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mercredi 4 mai 2022

LA PAROLE PERMET DE NOUS ÉLOIGNER DE LA MORT

CHARLOTTE BIRON signe un premier roman fort intrigant avec Jardin radio. La vie parfois nous pousse en marge de la société et dans une solitude extrême. Comment lutter, combattre la maladie quand vous avez l’impression que le monde vous rejette


On découvre une tumeur à la mâchoire de la narratrice. Les médecins doivent pratiquer une intervention chirurgicale où elle risque de perdre la parole. La jeune femme, encore aux études, plonge dans une aventure terrifiante. 

«Le miroir reflète mon visage enflé. Mon menton et ma gorge sont bleus et jaunes. Il est difficile de me reconnaître. Sur la peau de mon cou, il reste du sang. Je prends la photo du jour. Je note la date et l’heure, j’avale le comprimé de morphine et j’inscris mon niveau de douleur sur dix.» (p.13)

N’ayant de contacts qu’avec les médecins et le personnel médical, la narratrice ne peut plus communiquer avec ses proches. Une terrible solitude la happe. «Les antidouleurs me donnent la nausée, ils m’empêchent de lire et de travailler, alors j’écoute la radio. Entre mes livres fermés et mon ordinateur éteint, je ne laisse presque jamais le silence noyer la pièce. Non, j’écoute des voix à la radio, des voix en direct sur les ondes, des voix dans des podcasts, des voix d’archives radiophoniques. Les voix remplissent l’air chaque jour de leurs particularités lointaines.» (p.19)

Une tumeur à la mâchoire, c’est plutôt inquiétant. La jeune femme perd pied, ses amitiés et ses amours peut-être. Parler, c’est vivre, s’affirmer et tenir sa place. «Les mots sont dits avec calme et détachement. Les mots paralysie, les mots résection, les mots greffe, les mots sont présentés avec calme et détachement. Là, sous les néons qui bourdonnent, les machines médicales et l’attirail métallique disent l’ordre raffiné du découpage de la chair, des os et des organes, la promesse que la peau et le sang seront envisagés avec calme et détachement.» (p.44)

Comme si on la privait de sa langue, de son identité, du plaisir d’embrasser, de parler, de chanter, de vivre dans la détresse comme dans l’enchantement. Elle se sent éjectée de ses études et de ses projets d’écriture. Sa vie dépend des autres dorénavant. 

 

RECUL

 

La voilà dans une chambre d’hôpital qu’elle partage avec un vieil homme qui écoute la radio. Et si c’était ça qui la rattache à la vie, ces paroles qu’elle entend, ces murmures qui lui disent que des femmes et des hommes rient, respirent, chantent et aiment tout près et si loin. 

Incapable de marcher, à cause d’une greffe (on a prélevé un os de sa hanche pour refaire sa mâchoire), elle arrive mal à s’arracher à la torpeur qui semble vouloir l’avaler. Elle s’accroche à ces présences. «On écoute la radio et on se représente tout de suite le corps de la personne qui parle. On fabrique instantanément un sourire, un visage, un regard sans même y réfléchir. On ne se contente pas des voix.» (p.32)

Nous tenons le fil de ce roman fascinant. Le mot témoigne de la vie et des idées, du monde et de ses turpitudes. Le verbe crée l’humain. La parole, c’est l’aventure, l’amour, le souffle qui permet de survivre aux jours et aux nuits. 

Ce lien la retient et la tire tout doucement vers la rive. Comme la ligne de la canne à pêche remonte le poisson à la surface. «Je rentre dans l’appartement, je rentre dans mon corps lent et maigre, je rentre à l’intérieur, je ne défais pas de valise, mais j’ai avec moi la vieille boîte en carton, celle qui contient mon walkman et la cassette des reptiles.» (p.89)

Avec tous ces enregistrements maintenant, les trépassés s’approprient la radio. Je peux écouter pendant des jours les chansons d’hommes et de femmes disparus ou encore me bercer dans les musiques de Bach et de Mozart. Le son échappe au temps et à l’anéantissement. Nous avons peut-être inventé une forme d’immortalité avec cet appareil. «C’est ce que j’aime aussi de la voix enregistrée. Elle contient chaque minute. Elle ne concède ni ne condense rien. Sa précision défie la mémoire. En même temps, elle ne respecte pas de chronologie. Elle n’ordonne pas le passé, ne restitue pas le déroulement des faits.» (p.48)

Ce sera sa manière de revenir dans un monde qui bruisse et que nous finissons par ne plus entendre. Et cette parole, la sienne, celle de la petite fille qu’elle a été et qui s’intéressait aux reptiles. «Quand j’appuie sur play, je découvre ma voix miniature, encore intacte et parfaite, ma voix en cinquième année qui parle de lézards, ma voix qui résonne pour la première fois dans un microphone. Mon sourire symétrique d’enfant de dix ans reprend vie. Mon rire crépite, éternel dans l’enregistreuse, à parler de serpents, de couleuvres et de caméléons.» (p.12)

 

PRÉSENCE

 

Un roman très fort qui fait prendre conscience du monde qui nous entoure et de tout ce qui vibre, palpite près de nous. Ces sons dans les endroits publics qui éloignent notre angoisse devant la solitude et le silence qui menace. 

Charlotte Biron m’a rappelé combien j’aime certaines voix à la radio. J’ai si souvent écouté Serge Bouchard et Jacques Languirand qui m’emportaient au plus profond de mon être. Madame Biron réussit ce miracle. Nous respirons dans ses souffrances, assommés par les médicaments et la morphine. Nous basculons dans ses fantasmes et ses rêves, les hallucinations aussi. Nous revenons avec elle pour nous faufiler dans l’espace des vivants. 

Jardin radio m’a branché sur le moment présent, à l’instant et à mon environnement sonore. Ce roman fait découvrir la beauté et l’extraordinaire merveille de la vie. Je me suis souvent attardé sur un court paragraphe pour méditer, m’ancrer si on veut dans ma voix et celle de l’écrivaine. 

Un ouvrage essentiel. 

Je tends l’oreille près du grand lac où j’habite et me demande ce que les Ukrainiens entendent avec l’horreur qu’ils vivent. J’imagine des pleurs, des hurlements, les sifflements des bombes, les explosions, «le bruit que fait la mort en tombant» comme le dit si bien Guy Lalancette. Ici, ce sont les sons de la vie, l’appel des outardes, le cri d’une corneille. Là-bas, on fait taire les oiseaux.

 

BIRON CHARLOTTEJardin radio, Éditions LE QUARTANIER, 136 pages, 20,95 $. 

https://lequartanier.com/parution/600/charlotte-biron-jardin-radio