Nombre total de pages vues

Aucun message portant le libellé Éditions La Peuplade. Afficher tous les messages
Aucun message portant le libellé Éditions La Peuplade. Afficher tous les messages

jeudi 11 septembre 2025

MARIE-HÉLÈNE VOYER NOUS SECOUE

MARIE-HÉLÈNE VOYER publie un troisième recueil de poésie depuis 2018. Un livre qui m’a entraîné dans l’univers des femmes à travers les époques. «Précieux Sang» se présente comme des chants qui se concentrent sur la terrible épopée des humains qui ont trimé dans des usines et dans des conditions où l’on devait subir la chaleur et l’air irrespirable. Tâches épuisantes pendant de longues heures, cadence imposée, stress avec des maladies qui apparaissaient avec le temps. Les fibres attaquaient les poumons. Que dire des allumettières qui devaient manier le souffre et qui héritaient de cancers qui leur rongeaient le visage. Sans compter les agressions des contremaîtres qui se permettaient à peu près tout. Toutes vues comme des machines qui n’avaient droit à aucune erreur. Madame Voyer nous fait entendre des voix et des chants que nous ne retrouvons plus souvent en poésie. L’écrivaine continue ainsi son engagement et secoue la parole et les mots pour montrer les souffrances vécues par les femmes et les hommes au cours des siècles. 

 

Marie-Hélène Voyer amorce son recueil avec une image saisissante qui indique bien sa démarche et le regard qu’elle a sur le monde. Fillette, elle se dissimulait derrière les longs rideaux qui pendaient devant les fenêtres jusqu’au plancher. Elle s’enroulait dans les tentures et pouvait tout surveiller en se croyant «invisible», voir sa famille de l’extérieur pour décortiquer leurs rituels. Comme si elle apercevait le tout à travers un filtre et surprenait des propos qui venaient comme d’un ailleurs qui pouvait l’avaler. Peut-être que, déjà, elle refusait d’être happée par le monde des adultes.

 

«Je m’imaginais témoin de vies anonymes; dans la touffeur des champs, des corps affairés se confondaient avec les vies laborieuses de toutes époques; dans le jardin, je distinguais pareils corps, sarcleux et bêcheux, des silhouettes qui s’évanouissaient en se recomposaient dans leurs gestes anciens. Sort de ton maudit coqueron, me criait grand-mère, voyez donc cette enfant toujours fourrée dans les rideaux.» (p.9)

 

Toutes les générations se mélangeaient alors dans les travaux de ses parents, de ses frères et de ses sœurs. Tous devenaient des ombres qui traversaient l’espace en reprenant des gestes, des tâches qui ne semblaient jamais vouloir prendre fin. 

 

TÉMOIN

 

La petite fille devenait la témoin d’un monde, d’une réalité poreuse qui faisait s’effriter les limites du temps. Comme si, en surveillant sa famille, elle pouvait surprendre ses ancêtres. Elle percevait dans ce jeu des forces et des règles que la société maintenait à travers les âges. Le moment s’étiolait et elle prenait conscience de la fatalité des corvées qui revenaient sans fin, ces besognes qui avalaient toutes les générations et qui finissaient par les briser. 

 

«J’ai grandi hantée par des portraits aveugles ou démembrés. J’ai grandi avec la certitude qu’il était normal de laisser sa peau au travail. D’y perdre des morceaux.» (p.187)

 

J’ai l’impression de voir ma mère qui, jour après jour, n’arrivait jamais à bout de toutes les tâches ménagères. Ou mon père, qui travaillait dur sur la ferme pour nourrir les bêtes et cultiver les champs, ou dans la forêt où il s’éreintait pendant des mois de froid et de neige. Un univers sans pitié où tous risquaient leur peau du matin au soir et qui ne faisait jamais de gagnants. Comme condamnés en naissant à un fardeau abrutissant. C’était comme ça avant la Révolution tranquille où la fille reprenait les gestes de la mère et où les fils suivaient les pas du père. L’éducation et la scolarisation ont permis à ma génération de se libérer de ces «esclavages» sans pour autant devenir des êtres totalement libres.

 

«Je viens d’un monde où nos corps — adultes, enfants et bêtes — se confondent dans une seule et même force de travail. Des corps rompus et ramanchés, des corps souvent soignés avec les remèdes des animaux… … Je viens d’une lignée de corps ployés. J’écris le dos courbé.» (p.190)

 

Je pense à mon père et à mes frères les plus âgés qui se désâmaient dans la forêt et qui risquaient leur peau à la drave quand le dégel venait et qu’il devait défaire les embâcles pour que les troncs flottent jusqu’aux moulins. Ou encore ces corps qu’il fallait ramener dans la paroisse au printemps, des morts qu’on avait gardés au froid pendant des semaines dans un hangar. 

 

L’ENFER DU QUOTIDIEN


Ces tâches épuisantes, terribles où le risque faisait partie du quotidien. Ce travail qui demandait toutes les énergies. Je le sais pour avoir trimé en forêt pendant des étés pour pouvoir aller à l’université, à l’automne. Un ouvrage qui me laissait hébété et comme vidé de toute pensée au bout de la journée.

Et les femmes qui couraient du matin au soir, s’occupant des enfants et du bétail avec l’aide des plus grands pendant les mois d’hiver, pendant que l’homme était dans les chantiers. Des tâches qui ne leur cédaient pas une seconde de répit, qui les empêchaient de simplement respirer, d’être pleinement dans leur tête et dans leur âme. Toujours bousculées par une corvée ou en train de veiller sur un petit malade. Sans compter ces bouches qui se multipliaient et qui déformaient leurs corps. 

 

«Quand j’écris, je cherche à nommer au plus juste l’à-vif de l’expérience de vivre. Je ne connais de beauté que la beauté un peu douloureuse, craquelée… … Écrire, c’est tâtonner, chercher notre chemin entre nos propres aveuglements… … Je veux voir avec les yeux de chair. Toujours. Je ne sais pas écrire autrement qu’éblouie.» (p.193-195-197)

 

Celles et ceux qui ont risqué leur vie dans des usines et dû s’adapter à la fragmentation du travail, répétant pendant des heures des gestes qui ont transformé des humains en mécanique. On a commencé par faire des femmes et des hommes des robots dans les manufactures avant d’inventer des machines qui ont pris leur place.

 

«la fonderie c’est l’enfer

   une vraie vie de bestiaille

 

   dans les cuivres

   les plombs fondus

   les gars travaillent

   encatinés dans leurs combines

   coupe-feu

 

   quand ils se mettent à boucaner

   les autres gars les tapochent

   les roulent à terre

   pour les éteindre

 

   ça magane un homme

   flamber souvent» (p.55)

 

Les femmes ne sont pas en reste dans les filatures ou encore dans ces lieux insalubres où l’on fabriquait les allumettes. Marjolaine Bouchard et Marie-Paule Villeneuve ont fait un travail admirable pour décrire la vie de ces héroïnes dans des romans saisissants. 

 

«on travaillait tapies

   dans nos gestes

   murées

   dans le temps replié

   on démottait martelait

   séparait l’amiante

   du minerai

   roche de crin

   cœur d’épouvantail» (p.81)

 

Tous écourtaient leur vie, mais que faire quand c’est le seul moyen de nourrir la famille et les enfants? Tous des sacrifiés et des victimes de travaux forcés, écrasés par une fatalité qui se transmettait de génération en génération.

 

«on se savait maganées

   on tombait comme des mouches

   inhalations

   cataplasmes

   toux quintes consomption

   couenne et carrés de camphre

   nos remèdes s’épuisaient

   au même rythme que nous» (p.93)

 

Nous sommes loin du «moi-je» qui s’impose si souvent dans la poésie actuelle, des petites démangeaisons existentielles, des rimes émotionnelles où l’on étale son mal être sans prendre la peine de s’ouvrir les yeux pour voir autour de soi, pour s’imbiber du monde et de la souffrance collective dans laquelle nous sommes toujours engoncés malgré les publicités qui nous font rêver d’un paradis inatteignable. 

 

RÉALITÉ

 

Marie-Hélène Voyer empoigne la réalité, la dit dans le long temps, celui d’avant et de maintenant, décrit ces conditions où des hommes et des femmes risquent leur peau pour gagner leur vie. Bien sûr que ces tâches existent encore malgré les lois et les syndicats. 

Que penser de l’exportation du travail trop dangereux et abrutissant vers les pays du tiers-monde et ces travaux que l’on ne veut plus faire et que l’on confie aux migrants? L’horreur des usines du début du siècle dernier se retrouve ailleurs. Et nous fermons les yeux en arborant nos vêtements fabriqués par des enfants dans de véritables geôles. 

Recueil nécessaire, celui de Marie-Hélène Voyer. Un effort remarquable de conscientisation, de sensibilisation et un témoignage qui échappe aux carcans du temps et de l’histoire. Un ouvrage qui démontre que nous sommes les mailles d’un immense tricot et que l’assujettissement d’un homme ou d’une femme par d’autres, peu importe l’endroit de la planète, nous touche tous. 

Un recueil dur, juste, dérangeant, parfois intolérable dans certaines descriptions. Pas moyen de demeurer indifférent. Dans une langue vigoureuse et rebelle, l’écrivaine nous sensibilise à cette déresponsabilisation qui marque notre époque en plongeant dans le temps pour dire et faire voir que nous sommes tous liés à la grande et folle course des humains, à la tragédie de la survie. Peut-on imaginer autre chose? Il le faut pour l’avenir de la planète et de l’aventure humaine. 

 

VOYER MARIE-HÉLÈNE : «Précieux Sang», Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 214 pages, 27,95 $.

https://lapeuplade.com/archives/livres/precieux-sang

mercredi 4 juin 2025

MARIE-ANDRÉE GILL OFFRE LE MONDE

MARIE-ANDRÉE GILL coiffe, pour une toute première fois, l’un de ses ouvrages d’un mot en langue innue. Voici donc «Uashtenamu» qui signifie «allumer quelque chose» en français. Et, à peu près tous ses poèmes répondent à une parole en innu sauf trois : «La poutine», «Le post-it», «l’ADN» et «Les émojis». Oui, comment trouver l’équivalent de «poutine» en innu? Un tournant pour Marie-Andrée Gill qui devient, dans ce quatrième recueil, ce qu’elle voit, sent et touche dans son aventure d’être. Elle exprime son bonheur ressenti le matin à l’aube, la beauté d’un coucher de soleil sur le quai de Petit-Saguenay, de la majesté des arbres, des nuages ou plus prosaïquement des outils nécessaires aux tâches quotidiennes. Il y a aussi certains objets qui possèdent «une valeur émotive», comme le vieux camion de son oncle Bernard. Le plaisir d’être, là, dans une auto le soir, moteur éteint, dans le noir avec son compagnon pour parler à voix basse du vertige de vivre. L’existence dans toute sa grâce et sa discrétion : les instants qui vous embrasent dans l’agitation du monde et vous font prendre conscience que vous en faites partie.

 

J’aime l’écriture de Marie-Andrée Gill, son regard sur l’environnement et les gestes qui lui permettent de traverser les jours, ou encore les moments qu’elle se donne pour «voir réellement» tout ce qui l’entoure. 

Encore une fois, sa poésie repose sur les paroles les plus simples, pas de celles que l’on débusque dans les dictionnaires ou dans des listes de synonymes. Des mots que l’on secoue dix fois par heure et qui collent à nous comme un gilet trop vieux que l’on ne se résout jamais à se défaire. 

 

«la clarté creuse la montagne

   je me couche dans un ruisseau

   comme dans les bras de ma mère

   et je disparais

 

c’est peut-être le réel

là où il n’y a pas de frontières

entre soi et le reste» (p.14)

 

Tout est là quand le territoire s’ouvre et qu’elle devient l’univers qui l’entoure, la conscience d’être ce qu’elle voit. Peut-être aussi se glisse-t-elle dans une dimension qui abolit le temps et l’espace. 

 

«entre les trembles

   les champignons se confondent

   avec des flaques de lumière

 

   on pourrait dire le mot

   connexion

   si on veut

 

   on peut aussi

   rien dire pantoute» (p.38)

 

Être un regard dans un monde qui lui échappe quand elle devient un être d’habitudes. La poète cherche à s’installer dans le présent, dans son environnement, à le ressentir dans toutes les fibres de son âme pour le dire avec les mots les plus justes. Elle arrête ses gestes pour être là, à la bonne place, parfaitement immobile afin de ne pas perturber la beauté qui s’impose et se recroqueville dans l’instant. 

 

«Bouquet de flammes bleues

   sur chaudron très noir

   le Salada trempe

   à contre-jour de la toundra

 

   doigts gelés par la viande à défaire

   moelle crue sur la langue

   une grappe de nuages

   croquée par la vitesse du ciel

 

   l’espace d’un sourire 

   je ne suis plus moi

 

   je suis toute» (p.32)

 

Toujours étonnant cette façon de dire de Marie-Andrée Gill. Comme si la poète tentait d’accompagner la marche du temps en témoignant par son regard, un geste de la main, un sourire, un mot qui lui font prendre conscience de toutes les surfaces de son corps. Prendre plaisir à manger de la viande crue dans le froid de la toundra, d’un pays où l’horizon éclate dans toutes les directions. Ou encore, préparer le thé sur un feu de bois dans le plus magnifique des silences. Et voilà qu’elle est là, lucide et attentive, dans et hors de toute chose. 

 

BONHEUR

 

Marie-Andrée Gill recherche ces moments où elle se sent vibrer après avoir calmé ses peurs et ses angoisses qui ne manquent jamais de la cerner. Elle retrouve alors le territoire de son corps, respire à largeur d’horizon et savoure un coucher de soleil. Elle marche dans un sentier presque disparu, et fait le geste de la main, celui des ancêtres, quand elle longe la rivière Ashuapmushuan, où j’ai connu les plus beaux étés. Avec elle, je me grise du chant des rapides qui laissent échapper des bulles et des remous dans la fraîcheur du matin, des cascades qui vous branchent à la vie de ceux et celles qui étaient là avant et qui servent toujours de guide. 


Et, dans un sourire, toucher le genou de son compagnon pour l’aimer, s’étonner peut-être quand elle voit ses fils partir pour devenir des adultes. Ou encore, sentir la pierre et la mousse sous ses pieds, ressentir l’eau sur sa peau après avoir nagé et s’être hissé sur un rocher pour se sécher au soleil. Être la vie et le souffle qui ride la surface du Saguenay, ce regard dans le couchant qui se défait avant de se rapailler dans le matin.


«Je sais que je suis vous, que vous êtes moi :

   les cellules d’un même christie de grand corps

   qui n’a pas besoin de nom» (p.40)

 

S’attarder dans le pays pour être soi et les autres, se perdre peut-être pour mieux retrouver le temps des anciens à l’affût dans certains lieux. Tout ça pour être dans toutes les limites de son corps, pour respirer dans le vent flamboyant de l’automne, se recroqueviller dans un regard qui nous porte et fait de nous ce que nous sommes, pour aimer dans le plus doux du matin ou à la fin du jour, qui calme toutes les peurs. Se savoir là, dans sa tête, avant de se tourner vers l’autre.

 

«Ton cœur a beau arriver en grelottant

   gelé comme un creton

   je vais te l’emballer moé

   ta viande dans la mienne

 

   je vais friser autour de tes membres,

   on mettra ça à 350 ça sera pas long

   tu verras

 

   on va se nourrir

   à même la magie blanche

   de nos hormones.» (p.77)

 

J’aime jongler avec les poèmes de Marie-Andrée Gill, piger ici et là dans ses textes comme si je jetais une ligne à l’eau, me pencher sur des mots pour les lire et les relire avant de les écrire sur des bouts de papier que je glisse dans mes poches. Et, tout discrètement, quand le soleil effleure mon bras après avoir franchi un barrage de nuages, déplier ce papier comme s'il contenait un secret. S’incliner en remuant à peine les lèvres devant la tourterelle triste ou la renarde qui me visite dans le couchant, pour rester vivant, une conscience dans ce monde plein de surprises. 

Et il m’arrive de mélanger les mots de «Uashtenamu» pour en faire mon souffle, mon regard et mes bonheurs. Après tout, un lecteur fait et défait le livre qu’il a entre les mains. Avoir plein de Post-its pour me rappeler que j’ai des yeux pour le matin et le soleil sur les branches des pins qui prennent des rondeurs de velours. Tout ramasser dans un grand poème de vie et de sourires, de joie aussi, et m’ajuster au chant du merle qui s’égosille dans la dune, et prier devant le miracle des feuilles qui éclatent dans l’espace des bouleaux.

Marie-Andrée Gill sait traquer le beau dans le quotidien et les gestes de tous les jours. Elle arrive, avec sa remarquable simplicité, à nous donner l’appétit de voir, de respirer, de convoquer nos sens dans la plus incroyable des entreprises, celle de vivre et d’être témoin du monde. C’est le plus formidable cadeau que la poète peut offrir à ses lecteurs et lectrices.

 

GILL MARIE-ANDRÉE : «UASHTENAMU Allumer quelque chose », Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 128 pages, 21,95 $.  

https://lapeuplade.com/archives/livres/uashtenamu-allumer-quelque-chose

mercredi 19 mars 2025

MUSTAPHA FAHMI CHERCHE LA VÉRITÉ


MUSTAPHA FAHMI poursuit son incursion dans l’univers de William Shakespeare pour  mon plus grand plaisir. Il n’est pas l’un des spécialistes de ce dramaturge pour rien et il faut l’entendre réciter des extraits des tragédies «du grand Will», comme dit Victor-Lévy Beaulieu pour comprendre l’importance de cet écrivain dans la vie de cet enseignant. Cette fois, dans La beauté de Cléopâtre, il s'approche de la reine d’Égypte et de Marc-Antoine, un essai captivant où il nous entraîne dans une œuvre marquante qui aurait été jouée sur une scène en 1606 ou 1608 et publiée en 1623. Un texte qui se mesure au désir, à la passion, au pouvoir, à l’ambition et à ce qu’est la grâce, le bien qui nous pousse dans une réalité pleine et inventive.

 

Marc-Antoine est en Égypte, fasciné par Cléopâtre, un personnage de légende qui charme tous ceux et celles qui l’approchent. Elle n’est pas qu’une belle femme, Mustapha Fahmi se charge de nous le démontrer dans cet essai, mais une sorte de magicienne qui envoûte et subjugue tout le monde. Elle est surtout une reine, une dirigeante qui pense à son pays malgré l’amour et la passion qui est au cœur de son quotidien. 

 

«La singularité de Cléopâtre ne tient pas tant à sa beauté physique qu’à sa remarquable capacité à inventer une nouvelle possibilité de vivre, à faire de sa vie une œuvre d’art capable de défier le temps, de transcender les mœurs et les tendances, de se placer au-delà du bien et du mal. Dans les longs et sombres couloirs de l’histoire humaine, les grandes figures brillent par leurs actes; Cléopâtre, par sa manière d’être.» (p.12) 

 

«Une nouvelle possibilité de vivre», de faire de ses jours une création ou encore une aventure exaltante. C’est ce à quoi s’occupent Cléopâtre et Marc-Antoine dans leurs rapports tumultueux et imprévisibles. Des rencontres où ils ne cessent de s’étonner, de se métamorphoser, de se bousculer, de se provoquer et de se déstabiliser. Un jeu où ils doivent être subtils et surprendre l’autre continuellement dans les plaisirs amoureux. Ils doivent surtout éviter tous les clichés et les rôles qui président aux contacts entre un homme et une femme, se distancer de la norme qui finit toujours par étioler l’attirance quand cette dernière s’enferme dans le quotidien et la répétition. 

Pas facile d’échapper à ses réflexes, de se renouveler, de se fasciner et de se provoquer à chacun des regards. Voilà une entreprise qui demande beaucoup d’imagination et surtout une formidable capacité d’inventer de nouveaux scénarios. Ils s’adonnent au plaisir en virtuoses, en grands metteurs en scène de la passion et du désir. Le héros sans peur et sans reproche se laisse entraîner dans les jeux de la séduction où il se montre l’égal de cette reine qui est une flamme qui attire le papillon qui cherche à se brûler les ailes. 

Voilà deux êtres qui se toisent sans penser à prendre l’avantage sur l’autre, mais qui souhaitent plutôt se stimuler, se provoquer pour aller plus loin dans le bonheur et l’art d’être en instance amoureuse. Deux êtres qui se réinventent et se déstabilisent volontairement. Ce qui fait que, dans le drame de Shakespeare, ils sont mal vus et qu'ils font murmurer ceux qui s’intéressent aux «vraies choses» qu’ils ont perdu tout entendement et ne sont plus dignes d’être à la tête de leur pays. Ils échappent à toutes les balises et contraintes politiques de l’époque, et même de celles de notre temps, malgré toutes les mesures et les lois qui promettent l’égalité de l’homme et de la femme dans notre société. 

 

REGARD

 

La description que fait Shakespeare de l’histoire romaine est marquée par une formidable actualité. Elle nous montre, entre autres, la fragilité des institutions politiques (comment ne pas s'attarder à l’ascension tragique d’un Donald Trump aux États-Unis, un individu qui réalise ce que l’on pensait impossible dans une société où la démocratie semblait une priorité) face aux dirigeants ambitieux et sans scrupules. Une lecture qui illustre parfaitement les «trois âges» établit par le philosophe Vico : «l’âge des dieux suivi par celui des héros et enfin par le règne des humains».

Marc-Antoine, après avoir été le grand leader, l’égal des divinités, refuse tous les pouvoirs, les honneurs, la richesse, pour s’aventurer dans un voyage passionnel unique et fascinant. Un peu comme l’a fait Ulysse, qui a choisi le parti des êtres terrestres pour s’incruster dans les turbulences de la vie dans L’Odyssée. Marc-Antoine devient un partenaire de Cléopâtre dans la découverte de l’autre, qui ne cesse de le surprendre et de le déstabiliser dans une certaine mesure. Il accepte le jeu de la reine et se laisse envoûter par la plus belle des aventures possibles.


QUESTIONS

 

Bien sûr, Mustapha Fahmi profite de cette lecture pour s’attarder aux grandes interrogations qui traversent les siècles et qui restent au cœur des réflexions et des tourments humains. Exister, respirer, être avec l’autre. Pourquoi éprouvons-nous ce désir? Quelle est notre place dans la terrible chaîne des vivants? Des questions toujours actuelles et qui n’auront jamais de réponses satisfaisantes. Que sont le beau, le vrai, le réel, le pouvoir, l’amour, la gloire, l’héroïsme et cette existence qu’il faut protéger tout en prenant des risques certains? Toutes ces questions permettent de glisser du statut de dieu à celui d’humain qui décide de faire face à ses peurs, ses angoisses, ses rêves et des ambitions qui le poussent parfois sur des chemins étranges. Tout en sachant que certains gestes auront des conséquences terribles pour lui et ses compagnons d’aventure.

C’est ce qui rend l’entreprise de l’écrivain et professeur si intéressante et captivante. Nécessaire, pour tout dire. 

 

RÉFLEXION

 

Fahmi convoque les philosophes et les penseurs. Kant, Rousseau, Nietzshe et les chercheurs de vérités. Et nous voilà en train de jongler avec le vrai, le beau, l’amour, la passion et l’empathie, et ce qu’est la puissance et les responsabilités envers soi, la population et tous ses proches.

 

«Qui fait l’histoire alors? Les grands hommes ou les peuples? Ni les uns ni les autres, selon Shakespeare. L’histoire est faite par les manipulateurs.» (p.109)

 

Comme si l’incomparable William avait prévu l’avènement d’un Donald et ses exécuteurs des basses œuvres. 

Comment ne pas faire le lien avec l’époque contemporaine où le président des États-Unis se montre le digne héritier d’Octave qui conspire et s’impose, malgré que cela semble tout à fait absurde et qu’il n’a pas les qualités intellectuelles et morales pour exercer le pouvoir

Quel livre important et nécessaire, formidable de questions et de réflexions, qui nous pousse sur les sentiers de la pensée pour comprendre peut-être ce qui se passe dans nos existences et partout autour de nous. D’autant que Mustapha Fahmi nous oblige à jongler avec des propos éthiques qui font que le partage devient possible et réconfortant. Quand nous oublions ces principes, la société se transforme en machine à broyer les individus et les réduit à l’état de consommateurs et d’objets.

Parce que ces questions, il faut les répéter comme un psaume ou une prière : l’amour, le bonheur, la vérité, la grâce, le bien et le mal restent les grands sujets qui assurent une dimension unique à l’aventure d’être vivant. Ces fondements sont mal en point à notre époque où le matérialisme et l’argent dominent tout. 

 

«Car s’il y a une conclusion à tirer de cette histoire, c’est que les plus malheureux dans la vie ne sont pas forcément ceux qui n’ont rien, mais ceux qui n’ont rien de beau à offrir, ne serait-ce qu’un sourire. Ce ne sont pas non plus ceux qui se sentent mal-aimés, mais ceux qui n’ont jamais aimé.» (p.224)

 

Mustapha Fahmi, une fois de plus, touche des cordes sensibles et s’aventure dans une quête où les textes de William Shakespeare peuvent encore et toujours servir de balises pour nous orienter dans un monde qui semble avoir perdu ses repères et ne sait plus s’appuyer sur des certitudes où tous trouvent leur bonheur et leur satisfaction. 

 

FAHMI MUSTAPHA : La beauté de Cléopâtre, Éditions La Peuplade, Saguenay, 244 pages. 

https://lapeuplade.com/archives/livres/6745

jeudi 15 août 2024

UN ROMAN QUI SORT DES SENTIERS BATTUS

SÉBASTIEN DULUDE se faufile dans le pays de l’enfance avec Amiante, un premier roman troublant. Steve, un jeune garçon a vu le jour à Thetford Mines à l’époque où toute la population vivait de l’extraction de l’amiante, avant que ce minerai ne soit déclaré dangereux et cancérigène. Un interdit a mis fin à cette industrie dont dépendait toute la ville en 1990. Un drame pour tous. L’écrivain renoue avec un lieu qui est passé à l’histoire en 1949 avec une grève qui a secoué tout le Québec. Maurice Duplessis, premier ministre alors, appuyait la compagnie (est-ce étonnant) au lieu de soutenir les travailleurs. Le tout a dégénéré en des affrontements d’une rare violence. Un tournant pour le monde syndical et le Québec. 

 

Je n’ai pu m’empêcher de penser à Poussière sur la ville d’André Langevin paru en 1953 qui nous plonge dans une ville où l’amiante pollue l’air et les esprits. Un classique québécois adapté au cinéma en 1968 par Arthur Lamothe, avec Michèle Rossignol et Guy Sanche, notre célèbre Bobino. 

Dans le roman de Sébastien Dulude, les enfants s’amusent dans un environnement pourri et respirent des poussières qui n’ont rien de bon pour leur santé. Ils s’aventurent dans les résidus de la mine et se faufilent dans des lieux où ils n’ont pas le droit d’aller en principe. Et à heure régulière, un dynamitage se produit au fond du cratère, une déflagration qui secoue le secteur pour rappeler à tous que leur destinée est liée à jamais à l’entreprise. 

Le père de Steve travaille à la mine comme tous les hommes et conduit un énorme camion qui s’enfonce au cœur d’un trou béant près de Thetford Mines pour aller de plus en plus profondément dans la terre chercher le métal maudit. Le mastodonte emprunte des chemins sinueux le long des parois et plonge dans la cuve gigantesque pour en remonter le minerai qui est traité par de grosses machines qui permettent d’isoler l’amiante. Comme si le paternel de Steve descendait au plus profond de l’enfer chaque jour pour tisonner les forces du mal qui empoisonne la ville. 

Les garçons, comme tous les enfants, sillonnent le territoire sur leur vélo et s’aventurent dans des lieux qui leur sont défendus. Il y a toujours un trou dans une clôture par où se faufiler et les terrains interdits séduisent tous les jeunes du monde. Un dépotoir par exemple où s’entassent des montagnes de vieux pneus ou dans la cabane qu’ils construisent dans le pin le plus gros des environs. Les deux amis s’y installent pour fuir la réalité, partir dans leur tête et leur imaginaire, vivre des découvertes qui les troublent et les fascinent. 

Pourquoi la cabane hante tous les garçons? Il y aurait une étude à faire sur le sujet. L’arbre, la structure en hauteur, l’impression d’échapper aux diktats des adultes, de s’élever au-dessus de tout pour s’aventurer dans un autre destin. J’ai connu cette envie de grimper dans un peuplier faux-tremble centenaire et de construire avec des planches trouvées ici et là, à la croisée des grosses branches, un plateau plus ou moins solide qui servait de base à mon refuge où je pouvais surveiller le monde sans être vu, inventer toutes les histoires qui frissonnaient dans la feuillaison.

 

MENACE

 

Un environnement pollué par la poussière qui recouvre la ville. Tous sont touchés, mais il faut gagner sa vie même si on y laisse sa santé, un peu plus chaque jour en s’enfonçant dans l’immense cratère. 

 

«Les mines, nous les nommons dompes. Des tailings, des terrils, disaient encore les vieux; des haldes, enseignaient nos enseignantes. Le monsieur français qui habite près de la source dit les crassiers. Des montagnes de résidu rocheux, des collines de poudre grise et de gravier fin et doux, bien qu’étonnamment coupant. Du sable anthracite avec des arêtes de verre, toujours chaud. Il paraît que l’amiante boit le soleil. Le gris varie selon le temps écoulé depuis la dernière pluie. Leur escalade est interdite — mais nous avons gravi toutes les dompes qui nous étaient de près et de loin accessibles. Ça prend des souliers, des pantalons.»  (p.15)

 

Les rumeurs circulent. La compagnie pourrait fermer et tout le monde se retrouverait sans emplois. Qu’arrivera-t-il de la ville alors? Une catastrophe pour tous, on le sait, on le devine. On connaît les colères et les craintes que ce genre de décision soulève et les entreprises en profitent toujours pour continuer à empoisonner les gens. Les citoyens vivent ce lent calvaire près de la fonderie Horne à Rouyn-Noranda qui pollue depuis des décennies et qui met la santé de tous en danger. Tout ça à cause de la mollesse et la complicité du gouvernement du Québec.

C’est surtout l’histoire d’une belle amitié entre Steve et le petit Poulin qui nous entraîne dans Amiante

 

«À peine plus tard, sur le patio, calé dans une grande chaise Adirondack brune, j’avais une boîte de jus de pomme doux dans la main et Charlélie Poulin à ma droite, dans une chaise identique. Je partageais ce moment simple avec lui intensément, notre proximité était d’une plénitude à la fois nonchalante et immense, à la manière dont se rencontrent les cachalots, les cumulus, les nébuleuses.» (p.51)

 

Nous avons tous eu un meilleur ami que l’on imaginait toujours à nos côtés, se promettant une fidélité éternelle.

 

PÈRE

 


Steve craint son père autoritaire, violent même, un homme charmant dans les réunions sociales pourtant. Il ne lui laisse pas beaucoup de marges de manœuvre et sa mère dépressive n’arrange guère les choses. Steve est un enfant nerveux et un peu troublé qui trouve refuge chez Charlélie.

 

«Figé, j’attendais la suite avec angoisse, les yeux rivés au sol, suppliant intérieurement qu’il ne passe pas à l’acte; les tapes venaient généralement par paire, atterrissaient à peu près sur les fesses, mais me faisaient crisper l’échine de frayeur, de douleur et de honte pendant des heures, parfois des jours. Le plus affligeant était peut-être sa manière de saisir mon trapèze de sa grande main afin de m’asseoir de force ou encore de m’immobiliser pour m’administrer quelques tapes, avant de me relâcher de sa prise, comme une bête inutile, avec une légère poussée de mépris.» (p.68)

 

Ils ne vivent que pour ces instants précieux à l’école comme pendant les vacances où les deux peuvent partir en excursion, s’aventurer dans des lieux qui gardent leur mystère. Ils vivent des expériences qui ressemblent peut-être à de l’amour avec les premiers signes d’une certaine sexualité. Et surtout, ils se retrouvent dans leur refuge qu’ils peaufinent pour qu’il soit le plus beau avec des matériaux qu’ils glanent ici et là. Des moments d’intimité où les amis échangent des confidences et partagent tout. La lecture de bandes dessinées occupe beaucoup les deux inséparables.

 

«Il y avait aussi de très hauts pissenlits, touffus de mousse ces jours-là. L’air était endormi, presque lourd avant que le soleil ne l’aspire entièrement vers onze heures, heure à laquelle nous serions assis entre les bras de notre grand pin en train de mordre de nos incisives branlantes dans le blanc moelleux de nos sandwichs, au frais. Des parfums légers de poivre rose s’échappaient de l’étendue.» (p.81)

 

Des moments de pur bonheur où les garçons ont l’impression que le monde est parfait et harmonieux. 

 

DRAME

 

Et arrive le moment terrible, horrible qui broie le cœur et l’âme. Steve ne se remettra jamais de la perte du petit Poulin, de ce jour qui a tué la plus belle et la plus grande des amitiés. Il se sent aussi coupable et responsable. Comme s’il l’avait abandonné dans les mains de la mort. Et le malheur qui emporte son père tout de suite après. 

Tout s’écroule. 

Si j’ai hésité un peu au début du roman, trouvant que les garçons tournaient en rond et que l’intrigue risquait de s’étouffer dans la banalité, j’ai vite été comblé par la suite. Le drame couvait et allait frapper de façon inattendue et terrible. 

J’aurais dû le prévoir. 

La mort colle à tout dans la ville, s’étend dans les collines environnantes, dans l’air que tous respirent. Il ne pouvait y avoir de fin heureuse pour le livre de Sébastien Dulude. La mine, les résidus partout, le cratère où le mal croupit aspirent tout le monde.

Une plongée dans l’inconscient du Québec, une époque qui a marqué notre histoire et ouvert pour ainsi dire les portes de la Révolution tranquille. Des figures de jeunes garçons inoubliables, une écriture qui secoue et fascine. Du bel ouvrage comme dirait Victor-Lévy Beaulieu. 

Sébastien Dulude raconte un drame personnel, mais aussi celui d’une population qui s’enfonce dans la mort avec ce cratère qui tue toute vie dans les environs. Ça vous laisse avec un goût amer dans la bouche, une larme que l’on dissimule discrètement, bien sûr.

 

DULUDE SÉBASTIEN : Amiante, Éditions La Peuplade, Saguenay, 224 pages.

https://lapeuplade.com/archives/livres/amiante