CAROL LEBEL publie encore et toujours même si les médias ne
parlent jamais de lui. Il vit pour son art et par sa poésie dans sa maison de
Québec, entre un tableau et un bout de poème, méditant dans sa verrière dissimulée
sous la vigne. Il respire au milieu des livres de poésie que l’on retrouve partout dans la maison. Il est le seul que je connaisse à acheter tous les
livres de poésie qui se publient au Québec. Tout comme les journaux d’écrivains
et les carnets dont il raffole. Il vient de m’offrir Carnet du vent 3, une belle série que j’ai lu en prenant mon temps,
m’accordant des petits espaces pour jongler avec ses mots et ses images. Cette
fois, il donne toute la place aux mots, délaissant ses tableaux colorés et un
peu mystérieux qui s’imposent dans les premiers carnets.
Je connais Carol Lebel depuis 1980,
autant dire toute une vie. Il publiait alors pour la première fois. Nous avions
décidé plus tard de faire un lancement conjoint. C’était pour Les Oiseaux de glace dans mon cas et peut-être
pour À la sortie du corps,
je ne sais plus pour lui. En page couverture de mon roman, il y avait la magnifique
reproduction Femme et froidure du
peintre Jean-Guy Barbeau que nous avons accompagné dans sa recherche, ses rires, nous
attardant devant ses grandes peintures lumineuses jusqu’à la toute fin. Des
tableaux que je regarde souvent dans ce livre où l’on retrouve toutes les
toiles importantes de Jean-Guy. Un cadeau inestimable de cet homme généreux et sensible.
Carol, avec sa passion pour la peinture, était devenu très proche du peintre.
J’aime particulièrement ses femmes au visage lunaire, hallucinées et comme en
transe qui semblent s’échapper pour courir à leur perte. Ou bien encore ces
grands tableaux où les personnages semblent retenir le temps.
Carol a été de l’aventure de Sagamie-Québec, une coopérative
d’édition que nous avions fondée avec un groupe d’amis et l’aide de
souscripteurs dans les années 80. Nous avons publié son recueil Difficile de respirer dans les yeux des
autres et À la sortie du corps.
Des livres magnifiques. Carol est allé par la suite au Loup de Gouttière, à l’Hexagone
et aux Éditions David. Une œuvre
existentielle, forte, dense, marquée par les questions qui taraudent les
penseurs depuis la naissance de la réflexion et de l’écriture. Il a été professeur
de philosophie, il ne faut pas l’oublier. Un éternel poseur de questions qui ne
trouve presque jamais de réponses, un explorateur avec ses tableaux minuscules
qui rendent visible ce qui ne l’est pas, permettent d’imaginer des univers qui se faufilent dans les méandres de la pensée et que nous refusons
souvent de fréquenter. J’ai toujours l’impression d’échapper au temps devant
ses tableaux, de m’enfoncer dans une dimension où les référents géographiques
se défont. Un monde en gestation qui ne cesse de muter.
ŒUVRE
Carnet du vent 3 est son dix-huitième recueil de poésie. Il faut tenir compte aussi
de ses livres d’artistes et de plusieurs collaborations à des collectifs de
haïkus.
Son dernier ouvrage s’attarde encore une
fois au grand questionnement qu’est l’existence ou l’aventure de respirer. Une équipée
qui ne s’explique pas, qui reste peut-être une illusion que les philosophes
n’ont jamais cessé de secouer pour en examiner toutes les aspérités. Une quête
qui depuis Platon n’a jamais pu s’appuyer sur des certitudes qui permettraient
de toucher cette conscience qui n’arrête jamais de se retourner sur soi et de
fuir tous les enfermements.
Un autre carnet. Je continue ma route.
Suivre la vie, fragment par fragment,
passage par passage, une éternité à la
fois.
Je note… j’apprends.
J’apprends en notant. (p.7)
Je sais que Carol Lebel passe des nuits
dans son jardin en juillet, dans sa balançoire qui bouge comme une barque
fragile. Il scrute le ciel, se laisse charmer par la lune et le jeu des nuages
dans la lumière qui s’échiffe et transforme tout de son coin de pays.
Le poète retient sa respiration pour
saisir l’êtreté, l’état d’être vivant.
C’est certainement pourquoi il aime tant les carnets de Robert Lalonde et qu’il
y revient souvent pour se rassurer peut-être.
Être là, dans l’instant où tout se joue,
où tout arrive. Là, dans le silence qui se leste du poids de tous les mots. Un
regard qui se replie quand on ferme les paupières pour s’avancer vers les
vraies choses et peut-être pour effleurer la vérité.
Le plus souvent vivre ne nous attend
pas.
Tant de choses qu’on n’a pas su voir
parce qu’on n’a pas fermé les yeux
assez longtemps.
Perdre pied et cœur quand on oublie
les silences avant les mots.
Si angoissants des yeux qui ne peuvent
pas
pleurer. (p.25)
Un instant comme un battement de coeur,
un souffle dans les ivresses de l’été. Ce moment où les mots se vident quand on
les retourne comme des noix pour les lester de silence et effleurer peut-être sa
vie.
POÈME
Le poète s’attarde à la bascule du jour
et de la nuit, témoigne avec les étoiles qui ne sont plus qu’une lueur qui traverse
les galaxies, ces mondes si différents et si semblables qu’il ne cesse
d’inventer dans ses tableaux. Il s’aventure dans une dimension quantique où
l’envers et l’endroit coïncident, où le possible et l’irréel ne peuvent être
l’un sans l’autre.
Comment remercier le vent qui vient
me chuchoter chaque fois qu’il
passe :
c’est ici aujourd’hui
chaque jour
que tu dois t’enivrer de la brièveté
de la vie. (p.40)
Un regard qui se glisse entre les phrases
et permet de trouver une autre réalité. Écrire avec si peu de temps, s’étourdir
au milieu des jours comme un renard qui n’arrive jamais à satisfaire sa faim. Et
le poète note, tente d’écrire, se penche sur les mots comme on le fait sur des
cailloux singuliers qui racontent toutes les histoires du monde et la fin de
tous les univers.
Une citation d’un poète, un extrait de
poème extirpé d’un recueil « sans cesse médité » lui permet de s’aventurer dans
une dimension où respirer est de plus en plus difficile.
Comment définir la poésie, ce langage
qui se dépouille avec les arbres à l’automne ? Comment saisir ces instants qui se
glissent au bord de la grande fenêtre de l’univers ? Comment retenir ces étincelles
d’êtreté où tout peut arriver quand
nous nous déshabillons de nos agitations et de nos étourdissements ?
Terrible aventure que de lire mon ami
Carol Lebel. Il me fait tout risquer chaque fois, m’offre généreusement des «
chemins dans les yeux », me leste du poids de l’univers qui s’allège pour se
mouler à mon souffle, me permet de me glisser dans une grande feuille de la vigne qui recouvre tout le
toit de sa verrière. Un poème pour s’aventurer en soi, voir en fermant les
yeux, entendre en se bouchant les oreilles.
Sans les secrets de la solitude,
comment aurais-je fait pour savoir
que j’existais vraiment ?
Nous ne sommes peut-être qu’un
grand silence qui cherche ses mots
pour ne pas mourir trop de vies.
(p.73)
Lire Carol Lebel, c’est vivre la crainte
et la joie, respirer et chanter dans ses larmes, avancer en se méfiant de tous
les mots. C’est chercher l’instant, le souffle qui colle aux ailes du
papillon qui va d’une fleur à l’autre en faisant frémir les continents.
J’en sors toujours barbouillé de nuit et
de jour, lavé de l’eau des étoiles, avec la certitude d’avoir emprunté les
chemins des galaxies. Et je le vois peindre encore, saisir la couleur qui se
répand sur les flancs d’un volcan qui crache un autre commencement du monde. Je
remercie la sittelle sur le tronc du grand pin ou encore saisis la vie quand la
mésange vient me dire que le jour est là et qu’il est temps de me trouver un regard, un sourire peut-être. Et pour la rassurer et
me calmer, je lui souffle un bout de poème de mon ami Carol.
aucun commencement
aucune fin
ne nous expliquera
tout le fragile d’être vivant. (p.85)
CARNET DU VENT 3, CAROL
LEBEL, Éditions de L’A,Z., 2018.