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lundi 7 avril 2025

LE MONDE D’HEATHER O’NEILL EST CRUEL

J’AI À PEU près tout lu de Heather O’Neill depuis sa première publication en 2007. Elle n’a cessé de me surprendre depuis et de m’entraîner dans des univers singuliers. Une écrivaine qui n’hésite jamais à sortir des sentiers battus, qui étonne grâce aux traductions de Dominique Fortier. Et voilà La capitale des rêves avec une page couverture qui pourrait être celle d’un livre pour enfants. Une jeune fille bondit dans les bois aux côtés d’une oie qui va toutes ailes déployées. C’est frais, un peu naïf, et surtout sans malice, presque joyeux. Le titre accentue cette impression. Comme si l’éditeur avait cherché à nous faire oublier les moments plutôt sombres que la planète vit depuis des semaines. Sofia, la seule enfant d’une écrivaine connue et adorée dans l’Élysée, une féministe qui n’hésite jamais à pourfendre les hommes et à dénoncer toutes les injustices, devient une cible quand son pays est envahi par le voisin, vaincu militairement. On ne peut s’empêcher d’évoquer l’Ukraine qui subit les agressions russes depuis des années. Le conquérant écrase tout et élimine les dissidents et les récalcitrants. On s’en prend à la culture, les livres sont brûlés sur les places publiques et tous les monuments abattus. La terreur dans ce qu’elle a de plus terrible. 

 

Clara Bottom, l’écrivaine reconnue, la mère de Sofia, lui confie son dernier manuscrit et lui demande de le faire passer à l’étranger. Pour dire au monde les atrocités que les Élyséens vivent. Une manière d’informer les pays libres des exactions et des massacres que la population de l’Élysée subit au jour le jour.

La jeune fille doit monter dans un train qui emporte les enfants de la capitale vers un endroit inconnu. Elle s’échappe par miracle. Plus tard, elle apprendra que tous ceux et celles qui étaient entassés dans les wagons ont été éliminés. Ce n’est pas sans rappeler les terribles convois de la mort des nazis. C’est comme ça tout au long de la lecture du roman de madame O’Neill. Impossible de ne pas faire des liens avec l’actualité et les horreurs d’un passé pas si lointain. 

 

«— Bien sûr que ce livre est plus important que toi. Ce sont mes mémoires, oui. Mais il compte aussi plus que moi. C’est une célébration de la vie élyséenne. Aucun de nous n’est irremplaçable en temps de guerre. C’est l’idée même de liberté qui doit être sauvegardée. La culture que nous avons créée. Si nous pouvons garder cela en vie, nous sommes sauvés. Nos sorts individuels n’ont aucune importance. Ne pense pas à toi. Pense au livre. Il doit sortir du pays.» (p.12)

 

Sofia prend sa mission au sérieux et se retrouve en compagnie d’une oie qui parle et qui se targue d’être philosophe. Elle souhaite publier un manifeste qui va secouer le monde littéraire. 

 

MARCHE

 

Sofia tente, dans un premier temps, de rejoindre sa grand-mère retirée à la campagne, presque au milieu de la forêt. Une paysanne qui vit près de la nature et des bêtes, un peu sorcière et guérisseuse. Elle se débrouille comme elle peut avec l’oie et ils deviennent rapidement des inséparables. Ensemble, elles peuvent affronter tous les dangers et triompher de toutes les embûches. 

Nous voilà dans un conte où le réel prend toutes les formes et présente d’étranges contours. Une allégorie où le concret et l’imaginaire se tendent les bras et tourbillonnent dans une danse ensorcelante. L’oie s’avère savante et sérieuse, un peu précieuse même et s’exprime dans une langue châtiée. Les mots ont beaucoup d’importance dans la fable de madame O’Neill. Surtout, ils ne sont pas fiables ou figés. Tout est magique et surréel dans La capitale des rêves. La forêt est habitée par des êtres fantasmagoriques qui se transforment selon les circonstances. Les arbres prennent l’aspect des humains et peuvent être bienveillants ou dangereux. Les bêtes mutent comme elles le font toujours dans les contes.

 

«Dans le noir, les bois acquéraient de nouvelles propriétés. Elle ne pouvait s’empêcher de croire ce que ses autres sens lui disaient.

Un arbre arracha ses racines de la terre, tel un enfant qui sort ses pieds de ses bottes en caoutchouc. Puis il se mit à courir à ses côtés. Des chevaux gris galopaient devant. Un gros ours grogna au bord de la route. Des oiseaux volaient près de sa tête.» (p.127)

 

Tout le récit est fait de plongées et de retours dans le passé. Sofia, la narratrice, est obsédée par son enfance, l’amour et la haine presque qu’elle éprouve pour sa mère. La fillette a l'impression d’avoir été un fardeau pour Clara. Du moins c’est ce qu’elle imagine. 

Ce n’est jamais facile d’avoir une mère qui n’en a que pour son œuvre et les grandes causes. Sofia croit que Clara a toujours pris toute la place et ne lui a laissé que des miettes. Les idoles ont fait de l'ombre à leur progéniture et les liens qui les unissent s’avèrent particulièrement difficiles. C’est du moins ce que j’ai cru au début, mais tout n’est pas aussi simple.

 

«Sa mère ne se livrait pas souvent ainsi à des réminiscences. Elle estimait que les femmes ne devaient pas révérer leur jeunesse en la tenant pour le point culminant de leur vie. Elle soutenait que les femmes n’entraient pas dans la fleur de l’âge avant la cinquantaine, à la ménopause.

«Montre-moi», ordonna Sofia debout devant sa mère, mains sur les hanches et torse bombé, imitant un soldat.

Clara regarda Sofia. Elle l’enlaça et commença à danser avec elle qui se tenait sur la pointe des pieds. Sa mère n’était pas grande, mais la tête de la jeune fille reposait tout de même sur son giron doux.

Sofia ne se rappelait pas la dernière fois que sa mère l’avait prise dans ses bras. Dehors, un haut-parleur avertissait les citoyens qu’un couvre-feu était en vigueur et qu’il était temps de rentrer.» (p.159)

 

Clara est une femme remarquable qui défend sa liberté et celle des autres avec toute sa fougue et son énergie. Tout le contraire de Sofia, qui prend plaisir à se diminuer et à se faire invisible. 


SUJETS

 

Une belle occasion pour Heather O’Neill d’aborder les grands enjeux politiques, les obsessions qui provoquent souvent des guerres. L’écrivaine s’attarde à la nation, la liberté collective et individuelle, la nécessité de la culture, des livres et de la littérature qui unissent ou séparent les femmes et les hommes, les régimes qui écrasent les citoyens ou qui leur offrent des espaces d’autonomie. L’amour, bien sûr, les liens entre tous, ses droits et ceux des autres et des obligations qui découlent de la vie en société. Et surtout, les contacts et les rapports qui se tissent entre les parents et les enfants, entre une mère et une fille. Le père dans cette fable d’Heather O’Neill est totalement absent.

 

«— Tu ne peux pas croire que les hommes sont de ton côté, dit Sofia, désemparée devant les faussetés qu’énonçait Céleste. Ils ne sont jamais de ton côté. Pas vraiment. Aucun d’entre eux! Il n’y a aucun homme à qui on puisse faire confiance en temps de guerre. Je me suis fait mettre à la porte de la maison de ma grand-mère par deux garçons. En plus, ils venaient de notre pays. Ce n’étaient même pas des ennemis.» (p.205)

 

Comme dans tous les contes, l’action va au-delà du bien et du mal. C’est souvent d’une cruauté dérangeante. Chacun pense à soi et personne n’hésite à trahir ses proches pour sauver sa peau. La grandeur et le sacrifice prônés par la mère de Sofia ne tiennent plus. La survie prend toute la place. Sofia, avec ses concitoyens, devra faire des choix terribles.

 

MUTATION

 

Nous voyons la petite fille muter en adolescente et en femme. Elle sera déçue et trompée quand elle fera confiance aux autres. Et la magie du pays et de l’environnement, la parole de son amie l’oie disparaîtront avec la poussée des hormones et son entrée dans la vraie vie. Comme si le féérique et le magnifique ne pouvaient exister que dans l’enfance. Les adultes ne sachant qu’engendrer l’horreur pour se venger peut-être d’avoir perdu leur pouvoir d’émerveillement.

 

«Sofia déglutit, et le liquide coula dans son gosier comme si elle avait avalé un poisson rouge. Sa poitrine la brûla et sa tête lui fit l’impression d’être une ampoule qu’on vient d’allumer. Son cœur rayonnait comme celui de Jésus dans les statues et sur les peintures à l’église. C’était merveilleux. Elle éclata de rire. Et on aurait dit que le rire ne sortait pas de sa bouche, mais qu’il venait d’ailleurs, de plus loin, qu’il avait traversé un mur, ou qu’il venait d’une chambre à l’étage.» (p.294)

 

Les humains se montrent particulièrement fourbes, profiteurs, égoïstes et dangereux. Une société qui donne des frissons dans le dos. Un conte qui vous laisse étourdi et un peu dépité devant l’aveuglement de tous. Mais comment donner tort à Heather O’Neill quand on regarde le monde s’enrayer et que les dirigeants nous matraquent avec des idées farfelues et absurdes? Un roman percutant qui nous fait grincer des dents et voir les soubresauts du quotidien d’un autre œil. Une fable actuelle qui nous ramène à nous et à nos démences meurtrières. 

 

O’Neill Heather : La capitale des rêves, Éditions Alto, Québec, 400 pages. 

https://editionsalto.com/livres/la-capitale-des-reves/

jeudi 1 décembre 2022

LA RÉVOLUTION VUE PAR HEATHER O’NEILL

HEATHER O’NEILL nous offre un ouvrage de 500 pages plein de surprises et de découvertes encore une fois. Perdre la tête nous connecte avec certains personnages de la Révolution française qui se profilent lors d’émeutes qui secouent Montréal dans les années 1880. On retrouve Louis Antoine, le roi du sucre, sa fille Marie qui séduit tout le monde et vit comme une régente. Un clin d’œil à Louis XVI et Marie-Antoinette certainement. Il y a Sadie qui s’avère le pendant du marquis de Sade et de ses œuvres sulfureuses. Mary Robespierre, une des nombreuses filles de Louis, qui cherche vengeance. Et pourquoi pas Danton? Tout ça reste à l’esprit quand on plonge dans ce récit d’amour, d’amitié, de colère et de rage où les riches et les pauvres se bousculent encore et toujours dans nos sociétés.

 

Une histoire en noir et blanc. Marie Antoine, la blonde aux yeux bleus, l’enfant gâtée par son père Louis qui lui passe tous ses caprices tout en gérant distraitement son immense héritage. Il multiplie les aventures avec les bonnes, ce qui n’est pas sans lui causer certains problèmes. Sadie Arnett, une jeune fille aux cheveux noirs et sombres, née dans une famille qui aspire à la fortune et qui tente d’y parvenir par les intrigues et la politique. Sadie, mal aimée par ses parents, se montre intransigeante, passionnée par les mots et l’écriture, la sexualité et la transgression. 

«Chacune de leur côté, Sadie et Marie s’étaient rendu compte, qu’elles se trouvaient souvent au parc autour de seize heures trente. Elles s’étaient débrouillées pour être en présence l’une de l’autre, sans jamais s’être adressé la parole. Des yeux, Marie fouilla les alentours à la recherche de Sadie, qu’elle aperçut à une certaine distance, assise sur son banc préféré.» (p.39)

 

Les deux jeunes filles deviennent des inséparables, s’installent dans leur bulle où l’une est le reflet de l’autre. Elles passeront par tous les soubresauts, entre la haine, la trahison, la colère, la rancune et la jalousie. 

Rapidement, elles ne vivent que pour elles, expérimentant les limites de l’amitié, se livrant à des occupations étranges, des provocations, des défis. Un duel, du théâtre, aura des conséquences tragiques.

«Elle traversa le labyrinthe en hurlant. Enfin, elle y fut. Debout entre les deux jeunes filles, elle ouvrit la bouche pour leur ordonner d’arrêter au moment précis où elles se retournaient pour faire feu. Les deux balles atteignirent la bonne, qui s’effondra, les paroles destinées à mettre en garde les fillettes contre leur bêtise envolées à jamais.» (p.10)

Bien sûr, la justice s’en mêle, mais avec l’argent tout s’arrange pour le meilleur et le pire. Marie accuse Sadie et leur destin semble se séparer à jamais. Les Arnett expédient Sadie en Angleterre, tout cela payé par Louis Antoine. Elle doit retrouver le droit chemin dans un couvent, y apprendre à être une jeune fille de bonne famille. Elle y peaufinera plutôt sa révolte, exerçant son pouvoir en écrivant des textes érotiques qui fascinent les pensionnaires. 

 

AVENIR

 

Sadie, en Angleterre, et Marie, à Montréal, se préparent à faire leur chemin dans la vie. Marie prendra la relève de son père et dirigera les raffineries de sucre. Si elle avait une vision romantique du monde lorsqu’elle était encore petite, tout changera quand elle héritera de la fortune familiale et deviendra une patronne sans cœur et sans pitié. 

Sadie entrera en écriture comme en religion, racontant des aventures sexuelles où les femmes ont le beau rôle. Une littérature subversive qui fera un malheur à son retour à Montréal, lui permettant aussi de se livrer à toutes les expériences, vivant dans un bordel et y exerçant son côté sadique. 

Pendant ce temps, Mary Robespierre, fille illégitime de Louis et de la bonne qui a été tuée par les enfants, ronge son frein et cherche la vengeance.

Je m’arrête là. Il faudrait des pages pour décrire les péripéties qui se multiplient tout au long de cette saga, pour s’attarder aux dizaines de personnages qui portent l’action. Un roman en entonnoir qui nous fait descendre dans une foule d’intrigues et découvrir peu à peu tous les liens qui unissent les intervenants qui font partie de la famille de Louis Antoine.

 

SOCIÉTÉ

 

Le côté fascinant de cet ouvrage? Les tensions entre le Montréal populaire, le Mile sombre, tout l’Est de Montréal, le refuge des ouvriers qui parlent français et le beau quartier, le Mile doré greffé à la montagne où les puissants vivent dans de vastes maisons, avec serviteurs, décident des destinées de la nation tout cela en anglais bien sûr. Deux mondes se côtoient, s’opposent, où les filles illégitimes de Louis Antoine (fort nombreuses) doivent se débrouiller.

«Elles grandissaient partout dans la ville. “Mary” étant le nom le plus répandu à Montréal, plusieurs des filles de Louis s’appelaient Mary. Contrairement à Marie, qui habitait le Mile doré, toutes les autres Mary travaillaient pour gagner leur vie.» (p.147)

Une histoire magnifique où les femmes, au cœur de l’action, mènent la révolte pour changer leur sort en s’appropriant leur corps et leur sexualité. 

Une insurrection pour réclamer la liberté, l’égalité, le droit de décider pour soi. Tout comme pendant la période trouble et mouvementée de la Révolution française. 

«Dès qu’elle eut lu le livre, George avait été persuadée que c’était une œuvre de génie. Elle aimait beaucoup que les deux personnages principaux soient des femmes passionnées. Aucune des deux n’était mariée. À ses yeux, elles constituaient des pionnières de la littérature. Elles partaient à l’aventure, comme Don Quichotte et Sancho Panza. C’était picaresque et drôle. Mais George savait aussi que les livres humoristiques étaient souvent les ouvrages les plus subversifs. C’était d’abord par la littérature que les gens devenaient libres. C’était par les livres que les idées nouvelles gagnaient la population.» (p.278)

Des personnages hors-norme, comme l’ombre et la lumière qui se repoussent, s’attirent, ne peuvent que se blesser. Un jeu sur la gémellité qui s’impose souvent dans les écrits de madame O’Neill. 

Nous avons là une réflexion sur le pouvoir, la richesse, l’ambition et la force subversive de la parole qui peut aussi servir à mobiliser les femmes pour changer les choses et faire en sorte que chacune dirige sa vie comme elle l’entend. 

Une question d’actualité, plus que jamais. 

On perd la tête en se retrouvant devant la justice comme Mary Robespierre ou en s’enfermant dans le rêve et le fantasme sans tenir compte des autres. Comment se libérer? Comment tout repenser en descendant dans la rue pour revendiquer des droits et le respect

Un roman fabuleux où Heather O’Neill joue de tous les instruments et nous éblouit par son imaginaire et sa dextérité. On perd la tête pour le pouvoir, l’argent, l’amour et la sexualité, la vengeance ou encore par idéal, parce qu’on veut vraiment changer le monde qui nous entoure, vivre mieux dans son corps et son esprit.

 

O’Neill HeatherPerdre la tête, Éditions ALTO, Québec, 504 pages. Traduction de l’anglais par Dominique Fortier.

 https://editionsalto.com/collaborateur/heather-oneill/ 

vendredi 19 juillet 2019

HEATHER O’NEILL ÉTONNE ENCORE


QUEL ROMAN QUE Mademoiselle Samedi soir d’Heather O’Neill ! Une quête d’identité dans un Québec qui n’arrive pas à trouver ses assises, un Montréal où des rêveurs, des illuminés, des éclopés tentent de survivre plutôt mal que bien. Une fable sur Montréal, le Québec par ricochet, une formidable entreprise qui m’a rappelé souvent le magnifique roman de Marie-Claire Blais : Un Joualonais sa Joualonie. C’est saisissant et il y a du Réjean Ducharme dans les aventures des jumeaux Tremblay qui parviennent difficilement à échapper à leur enfance et qui restent coincés dans leur adolescence, même quand ils sont devenus des parents et qu’ils doivent faire face à l’âge adulte.

Les écrivains peuvent tout oser pour mon plus grand bonheur. Madame O’Neill étonne en misant sur des personnages francophones (les Tremblay) qui hantent un quartier populaire de Montréal. De purs Québécois comme on dit maintenant en baissant la voix parce que ce n’est pas très bien vu dans une certaine société. Nous avons « la souche chambranlante » et les fourmis charpentières s’amusent à y pratiquer des couloirs où tous « les vents mauvais » s’engouffrent.
Encore une fois, la rue Saint-Laurent est l’artère vitale de Montréal avec ses clubs, ses danseuses, les truands et les éclopés qui survivent de larcins et de petites fraudes. Ce monde fascine l’écrivaine et elle y revient dans toutes ses publications. Un milieu de rescapés, de perdants et de drogués qui se débattent pour rester à la surface.

JUMEAUX

Loulou s’est occupé des jumeaux, de ces prodiges de la télévision que tous les spectateurs connaissaient et adoraient au Québec. Les deux sont scotchés l’un à l’autre, imaginant que le monde va leur glisser entre les doigts s’ils s’aventurent seuls sur un trottoir. Comme si leur passé ne pouvait que les ramener en arrière pour les empêcher de devenir des adultes. Ils sont emprisonnés dans des images qui les étouffent et les protègent d’une certaine façon.
Nicolas est père d’un petit Pierrot qu’il ne voit jamais. Sa mère mène une véritable guérilla avec lui, tentant par tous les moyens de lui soutirer de l’argent en utilisant l’enfant comme outil de chantage. Nouschka va d’un homme à l’autre pour trouver un peu d’amour et peut-être une paix qu’elle n’a jamais connue. Partout, on la reconnaît et l’image de la gentille fillette que l’on idolâtrait à la télévision finit par être un fardeau terrible. 
Depuis, la Révolution tranquille au Québec est révolue et l’idée de l’indépendance en a pris pour son rhume en 1980. Le Québec bascule dans la nostalgie et la déprime.

Chaque soir était une triste fête d’adieu, un party de départ à la retraite, les dernières heures d’une noce. On était tout le temps en train de se dire adieu. La frontière qui séparait le fait de coucher ensemble du fait de ne pas coucher ensemble était beaucoup plus mince qu’à n’importe quelle époque, en n’importe quel lieu de l’Histoire. (p.35)

Tous s’accrochent à l’instant dans ces temps mouvementés où il est question d’un deuxième référendum sur la souveraineté du Québec. Étienne, le père des jumeaux, a été un chantre de l’indépendance en 1980 comme presque tous les artistes québécois. C’est assez étonnant qu’une écrivaine d’origine anglophone aborde ce sujet. Surtout que ses personnages sont des souverainistes convaincus et qu’ils cherchent désespérément une identité individuelle et nationale.

QUÊTE

Nouschka et Nicolas tentent de surmonter leur quotidien et de trouver une raison de vivre et d’exister, tout comme le peuple du Québec qui hésite entre son être francophone et ce Canada multiculturel et nébuleux. Les jumeaux sont déchirés entre ce que l’on a voulu qu’ils soient à la télévision et ce qu’ils sont dans la vie de maintenant.
Étienne Tremblay, leur père, a perdu ses ancrages avec l’échec du premier référendum de 1980. Il a pris son envol dans la mouvance des années 70, l’élection du Parti québécois qui devait mener le Québec vers la souveraineté. Il est l’auteur et l’interprète de chansons un peu étranges qui m’ont fait penser à certains textes irrévérencieux de Plume Latraverse. Tous tentent de garder le moral et de reconstituer une famille personnelle et étatique.

AMOUR

Nouschka s’amourache d’un patineur artistique qui a tout gâché en tentant de se suicider pour échapper à la férule d’un père qui avait tout misé sur lui et rêvait d’en faire une vedette. Elle épouse Raphaël  et ce couple improbable ne peut que vaciller quand elle se retrouve enceinte.

Je savais que j’étais jeune pour me marier. Les Québécois faisaient tout tellement jeunes. Notre beauté avait tôt fait de disparaître. Les gens mouraient à quarante-neuf ans d’avoir trop bu, ou du cancer du poumon, ou de s’être nourris de pain blanc et de Jos Louis. Se marier si jeune, c’était dévaliser une banque ou se faire tatouer. (p.207)

Schizophrène, obsédé, capable du pire et du meilleur, Raphaël basculera quand Nouschka devient mère. Il perd les pédales malgré ses bonnes intentions, son travail de préposé aux bénéficiaires dans un hôpital.
Nicolas, pendant ce temps, amputé de sa sœur, ne trouve rien de mieux que de planifier un vol de banque qui tourne à la catastrophe. La prison le forcera à se redresser et le retour de sa mère lui fait le plus grand bien.
Cette formidable histoire m’a poussé dans les labyrinthes de l’inconscient des Québécois, des gens d’ici qui ne savent pas qui ils sont dans ces pays qui fêtent leur identité à deux semaines d’intervalles, ces jumeaux qui ne peuvent se quitter tout comme ils ne peuvent vivre ensemble.
Le deuxième référendum de 1995 arrive et Nouschka écrit le discours de son père Étienne. Il prend la parole lors d’un grand rassemblement où il se retrouve aux côtés de Gilles Vigneault. Un texte étonnant qui dérape avec ce chanteur qui incarne l’impuissance des Québécois à agir avec cohérence.

DÉFAITE

Le référendum est perdu de justesse. Nicolas se fait arrêter après le vol de banque, mais Nouschka, jeune maman, réussit à s’arracher à cette fatalité qui s’accroche à elle depuis sa naissance. Les études lui permettront de se forger une nouvelle vie et surtout de trouver les mots pour se dire. C’est la clef du succès.

Une des raisons pour lesquelles je souhaitais étudier la littérature, c’est qu’elle expose tout. Les écrivains cherchent des secrets qui n’ont pas encore été exploités. Chaque écrivain doit inventer sa propre langue magique afin de décrire l’indescriptible. Ils ont peut-être l’air d’écrire en anglais, en français ou en espagnol, mais en réalité, ils écrivent dans la langue des papillons, des corbeaux et des pendus. (p.400)

Heather O’Neill propose une aventure incroyable avec Mademoiselle Samedi soir. Ses personnages m’ont étonné et fasciné, dans des aventures qui vous tiennent en haleine. Bien sûr, comme tous les écrivains, elle a ses lieux de prédilection, un milieu social qu’elle explore d’une publication à l’autre pour en montrer toutes les facettes. Le manieur de mots se débat avec des images, des préoccupations et des repères physiques qui le hantent souvent toute une vie. Chez madame O’Neill, les  enfants abandonnés par leurs parents sont une constance et ils doivent se défendre contre la violence et la folie de leurs géniteurs. Je pense à Baby qui doit affronter les rages de son père Jules dans La ballade de Baby. Un roman d'une cruauté terrible.

À notre naissance, quand on nous pose dans notre berceau, le monde entier passe la tête au-dessus des barreaux. On nous donne un nom, et tout le monde a toutes sortes d’idées à notre sujet. Ce sont d’étranges contes de fées. Quand les gens nous disent ce qu’on pourrait être une fois adulte, ils pourraient aussi bien nous conter des histoires de fripons et de chats bottés. Mais notre tâche, c’est de devenir quelque chose de bien plus unique et de bien plus étonnant que tout ce que nos parents pouvaient imaginer. Il faut savoir que notre vie nous appartient complètement. (p.482)

Tout est là. À chacun de mettre la main sur l’avenir. Le reste est peut-être une suite d’événements qui fait haleter les écrivains et les lecteurs qui en demandent toujours un peu plus.
J’ai aimé ce roman du début à la fin et Heather O’Neill est une magicienne qui sait nous plonger dans les situations les plus folles et les plus simples de la vie. Ce qui importe, c’est cette quête de sens, cette volonté de toucher le bonheur et la paix, d’arriver à trouver son espace pour respirer avec tous les vents du monde. Vous avez là votre lecture d’été. Ne cherchez pas ailleurs !


O’NEIL HEATHER, MADEMOISELLE SAMEDI SOIR,  Éditions Alto, 2019, 488 pages, 29,95 S.


https://editionsalto.com/catalogue/mademoiselle-samedi-soir/