J’AI À PEU près tout lu de Heather O’Neill depuis sa première publication en 2007. Elle n’a cessé de me surprendre depuis et de m’entraîner dans des univers singuliers. Une écrivaine qui n’hésite jamais à sortir des sentiers battus, qui étonne grâce aux traductions de Dominique Fortier. Et voilà La capitale des rêves avec une page couverture qui pourrait être celle d’un livre pour enfants. Une jeune fille bondit dans les bois aux côtés d’une oie qui va toutes ailes déployées. C’est frais, un peu naïf, et surtout sans malice, presque joyeux. Le titre accentue cette impression. Comme si l’éditeur avait cherché à nous faire oublier les moments plutôt sombres que la planète vit depuis des semaines. Sofia, la seule enfant d’une écrivaine connue et adorée dans l’Élysée, une féministe qui n’hésite jamais à pourfendre les hommes et à dénoncer toutes les injustices, devient une cible quand son pays est envahi par le voisin, vaincu militairement. On ne peut s’empêcher d’évoquer l’Ukraine qui subit les agressions russes depuis des années. Le conquérant écrase tout et élimine les dissidents et les récalcitrants. On s’en prend à la culture, les livres sont brûlés sur les places publiques et tous les monuments abattus. La terreur dans ce qu’elle a de plus terrible.
Clara Bottom, l’écrivaine reconnue, la mère de Sofia, lui confie son dernier manuscrit et lui demande de le faire passer à l’étranger. Pour dire au monde les atrocités que les Élyséens vivent. Une manière d’informer les pays libres des exactions et des massacres que la population de l’Élysée subit au jour le jour.
La jeune fille doit monter dans un train qui emporte les enfants de la capitale vers un endroit inconnu. Elle s’échappe par miracle. Plus tard, elle apprendra que tous ceux et celles qui étaient entassés dans les wagons ont été éliminés. Ce n’est pas sans rappeler les terribles convois de la mort des nazis. C’est comme ça tout au long de la lecture du roman de madame O’Neill. Impossible de ne pas faire des liens avec l’actualité et les horreurs d’un passé pas si lointain.
« — Bien sûr que ce livre est plus important que toi. Ce sont mes mémoires, oui. Mais il compte aussi plus que moi. C’est une célébration de la vie élyséenne. Aucun de nous n’est irremplaçable en temps de guerre. C’est l’idée même de liberté qui doit être sauvegardée. La culture que nous avons créée. Si nous pouvons garder cela en vie, nous sommes sauvés. Nos sorts individuels n’ont aucune importance. Ne pense pas à toi. Pense au livre. Il doit sortir du pays. » (p.12)
Sofia prend sa mission au sérieux et se retrouve en compagnie d’une oie qui parle et qui se targue d’être philosophe. Elle souhaite publier un manifeste qui va secouer le monde littéraire.
MARCHE
Sofia tente, dans un premier temps, de rejoindre sa grand-mère retirée à la campagne, presque au milieu de la forêt. Une paysanne qui vit près de la nature et des bêtes, un peu sorcière et guérisseuse. Elle se débrouille comme elle peut avec l’oie et ils deviennent rapidement des inséparables. Ensemble, elles peuvent affronter tous les dangers et triompher de toutes les embûches.
Nous voilà dans un conte où le réel prend toutes les formes et présente d’étranges contours. Une allégorie où le concret et l’imaginaire se tendent les bras et tourbillonnent dans une danse ensorcelante. L’oie s’avère savante et sérieuse, un peu précieuse même et s’exprime dans une langue châtiée. Les mots ont beaucoup d’importance dans la fable de madame O’Neill. Surtout, ils ne sont pas fiables ou figés. Tout est magique et surréel dans La capitale des rêves. La forêt est habitée par des êtres fantasmagoriques qui se transforment selon les circonstances. Les arbres prennent l’aspect des humains et peuvent être bienveillants ou dangereux. Les bêtes mutent comme elles le font toujours dans les contes.
« Dans le noir, les bois acquéraient de nouvelles propriétés. Elle ne pouvait s’empêcher de croire ce que ses autres sens lui disaient.
Un arbre arracha ses racines de la terre, tel un enfant qui sort ses pieds de ses bottes en caoutchouc. Puis il se mit à courir à ses côtés. Des chevaux gris galopaient devant. Un gros ours grogna au bord de la route. Des oiseaux volaient près de sa tête. » (p.127)
Tout le récit est fait de plongées et de retours dans le passé. Sofia, la narratrice, est obsédée par son enfance, l’amour et la haine presque qu’elle éprouve pour sa mère. La fillette a l'impression d’avoir été un fardeau pour Clara. Du moins c’est ce qu’elle imagine.
Ce n’est jamais facile d’avoir une mère qui n’en a que pour son œuvre et les grandes causes. Sofia croit que Clara a toujours pris toute la place et ne lui a laissé que des miettes. Les idoles ont fait de l'ombre à leur progéniture et les liens qui les unissent s’avèrent particulièrement difficiles. C’est du moins ce que j’ai cru au début, mais tout n’est pas aussi simple.
« Sa mère ne se livrait pas souvent ainsi à des réminiscences. Elle estimait que les femmes ne devaient pas révérer leur jeunesse en la tenant pour le point culminant de leur vie. Elle soutenait que les femmes n’entraient pas dans la fleur de l’âge avant la cinquantaine, à la ménopause.
« Montre-moi », ordonna Sofia debout devant sa mère, mains sur les hanches et torse bombé, imitant un soldat.
Clara regarda Sofia. Elle l’enlaça et commença à danser avec elle qui se tenait sur la pointe des pieds. Sa mère n’était pas grande, mais la tête de la jeune fille reposait tout de même sur son giron doux.
Sofia ne se rappelait pas la dernière fois que sa mère l’avait prise dans ses bras. Dehors, un haut-parleur avertissait les citoyens qu’un couvre-feu était en vigueur et qu’il était temps de rentrer. » (p.159)
Clara est une femme remarquable qui défend sa liberté et celle des autres avec toute sa fougue et son énergie. Tout le contraire de Sofia, qui prend plaisir à se diminuer et à se faire invisible.
SUJETS
Une belle occasion pour Heather O’Neill d’aborder les grands enjeux politiques, les obsessions qui provoquent souvent des guerres. L’écrivaine s’attarde à la nation, la liberté collective et individuelle, la nécessité de la culture, des livres et de la littérature qui unissent ou séparent les femmes et les hommes, les régimes qui écrasent les citoyens ou qui leur offrent des espaces d’autonomie. L’amour, bien sûr, les liens entre tous, ses droits et ceux des autres et des obligations qui découlent de la vie en société. Et surtout, les contacts et les rapports qui se tissent entre les parents et les enfants, entre une mère et une fille. Le père dans cette fable d’Heather O’Neill est totalement absent.
« — Tu ne peux pas croire que les hommes sont de ton côté, dit Sofia, désemparée devant les faussetés qu’énonçait Céleste. Ils ne sont jamais de ton côté. Pas vraiment. Aucun d’entre eux ! Il n’y a aucun homme à qui on puisse faire confiance en temps de guerre. Je me suis fait mettre à la porte de la maison de ma grand-mère par deux garçons. En plus, ils venaient de notre pays. Ce n’étaient même pas des ennemis. » (p.205)
Comme dans tous les contes, l’action va au-delà du bien et du mal. C’est souvent d’une cruauté dérangeante. Chacun pense à soi et personne n’hésite à trahir ses proches pour sauver sa peau. La grandeur et le sacrifice prônés par la mère de Sofia ne tiennent plus. La survie prend toute la place. Sofia, avec ses concitoyens, devra faire des choix terribles.
MUTATION
Nous voyons la petite fille muter en adolescente et en femme. Elle sera déçue et trompée quand elle fera confiance aux autres. Et la magie du pays et de l’environnement, la parole de son amie l’oie disparaîtront avec la poussée des hormones et son entrée dans la vraie vie. Comme si le féérique et le magnifique ne pouvaient exister que dans l’enfance. Les adultes ne sachant qu’engendrer l’horreur pour se venger peut-être d’avoir perdu leur pouvoir d’émerveillement.
« Sofia déglutit, et le liquide coula dans son gosier comme si elle avait avalé un poisson rouge. Sa poitrine la brûla et sa tête lui fit l’impression d’être une ampoule qu’on vient d’allumer. Son cœur rayonnait comme celui de Jésus dans les statues et sur les peintures à l’église. C’était merveilleux. Elle éclata de rire. Et on aurait dit que le rire ne sortait pas de sa bouche, mais qu’il venait d’ailleurs, de plus loin, qu’il avait traversé un mur, ou qu’il venait d’une chambre à l’étage. » (p.294)
Les humains se montrent particulièrement fourbes, profiteurs, égoïstes et dangereux. Une société qui donne des frissons dans le dos. Un conte qui vous laisse étourdi et un peu dépité devant l’aveuglement de tous. Mais comment donner tort à Heather O’Neill quand on regarde le monde s’enrayer et que les dirigeants nous matraquent avec des idées farfelues et absurdes ? Un roman percutant qui nous fait grincer des dents et voir les soubresauts du quotidien d’un autre œil. Une fable actuelle qui nous ramène à nous et à nos démences meurtrières.
O’Neill Heather : La capitale des rêves, Éditions Alto, Québec, 400 pages.