère, une bête qui travaille aux champs tout le jour et qui subit les assauts de son mâle de mari la nuit. Toujours enceinte, elle accouche entre deux soupirs, avant de retourner à ses tâches sans jamais ouvrir la bouche. La parole appartient à grand-mère Antoinette, l’oracle par qui la sagesse arrive. C’était comme si le diable s’invitait dans une soirée et qu’on lui permettait de danser avec la plus belle fille du rang. C’était blasphémer plus ou moins, dire ce qui était étouffé et murmuré seulement dans les confessionnaux, pardonné peut-être par des hommes qui possédaient la vérité. Pourtant, j’hésite à croire que les femmes allaient avouer au curé qu’elles étaient violées par leurs maris, un frère ou un cousin, battues et traitées comme du bétail.
Le roman de Marie-Claire Blais a reçu des réactions mitigées au départ. On n’avait encore jamais vu des personnages semblables au Québec. Heureusement, il y a eu l’étranger pour la protéger. Un critique américain a parlé de génie et le prix Médicis en France a fait taire les grognons. Tout comme ceux qui avaient cassé du sucre jadis sur le dos de Louis Hémon après la parution de Maria Chapdelaine. Tous ont dû ravaler après les applaudissements de la France. Même Damase Potvin a dû se ranger et admettre que c’était un grand livre.
SUBVERSIF
J’ai lu et relu ce roman, à différentes époques, tout récemment même. Il faut bien voir les tabous que cette histoire secoue. Violence, femmes battues, inceste, viol et abus de toutes sortes par les religieux. Surtout qu’elle évoque l’homosexualité et la prostitution. Jamais les fictions de Germaine Guévremont, Roger Lemelin, Claude-Henri Grignon, Ringuet ou encore Gabrielle Roy n’étaient allées dans cette direction. Elle osait dire tout haut ce que l’on taisait depuis toujours, donnait une voix à ces éclopés largués par une société où les hommes avaient droit de vie et de mort. Grand-mère Antoinette devient la figure de proue de cette volonté de durer et de changer les choses, de faire une place aux femmes dans une époque qui doit muter et qu’elle lègue au dernier-né de la famille de seize enfants.
C’est sulfureux et subversif à souhait.
Après cet électrochoc, j’ai commencé à m’intéresser aux écrivains du Québec. Les poètes d’abord avec Paul Chamberland, Gaston Miron, Gilbert Langevin, Yves Préfontaine, Michèle Lalonde et Claude Gauvreau.
Et Roch Carrier et les nouveaux venus qu’étaient Victor-Lévy Beaulieu et les discrets prédécesseurs comme André Langevin, Gérard Bessette et même Claude Jasmin. Les romans de Marie-Claire Blais venaient drus avec son théâtre. J’ai vu L’exécution à Montréal en 1968 au Rideau vert et ce fut une expérience dérangeante. Une plongée dans le monde familier et dangereux des collèges où l’on trame le pire sans se soucier de Dieu qui savait tout alors.
À chacune de ses publications, j’étais souvent dérouté, mais continuais à la suivre parce qu’elle ouvrait des portes que je n’osais pas encore approcher. Elle était au large, à courir dans la forêt quand je tournais autour des maisons et des granges.
Quel bonheur de me pencher sur Les manuscrits de Pauline Archange et quel étonnement de me buter à ce gros roman qui a troublé le jeune indépendantiste prêt à fonder le pays. Un Joualonais sa Joualonie ébranlait encore une fois mes certitudes et mes croyances. Il y avait de la place pour le doute, le questionnement dans ce pays qui cherchait à secouer ses servitudes et à se libérer de façon souvent bien maladroite.
ÉCRITURE
Bien sûr, Marie-Claire Blais a toujours eu une langue particulière qui épousait les méandres et les nombreux détours de la rivière lente qui traverse la plaine en drainant le pays. Une écriture qui progresse en longues reptations et qui perd le lecteur pressé ou distrait. Un travail ciselé comme une pièce d’ébénisterie qui fascine et envoûte. Un souffle je dirais qui vous laisse souvent en apnée.
Et est arrivé Le sourd dans la ville où Marie-Claire s’éclate, fait voler les rivets et les liens qui maintiennent les carcans. La ponctuation disparaît et la phrase de Marie-Claire Blais mute en paragraphe, plus, en chapitre. Elle s’échappe en traçant de longs cercles pour se moquer des époques et de l’espace, suit une longue spirale qui pivote en entraînant des lieux, mélange les temps et les tragédies humaines qui ne cessent de se répéter. La langue de cette écrivaine se libère de tous les étouffements, de tout ce qui retient et assujetti.
Les romans de Marie-Claire Blais deviennent alors des territoires qui étourdissent le lecteur avec la multiplication des personnages, la description de leurs drames, de leurs espoirs et de leurs fantasmes.
Marie-Claire Blais abandonne donc l’ensemble à cordes à son quatorzième livre pour s’approprier la baguette du chef et diriger de grands orchestres avec chœurs. C’est magique, éblouissant et époustouflant. La série Soifs est exceptionnelle dans la francophonie et au Québec par ses dimensions, sa pertinence et cet univers qui est le microcosme d’une humanité qui se débat entre ses rêves et ses préjugés, ses souffrances et l’amour.
J’ai déjà parlé des fresques de Jérôme Bosch pour qualifier ces romans inclassables. C’est peut-être aussi les immenses tableaux de Jean-Paul Riopelle qui empoigne le cosmos et le traverse avec de vastes traits rayonnants qui vont et viennent comme des météorites.
Un monde unique, une écriture lumineuse et rebelle, insaisissable et riche de sédiments et de limon. Marie-Claire Blais m’a constamment emporté dans les grandes et terribles tragédies qui frappent partout où les éclopés et les marginaux se regroupent. C’est la détresse qui s’impose dans les pages de Soifs. Toujours ces exclus, ces originaux qui souffrent et sont sacrifiés sur des croix que les bien-pensants de la morale assemblent en souriant.
Les symphonies de Marie-Claire Blais retentissent dans le vent et l’espace, nous touchent dans ce qu’il y a de plus vrai, de plus juste et d’incroyable, dans ce désir d’être des humains qui se préoccupent de leur environnement et des plus démunis, des déviants qui ne correspondent pas à la norme, mais qui ont droit à l’attention et à l’amour.
Une œuvre colossale, des romans qui ont transformé la littérature d’ici et certainement celle du monde avec ses nombreuses traductions. Merci Marie-Claire Blais, d’avoir changé ma vie.
BLAIS MARIE-CLAIRE, Un cœur habité de mille voix, Éditions du Boréal, MONTRÉAL, 2021, 29,95 $.
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/marie-claire-blais-11597.html