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dimanche 28 avril 2019

SOMMES-NOUS TOUS DES EXILÉS


MIGRER, QUITTER SA VILLE, même volontairement, n’est jamais chose facile. Surtout si on aime un coin de pays et que l’on y a vécu des années heureuses. C’est le cas de Morgan Le Thiec, une Bretonne d’origine, qui a abandonné sa famille pour séjourner un an aux États-Unis d’abord, à Boston, avant de s’installer au Québec et de trouver un travail. Elle a dû s’acclimater et se faire un présent, un avenir à défaut d’y avoir une histoire qui s’ancre dans le passé. Voilà une problématique actuelle que celle-là. Comment migrer, pourquoi le faire et arriver à connaître une certaine harmonie dans sa nouvelle société tout en respectant les autres et ses convictions. Cette question ne cesse de faire les manchettes dans les médias pour de bonnes et mauvaises raisons.

Nous entendons beaucoup parler des réfugiés qui sont forcés de quitter leur coin de terre. Partir, pour eux, devient une entreprise de survie. Leur ville est dévastée par les bombes, des combats et des atrocités où il est impensable de faire une vie normale. La guerre frappe partout et chaque respiration est quasi un miracle. S’accrocher, rester, c’est dire oui à la mort et accepter de vivre caché dans des ruines. Aucun futur n’est possible dans ces régions où les explosions martèlent chaque geste du quotidien.
Ces émigrants arrivent souvent dans un pays d’accueil qu’ils n’ont pas choisi et qu’ils ne connaissent pas. Le hasard fait les choses bien ou mal. On imagine le choc d’une famille qui quitte la chaleur et les jours ensoleillés pour se réveiller dans la grisaille d’un hiver qui ne sait pas s’en aller, le froid, la glace et la sloche, ce que nous subissons au jour le jour avec plus ou moins de résignation. Tous les gestes quotidiens deviennent si étranges alors, à commencer par l’obligation de chausser d’énormes bottes, de passer des vêtements chauds et de pelleter la neige pour sortir de la maison. Que dire du verglas et si, par malheur, ces nouveaux citoyens se retrouvent dans une zone où la crue des eaux transforme sa rue en fleuve, il y a de quoi hurler. Il est certainement normal de se demander pourquoi ils se sont installés dans un tel pays.
Et il faut tout apprivoiser ! La langue d’abord. S’ils ne parlent pas le français, les voilà des enfants qui doivent tout redécouvrir. Apprendre le nom des choses et à communiquer. Ils sont des analphabètes plus ou moins. Manger, faire les courses, rencontrer certains responsables, trouver un emploi, envoyer les jeunes à l’école devient un véritable défi.
Ce n’est pas le cas de Morgan Le Thiec, bien sûr. Elle a choisi volontairement de partir. C’était naturel chez elle, comme allant de soi, une manière d’empoigner son futur dès ses premiers regards. Elle savait que son avenir se ferait dans un autre pays que la France et sa Bretagne.

L’ailleurs, c’était les premiers toits de tuiles, ces toits de couleur ocre qui remplaçaient l’ardoise des maisons bretonnes. La vue de ces tuiles me ravissait. (p.17)

Des vacances, la fascination des départs, des agglomérations où l’on ne vit pas comme dans sa petite ville. Il y a peut-être des femmes et des hommes qui savent qu’ils vont migrer dès qu’ils sont conscients, qu’ils peuvent échapper à leur peau et se transformer en quelque sorte.
Je connais des Bretons qui se sont intégrés au Québec même s’ils râlent contre l’hiver tout comme nous. Nous passons notre temps à maudire la neige et le froid, la pelle et la souffleuse, à imaginer les palmiers, ses pieds nus sur le sable. C’est un commerce lucratif que de vendre de la chaleur et un coin pour étendre sa grande serviette devant la mer. Ils font rêver à la télévision avec une éternelle jeunesse, les cocktails et les couchers de soleil sans commencement ni fin.
Mes amis bretons se sont installés, mariés et occupés de leurs enfants, ont travaillé à secouer le pays comme j’ai pu le faire pendant des années. Nous avons partagé un art de vivre, de faire, malgré nos provenances différentes. Quelques-uns sont devenus des écrivains pour dire qui ils sont et raconter leurs expériences. Des hommes et des femmes précieux.

ORIGINE

Pourtant, malgré les efforts, la bonne volonté, le lieu d’origine, celui des premiers mots, des premiers pas, des premiers regards reste et marque l’esprit de façon indélébile.

Le pays d’avant devient le pays idéalisé, celui du retour rêvé. Et le pays d’accueil devient celui qui ne permet pas ce retour, celui qui sonne le glas d’une identité magnifiée par l’éloignement. J’ai vécu cela, je le vis encore aujourd’hui, avec davantage de lucidité peut-être. (p.21)

Je ne peux m’empêcher de songer à ces exilés de l’intérieur, de ceux et celles qui abandonnent une région, un village pour migrer en ville. Ceux qui comme moi sont partis à dix-huit ans pour faire des études, devenir un autre en s’éloignant de ses repères. J’aborde le sujet dans L’Orpheline de visage. Quitter son coin de pays, des proches, la famille, des lieux et des espaces où l’on respire à largeur d’horizons pour s’installer dans une grande métropole, perdre le ciel et l’herbe des champs, se retrouver sur une rue pétrifiée où la nature étouffe dans un parc n’est pas facile. Et la terrible solitude alors, l’impression d’être Caïn et de devoir tout recommencer, tout apprendre. La certitude de ne plus rien savoir.
Morgan Le Thiec vit l’hésitation entre le Québec et la Bretagne, rêve d’y revenir et de rentrer chez soi. Même en étant un migrant de l’intérieur, la marche arrière s’avère difficile pour ne pas dire impossible. J’ai vécu l’expérience après quelques années, mais j’étais devenu étranger. J’avais rompu le fil. Il me manquait un bout de vie avec ceux que j’avais abandonnés. Plus rien ne pouvait être comme avant. Le village que j’avais quitté n’existait plus que dans mes souvenirs.
C’est souvent l’entreprise de l’écrivain d’osciller entre les images du pays perdu et la réalité nouvelle.

L’appel du retour est inexplicable, viscéral. La peur de revenir l’est tout autant : maux de tête ; maux de ventre ; insomnies. (p.87)

Abla Farhoud a magnifiquement décrit cette tragédie dans son récit Au grand soleil cachez vos filles. Le retour devient un drame malgré le rêve, l’idéalisation du lieu d’origine, de cet espace qui reste statique dans les souvenirs et ne correspond plus à la réalité. L’enfance s’éloigne lentement, qu’on le veuille ou non. Nous gardons des images de ce pays qui ressemble à d’anciennes photos qui perdent peu à peu leur signification et de leur importance.
 
ATTACHEMENT

Morgan Le Thiec est attachée à des lieux, des odeurs, des sons, le bruit des vagues de son coin d’origine. Comment puis-je oublier le vent dans les forêts de cyprès, la chaleur l’été qui mijote dans les fougères, la poussée des outardes en automne et au printemps comme une promesse de renaissance, l’air qui vibre de façon si particulière dans les bleuetières de mon enfance. Ce paysage s’est incrusté en moi et a fait ce que je suis. C’est une partie de ma peau, de mon souffle et de mon regard.
Ce qui est intéressant avec madame Le Thiec, c’est qu’elle enseigne le français, langue seconde, à des arrivants depuis son installation au Québec. Ce travail la garde constamment en contact avec les difficultés d’adaptation, ces petites choses qui deviennent énormes et parfois des tragédies dans la vie du nouvel arrivant. C’est peut-être ce qui fait qu’elle a du mal à se sentir chez elle au Québec. Surtout qu’elle ne semble pas avoir de très bons contacts avec les Québécoises qu’elles croisent.

Elles n’ont rien à voir avec ces Québécoises « pure laine » bouffies de culture nord-américaine, maladivement compétitives, que tu dois supporter de temps à autre, malheureusement. (p.69)

Je dois dire qu’une phrase semblable me laisse dubitatif.

RÉFLEXION

Reste que l’écrivaine, dans ce livre où elle s’accroche à des mots clefs, nous entraîne dans une réflexion essentielle, appelant au passage d’autres grandes migrantes : Marie Cardinal, Nancy Huston et Alice Parizeau. Cette question est importante, parce que nous sommes confrontés de plus en plus à cette réalité avec la mobilité des populations, les déplacements que le travail exige. Les exilés de l’intérieur doivent aussi faire la part entre le pays d’origine et le point d’atterrissage.
Nous sommes peut-être maintenant tous devenus des nomades mal adaptés, des gens qui sont forcés de réinventer leur regard sur le monde. Madame Le Thiec, nous rapproche de cette fameuse appartenance, à des façons de faire, de penser qui forment le vivre ensemble dans le respect et l’harmonie. Pas chose facile, on le sait actuellement au Québec avec ces dérives inquiétantes autour de la laïcité. Tous rêvent d’un ancrage dans un lieu, des mots et des manières de dire et de faire. L’humain est un individu de culture et il a besoin d’un espace pour s’épanouir et offrir un avenir à ses héritiers. Tout change, rien n’est statique. Si l’endroit où il a choisi de s’installer le déçoit, la situation peut devenir difficile et malsaine.
J’ai aimé le questionnement de madame Le Thiec même si elle semble se complaire dans un certain flou, un entre-deux qui doit être temporaire pour le migrant parce que s’y accrocher, c’est s’empêcher de faire le saut dans cet ailleurs qui a tant fasciné la jeune fille de Bretagne. Elle est souvent touchante et particulièrement émouvante. 


DICTIONNAIRE MÉLANCOLIQUE DE MON EXIL de MORGAN LE THIEC est publié à LA PLEINE LUNE, 2019, 168 pages, 21,95 $.

  
http://www.pleinelune.qc.ca/titre/488/dictionnaire-melancolique-de-mon-exil