Une conscience sociale particulière, un regard qui étonne, un monde qui se régénère en se tournant vers les valeurs essentielles que sont l’amour et l’entraide, voilà ce que nous offre Richard Dallaire dans Les peaux cassées. Le tout pourrait prendre des proportions insoupçonnées si l’écrivain consentait à se mettre au service de son texte. Il n’a pas à charger ou à rechercher l’effet. Cette «manière» était déjà présente dans son premier roman et il n’a pas réussi à brider ses élans. Tout est là pourtant, surtout dans la seconde moitié où les «dommages collatéraux» sont moins visibles.
Le
titre un peu étrange fait allusion au travail du narrateur qui rafistole les
humains dans une société en train de se désagréger. Un univers dévasté, cruel,
sanguinaire où l’amour triomphe grâce à l’empathie de Carole, une femme au
grand cœur, qui fascine les gens. Tous veulent la voir, lui confier leurs
malheurs et leur désespoir. Elle écoute au risque de se noyer dans toute cette
douleur et ces souffrances.
Univers
Rien
ne va plus dans la ville. Chômage généralisé, activités paralysées, édifices
qui s’effritent. Les affamés hantent les rues, des bandes s’affrontent, des enfants
pillent et tuent pour survivre. Heureusement, Carole fait tout oublier et protège
une petite flamme dans un univers opaque.
«Elle
me raconta être née de la mer, dans une ville portuaire sur laquelle le vent salin
s’abattait sans jamais s’essouffler. Enfant, elle traînait en bordure des
quais, nageant dans des eaux poissonneuses et se faufilant entre les filets. Le
goût salé des larmes lui était familier. Elle avait la connaissance du large;
elle savait lire les signes qui prédisent la tempête ou précèdent l’embellie.»
(p.13)
Il
y a aussi des serpents dragons au restaurant de M. Foo, des enfants de
gouttières et un homme empalé, un épouvantable, qui excite la rage des passants,
un amoureux des étoiles, un chanteur au cœur tendre, un révolutionnaire qui retournera
sa rage contre lui.
Ce
monde croupissant et barbare cerne une enclave où il fait bon vivre grâce à
l’amour et l’empathie. Je voulais tellement me laisser envoûter par cette
sirène qu’est Carole que j’ai fini par oublier «les seaux de larmes» et autres bizarreries.
«Lorsque
le monde craque de partout, il est difficile de croire que l’on peut être le
mortier qui le calfeutre. Les bulletins de nouvelles nous écorchaient l’espoir
avec leur lot de crises, d’actes terroristes et de dommages collatéraux.
Licenciement massif et résignation généralisée faisaient sans cesse les manchettes.
Au lit, je fuyais tout ça en me serrant contre Carole. La cadence de ma
respiration s’accordait avec le sifflement régulier de ses branchies.» (p.24)
Heureux
comme des poissons dans un aquarium ou un béluga dans le Saint-Laurent.
Patience
Il
a fallu de la patience pourtant avant de me sentir à l’aise dans ce monde féroce,
avant de croire en ce couple incertain qui se prépare à avoir un enfant.
«Je
suis enceinte. Ces trois mots fracassèrent l’épais rempart de silence dans
lequel Carole s’était murée. Les yeux replis à rebord d’inquiétude, elle me
tendit un bâton de plastique blanc sur lequel se dessinait dans un cercle une
croix bleue plutôt floue. Je saisis l’objet et le regardai de plus près,
espérant y trouver un bout de réalité qui m’avait échappé. Je gagnais du temps,
cherchant une réplique à la hauteur, mais les mots ne venaient pas. Je m’assis,
étourdi.» (p.97)
Même
que j’ai dû relire toute la première partie, plus de 80 pages, pour comprendre
pourquoi je m’étais senti à l’écart. Mon malaise n’a pas complètement disparu d’ailleurs
avec ces descriptions où l’auteur se fait plaisir avant tout, pratique l’art de
la périphrase qui rend l’ensemble flou, dresse un écran entre le lecteur et les
personnages.
Monde
La
façon d’appréhender la société chez cet écrivain devrait nous présenter des
choses étonnantes dans un futur pas si lointain. Il devra dompter ses démons,
se mettre totalement au service de ses personnages avant.
«Chaque
jour, la croissance de la verdure faisait oublier tout ce qui s’écroulait autour.
Du toit, on voyait toujours plus de bâtiments s’affaisser. La ville se
recroquevillait, broyant ses habitants dans son ventre. Notre immeuble, lui,
était une aire protégée au cœur d’un monde qui s’effritait.» (p.163)
Un
roman fort séduisant qui aurait pu être un petit bijou en se tournant vers la
simplicité.
Les
peaux cassées de Richard
Dallaire est paru aux Éditions Alto.