Pourquoi un écrivain, malgré des œuvres percutantes, reste-t-il inconnu? Comment expliquer l’indifférence des lecteurs et de la critique devant un roman qui se démarque par son sujet et son originalité? Est-ce parce que l’auteur heurte la société des bien-pensants ou parce qu’il aborde un sujet que l’on ne souhaite pas explorer? Comment cerner les raisons qui font qu’un romancier est adopté ou rejeté par son milieu?
Il faut remercier les Éditions Trois-Pistoles et Victor-Lévy Beaulieu pour avoir sorti des oubliettes «Les vivants, les morts et les autres» de Pierre Gélinas, un ouvrage, publié il y a plus de cinquante ans et qui a sombré dans l’oubli. J’avoue, à ma grande honte, tout ignorer de cet écrivain.
«Et pour cause : sa première édition, qui remonte à 1959, est épuisée depuis longtemps. Le roman, du coup, est devenu introuvable ailleurs que dans les librairies d’occasion où on pouvait toujours le dénicher si on avait de la chance, et il en fallait beaucoup car, même là, il était devenu une perle rare… … La mort de Pierre Gélinas l’an dernier, disparu dans un silence quasi total, a confirmé en effet son statut tout à fait singulier dans la littérature québécoise contemporaine à laquelle cet écrivain appartenait sur le mode de l’absence.» (p.11)
Le héros
Maurice Tremblay, un fils de bonne famille, rompt avec son milieu et s’enrôle dans les luttes ouvrières. Il s’initie dans les chantiers de la Windigo, vit le conflit de la Dominion Textile à Montréal et celui du magasin Dupuis Frères dans les années 50. Assemblées syndicales, enquête de la police, violence sur les lignes de piquetage, duplicité de certains chefs des unions américaines, arrestations sont au menu. Maurice finira par devenir membre du Parti communiste du Canada et se présentera aux élections dans Saint-Henri, le quartier devenu célèbre grâce à «Bonheur d’occasion» de Gabrielle Roy.
««Les vivants, les morts et les autres » s’avère tout compte fait un remarquable roman d’apprentissage social, un des très rares que compte notre littérature romanesque. Et cet apprentissage, cette connaissance progressivement acquise du monde et des hommes, est mis en scène dans un cadre aussi très peu souvent mis en représentation dans la fiction d’ici : le milieu ouvrier, l’univers de l’action syndicale et politique.» (p.27)
Tout s’effrite quand les militants lisent le rapport Khroutchev qui montre Staline en tyran qui a éliminé tous les opposants en Russie. Meurtres, tortures, emprisonnements, tout y est. Le parti implose et Maurice se retrouve avec un idéal en miettes.
Un monde
En parcourant «Les vivants, les morts et les autres», on constate que ce roman avait tout pour choquer les bonnes consciences de l’époque. Duplessis mourait à Schefferville, l’année de la parution de cet ouvrage, ouvrant une porte sur la Révolution tranquille. Le clergé, les dirigeants du monde politique et des affaires, avec les tenants de la culture, sortaient tous des cours classiques où le mal et le bien se partageaient l’espace, Le roman de Pierre Gélinas plonge dans un milieu «diabolisé» par la bonne société.
Il bousculait le clergé, les gens d’affaires en mettant en scène des travailleurs et des militants qui flirtaient avec le communisme dans un Québec et une Amérique qui baignaient dans le maccarthysme. Gélinas décrit les luttes ouvrières, la duplicité du monde politique et judiciaire, la collusion de la police avec les patrons pour écraser les grévistes. Une saga comme il en existe peu au Québec.
Justesse
Une belle manière de comprendre les années qui ont précédé la Révolution tranquille. L’émeute du Forum de Montréal, entourant la suspension de Maurice Richard en 1955, vaut à elle seule le détour. Un éclairage différent sur l’histoire récente du Québec et les mouvements sociaux que la littérature ignore beaucoup trop souvent. Même de nos jours, les luttes ouvrières et le monde du travail sont boudés par les littéraires.
Une redécouverte, une lecture passionnante, un roman à lire absolument. Pierre Gélinas mérite que l’on s’attarde à son oeuvre et qu’on lui fasse enfin une place dans la littérature québécoise.
«Les vivants, les morts et les autres» de Pierre Gélinas est paru aux Éditions Trois-Pistoles.