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mercredi 18 janvier 2023

L'AVENTURE DES ANGES DE SARAJEVO

PEU DE GENS ont la chance de vivre cette complicité particulière dans leur couple en étant tous les deux écrivains. Ça existe pourtant cette connivence. Je pense à Audrée Wilhelmy et Jean-François Caron, Paul Auster et Siri Hustvedt. Il y avait aussi Carole Massé et Jean-Yves Soucy, bien sûr. Je ne sais si Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre discutaient de leurs projets et se penchaient sur la prose de l’autre. J’en doute un peu. Voilà une situation très stimulante pour des auteurs quand ils acceptent de se parler franchement, sans condescendance, d’un manuscrit. Danielle Dubé, ma conjointe, est ma complice. Nous avons publié trois livres ensemble, des récits de voyage. Un été en ProvenceLe tour du lac en 21 jours et Le bonheur est dans le fjord. Une aventure où chacun prenait la parole pour raconter nos périples en France et au Saguenay–Lac-Saint-Jean, chacun étant responsable de son bout d’écriture, une course à relais en quelque sorte. Danielle vient de publier Les anges de Sarajevo, un roman qu’elle a travaillé depuis une dizaine d’années, peut-être plus. Pendant tout ce temps, je secouais ma trilogie de Presquil. Je termine à peine le deuxième volet après Les revenants parus en 2021. Des mondes bien différents, mais aussi proches par leur singularité et la quête qui les sous-tend. Nous partageons un regard sur la fiction sans pour autant emprunter les mêmes chemins.

 

D’abord, il faut du travail avant d’avoir le droit de lire le manuscrit de l’autre. Du moins, c’est notre façon de faire à Danielle et moi. Le projet doit être rendu à un certain niveau même s’il n’est pas tout à fait «dans ses grosseurs» comme le dit si bien Victor-Lévy Beaulieu. Tous les deux, permettons un regard sur le texte, alors qu’il reste des efforts à faire pour atteindre la forme où tout se tient et se lie.

Je ne me souviens pas exactement quand Danielle a accepté que je jette un coup d’œil sur ce manuscrit qui portait alors le nom de Trois sœurs. Un échange épistolaire de trois femmes d’une même famille comme le suggère le titre. Emma écrit à sa fille et Laura et Liliane à leur nièce. Des personnages inspirés de sa mère et de ses deux tantes, mais cédant toute la place à l’invention et à la fiction comme il se doit. Nous partageons cette idée, ma compagne et moi, qu’il faut avoir un pied au sol avant de se lancer dans l’imaginaire. Je pars toujours de mon environnement (le village de La Doré la plupart du temps), d’événements, d’amis, de connaissances et j’exagère leurs qualités et leurs travers, tellement qu’ils ont du mal à se reconnaître lorsqu’ils me lisent. Ils ont bien raison parce que j’en fais un personnage qui n’a rien à voir vraiment avec le modèle. Je pousse plus loin cette façon de faire quand Danielle qui reste d’habitude dans les limites du réel quand je me permets des incartades dans le fantasme et le fantastique jusqu’à un certain point. 

 

LETTRES

 

Tout a débuté avec ces trois sœurs, nées près de Métis-sur-Mer dans le Bas-du-Fleuve. Danielle y est venue au monde, même si elle a migré très tôt pour des études. Ses parents aussi quittant peu après leur pays d’origine pour s’installer en Estrie. 

Un roman par lettres représente un terrible défi d’écriture. Comment rendre trois souffles particuliers, trois manières de secouer le réel et de parler du quotidien? Tout ça près d’un endroit mythique pour la petite fille qu’était Danielle, comme tous les lieux de naissance peut-être, avec la présence de madame Elsie Reford, la fondatrice des Jardins de Métis, un personnage qui hantait un peu tous les gens des environs avec cette idée de créer un paradis de fleurs et d’arbustes face au fleuve, ce qui n’était pas dans les mœurs des Québécois francophones, on le comprend. Une riche propriétaire qui embauchait des hommes et des femmes et qui vivait dans un véritable royaume avec ses serviteurs et ses invités fort nombreux.

J’ai lu ce manuscrit et, je le fais toujours, lui ai rédigé une longue lettre après avoir terminé mon parcours. Je pense mieux en écrivant qu’en parlant, c’est comme ça. 

Bien sûr, il y avait un sujet, une histoire avec ces trois femmes qui s’échappaient d’une société traditionnelle et fermée. Une belle manière de raconter la transformation du Québec qui plongeait dans la modernité avec la Révolution tranquille. La mère, plus sage, l’institutrice de campagne et les deux autres qui ont largué les amarres pour s’imposer dans des mondes différents. Laura dans l’hôtellerie et les repas gastronomiques et pour la rebelle, la frondeuse Liliane, le milieu de la mode et des boutiques chics. Des femmes attachantes, un portrait de société et d’une époque qui se défaisait pour muter en quelque sorte. Et comme je le fais toujours, j’ai laissé pas mal de traces jaunes sur ses pages, proposant de remanier telle phrase, de changer telle expression, de pousser sur telle caractéristique d’un personnage, de déplacer des paragraphes. Danielle me suggère les mêmes choses en me lisant.

Il faut bien comprendre. Nous misons sur la franchise. Nous soulignons tout ce que nous croyons plus faible, à travailler, mais chacun est libre de faire ce qu’il veut avec son projet. L’idée, c’est de faire voir le manuscrit autrement et de s’en détacher en quelque sorte. Devenir un lecteur qui prend ses distances avec son propre texte que l’on finit par ne plus analyser à force de le fréquenter. 

 

CHRISTIANE

 

Et puis je ne sais trop quand l’idée de faire revenir Christiane et de l’insérer dans l’histoire est venue. Oui, cette héroïne qui portait le récit de son premier roman Les olives noires et qui était aussi là, au cœur de ce Dernier homme où elle était journaliste. Il y a une constance dans le parcours de cette femme qui lutte pour sa liberté, celle de ses compatriotes, qui cherche à montrer l’envers des faits et des événements que soulignent les manchettes. Et avoir un personnage qui saute d’un livre à l’autre comme le Jack Waterman de Jacques Poulin n’est pas pour me déplaire.

Danielle a fait plusieurs versions de cette mouture et elle m’a présenté le nouveau manuscrit des Trois sœurs. Christiane avait vécu l’horreur de la guerre, les massacres, les viols, les bombardements et les morts. Tout ce qui se répète comme un mauvais rêve dans les manchettes des journaux et de la télévision. La terreur qui plane sur les villes, les missiles qui pleuvent sur un marché public et qui fait des dizaines de victimes. C’est maintenant ça les conflits. Les populations et les civils deviennent des cibles. On le vit quotidiennement en Ukraine depuis un an déjà. 

La correspondante était perdue, déboussolée, sous le choc, seule en France, incapable d’oublier l’horreur, le sang, les morts, le visage de certaines femmes et surtout ceux des enfants qui trouvent le moyen de s’amuser dans ces conditions à peine imaginables. 

Christiane m’a énervé à la première lecture. À Aix-en-Provence, elle errait dans les rues et était acerbe, cynique et amère. Elle n’arrivait pas à entrer en elle, à toucher ce qui la heurtait et la laissait sur le carreau. On a beau être journaliste, on est aussi des humains, que je répétais à Danielle. Il fallait la sentir vibrer à l’intérieur, pas seulement la suivre dans la ville et les cafés. 

Je n’aimais pas ce spectre.

Je revois Danielle à la table quand je lui ai dit que Christiane était détestable et même antipathique. Oui, c’est dur à prendre, mais c’est comme ça que l’on fait progresser un personnage. Je sais ce que ça peut faire. Ça frappe en pleine poitrine. 

Je pense à André Vanasse, il est encore et toujours un de mes premiers lecteurs. Je lui avais envoyé une version de mes Revenants où je tentais une expérience d’écriture. Il avait arrêté après une cinquantaine de pages, me disant que j’étais en train de le rendre fou. C’est difficile à avaler quand on croit avoir trouvé une nouvelle manière de faire qui correspond à ce que je voulais exprimer. Je pensais plonger le lecteur dans une confusion totale. Perte de sens, de mémoire, de l’époque et dérive dans une vie sans s’accrocher à des repères. J’avais fait sauter toute la ponctuation et les majuscules. Ça allait trop loin, j’en conviens et j’ai dû revenir à une écriture plus conventionnelle.

 

TRAVAIL

 

Danielle s’est remise au travail et elle est arrivée avec une nouvelle version, quasi un autre roman. C’était mieux, mais il y avait deux livres. Celui du récit de la guerre de Sarajevo et le choc post-traumatique de Christiane. La partie en Bosnie faisait à peu près une centaine de pages tandis que les lettres des trois sœurs terminaient l’histoire. L’ensemble devait faire un seul et même récit.

C’est Marie-Madeleine Raoult, je crois, l’éditrice, qui a mis le doigt sur cette problématique. Il fallait que tout se soude, se fonde et devienne un tout indissociable. André Vanasse avait aussi souligné cette question. Il voulait sa «revenante» partout dans le roman. Nous nous sommes vite rangés de leur avis. 

Encore un recommencement, du découpage pour que tout s’imbrique finalement et que le récit s’accroche à Christiane dans ses ruminations en France et lors de son retour au Québec pour les funérailles de son père, à son aventure à Sarajevo et au parcours des trois femmes qui permettent à la journaliste de retrouver ses racines, de s’ancrer dans sa mémoire et son histoire.

Et ce fut l’ultime rencontre après toutes ces années de travail. J’ai imprimé deux copies du manuscrit et nous nous sommes installés à la table de la cuisine, l’un devant l’autre, avec crayon, feuilles de papier et café corsé bien sûr. Et nous avons lu, chacun à notre tour, à voix haute, se questionnant, s’arrêtant, déplaçant un paragraphe, une scène, accentuant les allées et les reculs entre la plongée en Bosnie et les moments à Aix-en-Provence. Une semaine à peu près de travail comme ça, pendant plusieurs heures, échangeant, discutant, essayant des choses. Le roman devait être lisse et parfaitement en harmonie, avec une petite musique unique. C’est au cours de ces discussions que le titre s’est imposé. Il coiffe un chapitre et fait référence à une œuvre photographique de Louis Jammes. 

Ce serait Les anges de Sarajevo.

C’était la première fois que nous faisions cet exercice fabuleux. Nicole Houde et Marie-Madeleine Raoult, l’éditrice de La Pleine Lune, se livraient à cette «lecture active» avec les manuscrits de Nicole. Une expérience formidable que nous allons répéter certainement. 

Maintenant, voilà le roman en librairie, dans sa forme définitive. Je l’ai ouvert et me suis risqué, tout doucement pour le redécouvrir après toutes ces étapes. Un livre imprimé prend ses distances et j’ai trouvé des aspects, me suis laissé emporter par le tourbillon. Danielle fait appel à tous les sens dans ses textes. Nous voyons Christiane, sentons le pays autour d’elle, entendons des musiques et la nature là, présente. Au lecteur maintenant de plonger dans cette terrible histoire de folie, d’amour, d’empathie, de révolte et de colère, de douleur et de rage. Parce que malgré les délires et l’horreur qui marquent les pérégrinations humaines, il y a toujours l’espoir qui nous interpelle et permet de croire que l’avenir est possible et nécessaire. L’aventure de la vie, comme celle de l’écriture, se prolonge et est un pas vers l’autre pour le toucher et le faire vibrer.

 

DUBÉ DANIELLELes anges de Sarajevo, Éditions de LA PLEINE LUNE, Montréal, 210 pages

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/642/les-anges-de-sarajevo