ON DIRAIT UN TITRE DE STANLEY PÉAN. Une idée comme ça. Sombre est la nuit est bien un roman de Brigitte Haentjens, son deuxième, à paraître aux Éditions du Boréal. On connaît surtout la femme de théâtre, beaucoup moins que l’écrivaine, du moins dans mon cas. Un ouvrage constitué de courts fragments, comme si j’avais devant moi des extraits ou des morceaux rescapés d’un texte beaucoup plus imposant. Un couple est en vacances au Mexique et lui ne trouve rien de mieux à faire que de traîner près du bar, du matin au soir, distribuant de généreux pourboires aux serveurs qui lui apportent ses verres d’alcool. Sa seule idée semble de s’imbiber méthodiquement sans se préoccuper de ce qui se passe autour de lui. Elle parle enfin, s’adresse à lui dans une sorte de procès implacable.
Le roman de Brigitte Haentjens a longtemps patienté dans le rayon des nouveautés. Le livre, paru en septembre 2022, soit il y a presque un an, a toujours été effacé par les volumes qui se multiplient à certaines périodes de l’année. Et l’été, calmant un peu les choses (pas du côté de la météo) je me suis décidé à aborder cet ouvrage qui ne m’attirait pas tellement. Le titre peut-être, la présentation. Une page couverture où l’on voit un personnage, on présume que c’est une femme, de dos. La tête est totalement absente. Une colonne vertébrale striée de lignes, comme s’il s’agissait d’éclairs qui vrillent le ciel un soir d’orage.
Il faut un certain temps avant de saisir ce roman où la narratrice s’adresse à l’homme dans un long monologue. Un constat, la description d’une relation amoureuse qui en est à ses derniers soubresauts. Elle ne peut plus communiquer avec ce compagnon qui s’éloigne de plus en plus. Mais, ont-ils déjà eu une vraie vie de couple ?
J’ai dû être persévérant (sans jeu de mots) pour comprendre la mécanique de ce récit. La première interrogation surgit à la page 36. « Et votre intelligence ? La considérez-vous comme quantité négligeable ? » J’ai allumé alors. Je suivais cette femme dans une analyse. On connaît la formule. La patiente parle et le professionnel n’intervient que pour mettre le doigt sur une question que son interlocutrice tente d’esquiver. L’esprit humain étant capable de toutes les manœuvres et de bien des diversions pour contourner un problème, il faut souvent le ramener dans le bon chemin. Le spécialiste garde sa neutralité, réussit parfaitement à préserver sa distance malgré ses réactions.
La narratrice ignore les remarques la plupart du temps. Et étant elle-même psychanalyste, elle ne pouvait qu’emprunter cette voie pour aborder sa relation avec son compagnon. Une sorte de déformation professionnelle.
PARCOURS
Les deux ont fait des études poussées à l’université expérimentale de Vincennes, une institution libre, fondée dans la foulée de mai 1968, vivant des moments saisissants, rencontrant des sommités fascinantes.
« Pourtant, tous les philosophes de l’époque et les plus étincelantes personnalités intellectuelles s’y bousculaient pour y professer. Cela créait une émulation, voire une compétition, qui servait sans aucun doute la qualité de l’enseignement, particulièrement brillant. Dans les allées, outre Deleuze, Lyotard et Guattari, on croisait Foucault, Hélène Cixous, Robert Delort, Guy Hocquenghem, Henri Laborit ou Toni Negri. » (p.61)
La jeunesse née après la Deuxième Guerre mondiale défile ici avec ses questionnements, ses hésitations, son désir de changer la société. Voilà un regard critique et clinique, je dirais, sur la génération qui a suivi ce moment horrible de l’histoire européenne. Les filles et les garçons n’avaient pas connu les atrocités de ce terrible conflit, mais ne voulaient plus de semblables dérives. Ils cherchaient de nouvelles références et une communauté plus juste.
Il est assez étrange de constater que les universitaires se sont tournés souvent vers le marxisme, Mao et Trotski. Il fallait abattre le capitalisme source de tous les malheurs et inventer une solidarité différente. Ils étaient en sociologie, en littérature, en anthropologie, en psychologie et en philosophie. Tous contestaient les enseignants, intervenaient dans les cours, militaient dans des groupes politiques et répandaient la bonne nouvelle aux portes des usines tôt le matin.
Comment pouvaient-ils fermer les yeux sur les dérives du communisme avec Staline et Mao, devant l’expérience horrible du Cambodge ? Il y avait dans ce militantisme une ferveur religieuse, du moins au Québec, assez étonnant. Un aveuglement aussi.
Leur arme était la parole et leur logique obstinée disséquait tous les arguments qui n’étaient pas les leurs. Jamais une concession aux gouvernements et aux capitalistes. Toujours à l’avant dans les conflits et particulièrement conservateurs dans leur couple. Brigitte Haentjens m’a fait remonter dans le temps. Certains ouvrages me forcent à me questionner et à revoir certains moments de mon parcours. Comme si un grand pan de ma vie de militant syndical revenait avec les camarades qui avaient réponse à tous les problèmes que nous affrontions dans nos milieux de travail.
MILITANTISME
J’étais alors membre de la CSN, président de syndicat et toujours présent aux réunions du conseil central tout comme aux congrès de la Fédération nationale des communications qui regroupaient les journalistes. Ils étaient quelques-uns, des enseignants au cégep, des militants marxistes, vissés devant les micros. Ils accaparaient les temps d’intervention et débitaient leurs concepts comme des leçons mal apprises. Ils finissaient par exaspérer tout le monde, semaient la grogne dans les instances. Michel Chartrand ne manquait jamais une occasion de les pourfendre et de leur dire de fonder leur parti politique où ils auraient tout le champ libre pour faire valoir leurs idées.
Ces militants restèrent des marginaux au Québec, des perturbateurs dans les réunions syndicales et ne réussirent jamais à convaincre les travailleurs malgré leur présence aux portes des usines, particulièrement celles d’Alcan au Saguenay–Lac-Saint-Jean. Ils répétaient des formules comme nous avions récité des prières au temps de notre enfance.
COUPLE
L’homme et la narratrice se sont croisés à l’université de Vincennes et ont fini par former un couple. Elle, en admiration devant ce compagnon d’études.
« Jeune, tu avais l’aura des intellectuels que j’admirais. Tu brillais. Tu prenais la parole et ne la cédais pas, avec la placidité de ceux qui savent séduire et convaincre. Tu parlais des heures, tu parlais inlassablement. Grâce à ton habileté dialectique, à l’éclat de ton esprit, tu disloquais tous les arguments, écrasais les résistances et ne lâchais jamais rien. Tu affichais une assurance d’autant plus impressionnante à mes yeux que j’étais plutôt timide et mutique. » (p.21)
Les deux s’installent dans leur routine, militant, discourant, faisant l’amour un peu mécaniquement. Il faut que la chair exulte comme chantait Jacques Brel à l’époque. Il la domine et elle se fait obéissante malgré ses études et ses réussites. Ce qui importe c’est la parole de celui qui sait et qui s’impose dans les réunions et les salles de l’université. Toujours prêts à affronter les forces de l’ordre pour libérer la classe ouvrière, prêchant l’égalité et la fraternité, travaillant à renverser la société capitaliste, fermant les yeux sur les dérives communistes où l’on éliminait les opposants. Un aveuglement de certains intellectuels (Jean-Paul Sartre en premier) qui ont mis bien du temps à le reconnaître, s’acharnant à soutenir l’indéfendable.
Ce type de personnage s’est imposé dans la littérature et plusieurs écrivaines ont décrit ces révolutionnaires qui pouvaient discourir pendant des nuits sans reprendre leur souffle, prônant l’équité, la liberté et le partage tout en se comportant en petits despotes dans leur intimité. Je pense à Francine Noël avec Maryse, à Danielle Dubé dans Les Olives noires, à La femme du stalinien de France Théorêt.
CONCEPTS
Pourquoi les baby-boomers, du moins les plus scolarisés, se sont gargarisés avec des concepts, des théories, sans jamais parvenir à les concrétiser dans les groupes où ils militaient ? Jamais ils n’ont réussi à incarner leurs propos et souvent, après une période maoïste ou trotskyste, ils devenaient de farouches défenseurs du capitalisme. Comme si cela n’avait été qu’une folie de jeunesse, qu’un jeu et que les mots et les idées qu’ils soutenaient avec acharnement alors n’avaient plus d’importance.
C’est troublant.
Ça explique peut-être pourquoi nous sommes devant une catastrophe planétaire. Nous avons suivi aveuglément des diktats après ces années de contestation, misant tout sur le développement et l’économie sans tenir compte des possibilités de la Terre, accentuant du même coup les inégalités, gardant des continents dans la misère et la pauvreté. Nous avions besoin de formules, de certitudes pour combler la mort de Dieu et la perte du sacré. Un terrible saccage comme résultat.
Sombre est la nuit a le grand mérite de nous rappeler les préoccupations d’une génération et ses dérives. Nous avons fait souvent fausse route en nous accrochant à des concepts abstraits sans l’incarner dans notre vie intime. Tout cela malgré le féminisme, l’écologie et le mouvement hippie. Un roman sombre comme le dit le titre, mais direct et tellement bien mené.
L’impression de regarder dans un rétroviseur et de constater le gâchis. Parce que nous sommes responsables de ce désastre environnemental, tous, qu’on le veuille ou non. Personne ne peut se laver les mains et dire qu’il n’y est pour rien. Et comment s’arracher à ces discours creux pour aborder les vrais problèmes quand le Moi est devenu un dogme incontestable. Comme le dit si bien Jean Désy dans Être et n’être pas : « L’humanité devra apprendre à juguler cette emprise strictement “imaginaire” dans laquelle elle semble se complaire et qui a de moins en moins à voir avec la paix et la sérénité. »
Portrait d’une génération de militants qui s’est comporté en aveugle, croyant que l’on pouvait tout changer par la dialectique et la parole, sans l’incarner dans son âme et son corps.
HAENTJENS BRIGITTE, Sombre est la nuit, Éditions du Boréal, Montréal, 232 pages.
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/sombre-est-nuit-3949.html