La société est en mutation et la littérature connaît une
prolifération phénoménale. Écrire est maintenant possible pour tous. Ce n’est
qu’une question de marketing et de vedettariat. Il faut d’abord se faire voir à
la télévision ou au cinéma pour s’assurer de faire les manchettes. Les
humoristes ont commencé à prendre d’assaut les salons du livre après avoir pillé
la télévision. La culture humaniste est devenue suspecte et plus personne ne se
gêne pour ridiculiser les écrivains plus exigeants. La philosophie, la poésie
et la réflexion sont en train de devenir obsolètes. Encore plus étrange, au
Québec, il y a de plus en plus d’écrivains et de moins en moins de lecteurs.
Jean-Pierre Vidal
a enseigné la littérature à l’université, exploré des textes pour en retirer la
« substantifique moelle » comme Victor-Lévy Beaulieu le répète. La situation actuelle
le préoccupe. La réflexion est-elle une « maladie » qui ne touche que les plus de
cinquante ans ? Comment naviguer dans une société où les opinions pleuvent au
détriment des idées?
Mais
l’enseignement, même universitaire, n’est pas que recherche et combat singulier
ou étreinte avec un ou plusieurs auteurs, une ou plusieurs littératures. Il est
aussi, justement, enseignement, c’est-à-dire nécessité de convaincre, prouver,
séduire, sans que je n’aie jamais très bien su si ces trois opérations ne
constituaient pas une seule et même activité, une seule et même attitude
peut-être, innommable, incernable, et dont les deux autres ne seraient qu’une
variante, ou plutôt le spectre. Dans cet exercice, je me suis bien souvent
senti envahi par une force, une pénétration, une créativité, une science, qui
n’étaient pas les miennes. Je les sentais venir du lieu et de la circonstance.
Je n’étais que la caisse de résonnance de courants qui convergeaient vers le
texte étudié. (p.63-64)
Que ferait Érasme
dans un salon du livre ? Imaginez Platon dans un stand attendant de dédicacer Le banquet à côté de Ricardo. Vidal
pourrait le faire à sa place bien sûr. Mais il n’y a pas que cette
préoccupation dans Méfaits divers. Il
y a un côté intimiste quand il est question de la vieillesse et des traces que
nous laissons derrière nous. Y aura-t-il quelqu’un pour se rappeler notre
passage ? Il y aussi l’absurdité, la violence, la vie qui vous emportent dans
un tourbillon où les pulsions font foi de tout. Jusqu’où va aller la télévision
dans l’horreur et le sensationnalisme ? Qui se préoccupe d’un message Facebook
vieux de trente minutes ? Le passé n’arrive plus à être le passé et l’avenir est
trop lointain pour s’en préoccuper. Il n’y a que l’ici, le maintenant, le jour
de l’aujourd’hui.
SENS
Et les succès
littéraires de maintenant ? J’y reviens parce que je me questionne sur le
sujet, me demandant si tous les efforts consentis pour faire connaître les
écrivains et leurs livres ont été utiles. Je ne suis pas pessimiste, mais il me
semble que le monde en qui j’ai tellement cru est en train de s’écrouler. Les
ventes de livres sont en chute libre malgré des initiatives formidables
comme le « 12 août ». J’achète, mais est-ce que je lis ? Cet aspect ne
semble guère intéresser les libraires et les éditeurs. Je vends, donc je suis. Les
médias sociaux sont un marché où des « auteurs » offrent leur nouveau-né à tout
venant. Des textes souvent simplistes, mal écrits, gorgés de fautes, pour ne
pas dire bégayants et répétitifs. Je fréquente les médias sociaux tout en
tentant de comprendre le phénomène. Est-ce que placer une photo ou un message
sur Facebook permet de faire connaître un écrivain et de pousser un lecteur
vers son livre ? Toujours l’impression de voir des milliers de personnes crier
moi, moi à longueur de journée.
Le silence
médiatique qui entoure la parution de 666
Friedrich Nietzsche de Victor-Lévy Beaulieu est assez troublant. Trop long,
trop difficile, trop exigeant. Pas un chroniqueur ne s’est porté volontaire
dans un grand journal comme La Presse.
Silence aussi dans Le Devoir. Les
écrivains qui empruntent des sentiers peu fréquentés sont marginalisés et
ignorés. Qui lit encore Marie-Claire Blais ? Qui s’attarde à un roman de plus
de 200 pages maintenant ?
Et le lecteur, s’y
y tient vraiment, peut toujours compléter, répondre lui-même à ses questions,
comme, de fait, il l’a toujours fait, depuis que la lecture est la
lecture : ce n’est que dernièrement qu’on a formé les lecteurs à exiger
que tout soit dit, souligné, expliqué clarifié, mâchouillé. En fait, rendu
trivial. Comme si la littérature n’était qu’une forme un peu plus embarrassée
de journalisme. (p.155)
IRONIE
Jean-Pierre Vidal
aborde tout cela avec un humour vivifiant. Heureusement. Il nous entraîne dans
les salons du livre, nous fait assister à une séance de dédicaces, nous présente
un auteur astucieux qui a trouvé le moyen de stimuler les ventes en embauchant
de faux lecteurs. Vous vous souvenez des saucisses ? Plus les gens en mangent, plus
elles sont fraîches. Il y a ce côté amusant, mais l’écrivain reste perplexe sur
le monde de maintenant. Comment ne pas frissonner devant notre planète en
ébullition, une masse de réfugiés en Europe ? Toutes les valeurs éclatent. Des
fanatiques n’hésitent plus à tuer pour la cause. Faut-il se contenter de rire quand
les valeurs humaines traînent dans la boue ? Il faudrait peut-être comprendre, savoir
pourquoi nous en sommes là. La littérature a toujours servi à cela. L’écrivain s’est
fait bousculer par un nouveau barbare pour reprendre l’appellation d’Alessandro
Baricco. Ce mutant lui a volé sa parole et son rôle.
Autrefois, on
écrivait pour l’Autre, à qui il fallait mettre une majuscule, parce que c’était
une présence anonyme, non pas innombrable, mais innombrée, une présence
présupposée que peut-être on inventait, qu’on incorporait et qu’on finissait,
quand on le considérait comme un collectif, par appeler Dieu, pour simplifier.
(p.163)
Jean-Pierre Vidal devient
fulgurant quand il montre la dépersonnalisation et la cruauté du monde. La
violence des enfants, l’indifférence, l’assèchement de la langue littéraire,
l’imposture et le commerce à tout prix.
Et maintenant, on
écrit pour la foule, c’est-à-dire, comme l’a dit un auteur ancien - Sénèque ?
Ésope ? il ne se souvient plus, mais il se rappelle la citation exacte : «
la preuve du pire », argumentum pessimi.
(p.164)
Le livre que l’on vénérait
tel un objet sacré est devenu un objet interchangeable qui répète une même
formule. La rumeur marchande a inventé l’art du conteneur. L’auteur n’a pas
besoin de vivre pour que son « œuvre » se multiplie. Le cas de Stieg Larsson
est un bel exemple. L’auteur est décédé et un autre prend la relève. Ce qui ne tue pas s’approprie le monde
de l’écrivain et le pousse dans une autre direction. David Lagercrantz est ce vampire.
L’écriture devient une entreprise et l’écrivain individuel un artéfact.
PERTINENCE
Si j’ai eu un peu
de mal avec les premiers textes où l’ironie perd un peu de son efficacité, j’ai
adoré Aladin ou les partances où le
vieillissement se heurte à la cruauté des vivants. Tout comme L’ensablement où le lien entre
l’écriture et la lecture est magnifiquement exploré. Écrire est lire le monde. Et
n’est-ce pas la fonction première de l’écrivain que de chercher à comprendre la
vie ? Là, Vidal atteint des sommets.
Il accompagne Jean
Larose qui se montre très critique sur l’enseignement et les succès littéraires
de maintenant. Les deux défendent une tradition humaniste de plus en plus
méprisée.
J’aime ces
résistants dans un monde où l’image est la valeur absolue autant en littérature
qu’en politique. Vidal possède un formidable sens de la caricature qui bouscule
et fait souvent grincer des dents.
Parions qu’il n’y
aura pas file devant son stand au Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean en
début d’octobre pour s’arracher Méfaits
divers. À moins qu’il ne soudoie quelques faux lecteurs pour que le
syndrome de la file agisse dans toute sa magnificence. Il en serait bien
capable !
Méfaits divers de Jean-Pierre Vidal est paru aux Éditions de La Grenouillère, 162
pages, 20,95 $.