J’AI SOUVENT LU SERGE LAMOTHE et curieusement, je
n’ai jamais abordé l’un de ses livres dans mes chroniques. Difficile à expliquer.
Quand on fréquente le roman tous les jours comme je le fais (une véritable maladie chronique), il arrive que des ouvrages lus et soulignés
s’empilent et qu’ils ne trouvent pas leur niche sur le blogue. Une quinzaine de
titres attendent actuellement, certains patientent depuis des mois et plusieurs
échapperont au supplice de la chronique. Il faut toujours un certain temps pour
cerner la démarche de l’écrivain, le comprendre et le questionner. Impossible d’oublier
Oshima cependant. Une quête
d’identité et de vérité qui m’a secoué pour ne pas dire autre chose. Surtout, un
texte qui flotte, vous berce et vous entraîne imperceptiblement comme une
rivière qui semble totalement immobile. Un chant plutôt qui fait tendre
l’oreille et ne vous lâche plus. Un moment de lecture rare. C’est toujours ce
que je recherche. Un écrivain qui me bouscule, dérange et fascine.
Akamaru est né d’une mère française et d’un père japonais.
Après ses premières années au Japon, il suit Amandine qui rentre en France, son
pays d’origine. Il est à peine sorti de l’adolescence qu’il doit muter en
quelque sorte. Amandine s’installe à Paris et lui qui a toujours vécu dans la
solitude et la nature, doit s’adapter. Une histoire qui pourrait être banale,
convenue même si l’écrivain se contentait de raconter les tiraillements entre les
origines japonaises du personnage et la vie française imposée par sa mère.
Serge Lamothe invente une dystopie que l’actualité évoque
depuis des années et que les scientifiques peignent à grands traits. La
catastrophe décrite par les écologistes, ceux que l’on a traités d’alarmistes
dans les officines gouvernementales ou médiatiques, n’est plus une fiction.
Tout ce qui est électronique, « intelligent », robotique et technologie de
pointe s’arrête dans un grand hoquet. La fin du monde ? Du moins un mode de vie bascule.
Nous sommes en 2043, autant dire demain. Le « grand bogue » que
l’on prédisait en l’an 2000 n’est plus une fable. Le monde virtuel qui a envahi
toutes les sphères de la société s’éteint. Plus rien ne fonctionne et les populations
se trouvent désemparées. Les survivants doivent faire un terrible bond en
arrière et les lois de la jungle refont rapidement surface. Comme si, malgré
tous les gadgets, les savoirs et les découvertes technologiques, les humains
demeuraient des primates qui peuvent se massacrer quand les contraintes
sociales se relâchent.
Tous sonnaient l’alarme et parlaient, comme Amandine, d’un monde à
l’agonie ; mais aucun ne semblait soupçonner de quelle manière fulgurante et
radicale nous allions sombrer dans le chaos. (p.15)
Les transports rapides, les communications instantanées, les
implants, les contacts tactiles et virtuels, tout cela devient une
quincaillerie encombrante. Il faut retrouver des instincts, des réflexes que
l’on avait oubliés et se battre souvent pour manger et dormir. Paris ressemble
de plus en plus à une ville bombardée. Tout s’est enrayé. La catastrophe est
peut-être planétaire, on ne sait trop. Les médias d’information se sont tus.
Christian Guay Poliquin, dans ses romans, nous a décrit un
monde où tout se déglingue pour des raisons inconnues. Dans Le fil des kilomètres et Le poids de la neige, l’écrivain place
ses personnages dans une société qui replonge brusquement dans la barbarie. La
loi du plus fort s’impose et les guerres de clans sont fréquentes. Il faut tout
réinventer pour survivre, lutter contre la nature et se méfier d’un voisin qui
peut se retourner contre vous à la moindre occasion. Chacun doit retrouver l’instinct
en soi, la bête débrouillarde et surtout défendre sa vie et son territoire avec
acharnement.
RETOUR
Akamaru a vu l’arrivée des barbus en France qui se sont imposés
partout. Les extrémistes religieux et les factions armées radicales
s’affrontent. On peut presque parler de guerre civile. Serge Lamothe n’étonne
pas pourtant. Il est beaucoup question de ces intégrismes dans les manchettes
de nos journaux, dans les débats sur les immigrants et les réfugiés. Paris est une
ville en ruines. Toutes les grandes cités du monde se transforment en jungle et
les rues sont des gouffres et le lieu de tous les affrontements.
Une lettre d’un ami, de la petite île d’Oshima au Japon, apprend
à Akamaru que Tetsu, son père, est mourant. Déchirements, désirs de retrouver un
homme mal aimé, crainte d’abandonner sa mère en cette période trouble. Amandine
le pousse à partir cependant, comme si elle voulait l’éloigner. Même que son
amoureuse Leila se met de la partie.
Chacun de nous a son chemin
de vie, Petite Boule, une voie qui nous appartient en propre. Tu as une route à
suivre, j’en ai une autre, et Amandine la sienne. Rien ne peut altérer cela ni
changer nos parcours respectifs. Nous demeurons à jamais d’insondables mystères
les uns pour les autres et, bien souvent, pour nous mêmes. C’est ainsi que nous
nous construisons de l’intérieur et c‘est de la même manière que nous allons
vers notre destruction. C’est toujours le même chemin : celui par lequel
nous venons au monde et celui par lequel nous le quittons. L’unique voie, c’est
la nôtre. (p.49)
Tous les moyens de communication ultrarapides sont en panne. Il
faut marcher, miser sur le hasard, sauter dans un camion au risque de sa vie. L’aventure
comme on la vivait avant les transports aériens et les trains à grande vitesse.
Surtout, éviter les groupuscules qui patrouillent et ne cherchent qu’à vous
dépouiller. On retourne à l’époque où on prenait des mois pour traverser un
continent comme l’Asie.
Le voyageur croise de bons samaritains, affronte tous les
périls au risque de sa vie. La planète est détraquée et les déserts sont devenus
des pièges. Quand ce ne sont pas les fanatiques qui vous cernent, ce sont les
éléments de la nature qui se déchaînent. Il progresse lentement grâce à la
générosité de certains hommes et des femmes. Il y a encore du « bon monde »
malgré la misère et la faim. Plus qu’un voyage, Akamaru vit une mutation au
cours de ses péripéties. Il découvre surtout l’empathie, l’amour, des gens mus
par un idéal et qui luttent farouchement pour des principes que l’on avait étouffés
avec les gadgets électroniques. Akamaru fait face à l’humain dans ce qu’il a de
meilleur et de pire. Il réussit sa traversée de l’Inde, parvient au Japon grâce
à l’aide d’un jeune garçon qui fait preuve d’une débrouillardise étonnante.
Il retrouve les siens, Kiyo-san et Kohana avec qui il a vécu
les premiers émois de la sexualité. Partout, c’est la désolation. Le Japon est
irradié par les centrales nucléaires abandonnées et le sol contaminé. Il faut piller
les maisons pour trouver des réserves et se nourrir, creuser la terre et
enlever la couche dangereuse avant de semer. Tout recommencer, tout reprendre à
zéro en ayant l’impression d’être les seuls survivants.
FAMILLE
Son père est décédé, bien sûr, avec le temps et le meilleur ami
de la famille a pris un coup de vieux, souffrant d’Alzheimer, mais ayant encore
ses bonnes journées. Les souvenirs affluent dans ce lieu familier et idéalisé. La
maison de son enfance, des objets qui sont là, comme des témoins qui recèlent
des secrets qu’il ne faut pas remuer.
Il m’est impossible de tout restituer dans ce cahier. J’étais si
ému que mes souvenirs de cette première soirée s’embrouillent dans mon cerveau
de façon lamentable. En réalité, ces discussions ont dû se chevaucher et
s’étirer sur quelques jours. Il n’a pas été facile de rattraper vingt longues
années d’un silence que nous devions maintenant briser avec beaucoup de
délicatesse et de circonspection. (p.156)
C’est tout ce qu’ils peuvent faire : briser le silence,
ressasser des souvenirs, écrire dans un carnet pour comprendre et faire des
liens. Akamaru organise la vie avec l’aide de Kohana et du jeune Basu, son
compagnon d’infortune. Mais comment faire table rase du passé et inventer une
communauté nouvelle ?
Mettre ses pieds dans les empreintes de son enfance est
toujours un peu périlleux. La mémoire est un outil dangereux. Dans la maison de
ses parents, il finit par trouver les lettres de sa mère et de Kiyo-san. La
vérité le foudroie. Tetsu n’est pas son père et Amandine a été l’amante du
vieil homme souriant qui se perd dans les trous de sa vie ou évoque son travail
avec le cinéaste Kurosawa. Bien plus, Kohana est sa sœur et leur amour devient tabou.
Mentir encore, se taire, est-ce possible quand on est dépouillé du monde et de
son environnement ?
ILLUSIONS
Cette civilisation technologique que l’on disait parfaite et
qui distillait le bonheur dans tous les aspects du quotidien n’aura été qu’un
mensonge éhonté. Tous les gadgets ont surtout servi les grandes entreprises et les
manipulateurs qui ont profité de leurs semblables. Une société du faux et de la
dépossession. Amandine a menti à son fils et voulu protéger les secrets de la petite
île d’Oshima en s’enfuyant. C’est sans doute pourquoi elle a poussé son garçon
à revenir, pour qu’il sache et mette la main sur son histoire. Que vaut la
vérité quand tout est mensonge autour de soi ? Est-il possible de vivre sans la
duperie ? Akamaru devient complice de cette tromperie héréditaire qui l’a tant fait
souffrir. Il faut survivre, mais tout se précipite. Kiyo-san choisit de «
marcher dans la mer » pour ne pas avoir à s’expliquer. Kohana devine tout et sa
vie n’est plus possible. Si le mensonge étouffe, la vérité peut tuer.
Nous mentir à nous-mêmes et aux autres, c’est ce que nous aurons
tous fait le mieux : toi, moi, Amandine, Leila, Kiyoharu et même Tetsu.
Nos mensonges ont brûlé dans les temples, ils se sont répandus dans les
rivières et ils ont corrompu jusqu’à la mer, réveillé des volcans et provoqué
des raz-de-marée ! Ils se sont posés sur chacune des branches du ginkgo et ils
ont essaimé partout dans l’univers, portés par un vent furieux ! Vos mensonges
vous libéreront ! Ah oui ? Mais de quoi ? De la crainte d’être soi. De devenir
notre seul et unique possible. (p.277)
Et cette catastrophe planétaire, serait-ce la fin du mensonge ?
Le retour de la vérité qui s’impose dans toute sa cruauté ?
QUESTION
Serge Lamothe pose le doigt sur une problématique que nous
refusons souvent d’aborder. Le rêve et les manipulations de notre civilisation mettent
la planète en danger. Tout est faux, illusions que l’on entretient avec un art et
un acharnement sidérant. Comment faire table rase, tout balayer et
recommencer ? Nous sommes tous marqués par le mensonge et incapables d’imaginer
une existence où il faudrait s’avancer tout droit dans la vérité.
J’ai refermé Oshima
avec un mal-être terrible. Est-ce que tout a été faux dans ma vie, qu’illusion
? Chose certaine, Serge Lamothe ébranle des fragilités et nos fictions, nos jours
faits de grandes et petites tromperies, de mirages que nous entretenons comme un
bonsaï. La catastrophe planétaire dans laquelle Akamaru se déplace, il la porte
dans sa pensée et ses gestes. Comment échapper à soi alors ?
Terrible lecture, roman à la foi sombre et lumineux, quête qui
nous pousse au bout de soi et secoue toutes les illusions. La seule vérité que
nous ne pouvons tronquer ou pervertir est certainement la mort. Faudra-t-il accepter
de disparaître pour renaître ? Peut-être que l’avenir s’est réfugié chez les
jeunes du tiers-monde, tout près du petit Basu qui a su se débrouiller et faire
face à tous les dangers. Partout en Occident et en Orient, nous sommes carencés
dans nos corps et nos esprits. Terrible constat, magnifique roman d’angoisse et
de peurs, de craintes et de questionnements. Grand brassage de la pensée qui
m’a fait me voir dans toutes mes contradictions et mes illusions.
LAMOTHE SERGE, OSHIMA, Éditions ALTO, 2019, 296 pages, 26,95 $.