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mercredi 1 septembre 2021

LA BELLE QUÊTE DE CHRISTIAN GUAY-POLIQUIN

JE ME SOUVIENS AVOIR écrit en rédigeant une chronique portant sur Le poids de la neige de Christian Guay-Poliquin, en 2016, qu’il restait à nous présenter la suite, le retour du personnage dans sa famille, dans un camp de chasse perdu quelque part dans les montagnes. Voilà, c’est fait avec Les ombres filantes, le troisième volet d’une aventure qui s’est amorcée avec Le fil des kilomètres, le roman de la route et dans le deuxième opus, Le poids de la neige, le livre de l’enfermement. Les ombres filantes nous entraîne encore une fois dans un monde où tout se déglingue à cause d’une panne d’électricité qui paralyse le pays et peut-être le continent. Notre survivant, après un hiver pénible, entreprend de marcher jusque dans le territoire qui a bercé son enfance, le lieu où il est possible de faire face à toutes les catastrophes. La famille reste le dernier refuge quand la ville et les villages ont été abandonnés et que tout ce qui faisait le confort devient obsolète. Alexandre Soublière, dans son fascinant roman-essai La maison mère, pousse ses personnages vers la forêt pour s’intégrer au clan. Tout s’est détraqué à Montréal et les amis doivent combattre arme à la main pour se protéger des bandes ennemies. Il semble que dans notre imaginaire, la famille soit l’ultime retraite où l’on retrouve l’amour et la fraternité, la cohésion nécessaire pour faire face à tous les dangers. 



Encore, un périple, où le mécanicien, celui qui en sait long sur les moteurs qui régissent nos vies, progresse dans la forêt, évite les routes trop fréquentées, un peu comme un chevreuil aux abois qui ne se risque jamais dans les lieux à découvert. L’autre, le voisin est un ennemi potentiel et il doit se méfier de tous, trouver un terrier, avec les bêtes qui défendent et protègent leur espace. Une traversée du pays dans la plus belle des lenteurs où il retrouvera peu à peu l’usage de ses jambes, comme s’il avait besoin de réapprendre toutes les parties de son corps après la grande immobilisation de l’hiver. 

 

Depuis la panne, le sol ne tremble plus sous les chargements de bois des semi-remorques, mais il y a encore beaucoup de circulation en forêt. Il y a. ceux et celles qui se sont réfugiés dans leurs chalets ou leurs camps de chasse. Aussi ceux et celle qui tentent de s’établir quelque part, loin des agglomérations et des routes nationales. Partout, les gens se méfient, les gens calculent, les gens sont armés. Le reste ne tient qu’à un fil. C’est pour cela que je préfère les abîmes de la forêt aux rencontres hasardeuses qu’on peut faire sur les chemins forestiers. (p.17)

 

Ce périple occupe la première partie du roman, plus d’une centaine de pages, avant d’atteindre l’endroit où la famille s’est réfugiée. Nous voilà revenus à l’époque des clans, des tribus qui s’approprient des territoires et qui les défendent farouchement, pouvant devenir terriblement dangereux quand ils se sentent menacés. La faim et la nécessité aspirent toutes les énergies. Les grands principes de partage, d’entraide sont des mots qui n’ont plus cours dans un monde qui retourne à la sauvagerie.

 

RENCONTRE

 

Le marcheur croise Olio, un garçon qui surgit d’entre les arbres. C’est plutôt l’enfant qui trouve le mécanicien et qui décide de le suivre. Une rencontre improbable et un apprivoisement qui s’annonce difficile. Le jeune est impulsif, calculateur, animal, je dirais, capable du pire comme du meilleur, séduisant et déstabilisant à la fois. Il ment, triche, ruse, peut trahir et n’obéit qu’à ses instincts. Ce qui est important, c’est le moment présent, la vie dans ce qu’elle offre et qu’il prend sans aucune retenue. Malgré une certaine attirance de part et d’autre, le petit garçon reste distant, particulièrement débrouillard et indépendant. Une sorte d’enfant adulte, plein de sagesse et de pulsions incontrôlables. 

 

Je m’agite, me relève et fais quelques pas droit devant. Pourquoi tu boites? Je fige comme si je venais d’être frappé par la foudre. Pourquoi tu boites? Mon sang circule bruyamment d’un bout à l’autre de mon corps. J’ai faim, j’ai soif, je suis épuisé. Ça doit être mon cerceau qui me joue des tours. Je pivote lentement sur moi-même. Derrière, dans la dentelle des fougères, il y a une silhouette immobile. C’est un jeune garçon. Douze ans ou à peu près. Il me dévisage, la tête légèrement inclinée. Sa peau est tannée, sa chevelure blonde en broussaille, et ses yeux sont noirs comme du charbon. Il porte un sac en bandoulière et, d’une main, il tient une perdrix morte. (p.45)

 

Comme si l’avenir et le passé se chamaillaient dans ce qui peut devenir une sorte de Nouveau Monde ou d'une société d’après catastrophe. Un enfant, particulièrement habile à la chasse et à la pêche, qui veut voir la mer, la côte, comme le père et le fils dans La route de Cormack McCarthy. Je sais, ça fait quelques fois que je fais référence à ce livre en parlant des ouvrages de Christian Guay-Poliquin. Si le pays est dévasté chez les deux écrivains, on ne retrouve pas la barbarie et la cruauté dans les livres du Québécois qui caractérisent l’univers de McCarthy.

 

LA FAMILLE

 

Ils finissent après des rencontres étonnantes, par atteindre le refuge familial. Ils peuvent enfin se reposer, profiter d’un certain confort, d’une belle sécurité sous la tutelle de l’ancêtre. Le clan élargi est maintenant une tribu qui défend son territoire et arrive à pourvoir à ses besoins. Chacun doit prendre des responsabilités et participer à la vie collective même si c’est parfois difficile. Tous ont leurs manies et le chef, par droit d’aînesse, se montre têtu et n’accepte jamais les compromis, même si ça risque de faire éclater la famille.

 

La rivière chuinte à mes côtés. Olio fixe les montagnes du Parc qui s’élèvent au-dessus de la forêt. Je réfléchis à la panne, à la Station, au village où j’ai passé l’hiver, au mystère de la côte et me dis qu’il est étrange de ne plus savoir ce qui se vit au-delà de ce qui se déroule sous nos yeux. D’avoir si peu de nouvelles du monde extérieur. Et rien d’autre que le gibier et les saisons pour se projeter en avant. (p.198)

 

Les frictions et des différends surgissent. L’opposition entre les chasseurs et les sédentaires crée des remous. L’éternelle confrontation entre le prédateur et le cueilleur, deux manières de voir et de survivre. Chacun doit faire un effort pour atténuer ces grands et petits heurts même si l’hiver va attiser les tensions. Et il y a les autres qui rôdent et convoitent le gibier qui se fait de plus en plus rare. Les guerres tribales risquent de devenir très violentes avec la pénurie.

 

LA FIN

 

Dans la dernière partie, le mécanicien et Olio quittent le cocon familial pour gagner la côte. Encore une fois, le parcours est pénible dans les marais et les brûlés avant de rencontrer des gens qui veulent aller vers la mer avec un avion qui fonctionne plus ou moins. Le bricoleur sera d’une grande utilité et rafistole l’appareil. 

Un envol, où l’homme solitaire ressent pour la première fois l’amour qu’il a pour Olio et qu’il reconnaît comme un fils. 

Un roman saisissant, d’une belle profondeur qui permet de se faufiler dans les montagnes, de respirer avec le marcheur qui grimpe des collines, escalade des parois rocheuses et profite de la douceur de la mousse et des ruisseaux. Une histoire où tous les sens sont en éveil pour faire face à tous les dangers. On lit ce suspense qui n’a rien du thriller habituel, tout comme l’était Le poids de la neige

J’ai adoré la lente progression en forêt, quand les chasseurs suivent les traces des bêtes. Comment ne pas aimer ces heures où ils guettent l’approche de l’orignal, la pêche sur un lac perdu entre deux montagnes pour se calmer et se ressourcer? Et la possibilité de se replier sur le clan et de tourner le dos au monde. Peut-être même de connaître l'amour.

Olio force le mécanicien à bouger. L’enfant devient celui qui permet à l’adulte de s’oublier et de s’abandonner. Toujours, Christian Guay-Poliquin fait surgir l’humain et ses tourments dans les pires situations. L’écrivain nous pousse tout doucement vers des choix essentiels et nécessaires. La magie opère encore et bellement. Je ne sais s’il y aura une suite, mais tout est possible avec cette fin tragique. Guay-Poliquin nous abandonne dans l’expectative, avec une terrible envie de connaître le sort des voyageurs. 

«Les ombres filantes», ce sont peut-être ces humains qui se dissimulent dans la forêt sans jamais se laisser approcher. Celui que l’on cherche, que l’on tente d’apprivoiser, mais qui disparaît quand on pense l’avoir convaincu de s’avancer et de vous regarder dans les yeux. Celui aussi qui se cache au fond de soi et qui hésite à franchir les barrières que la société dresse autour de nous pour nous empêcher de nous révéler dans les épreuves.

 

GUAY-POLIQUIN CHRISTIANLes ombres filantes, Éditions LA PEUPLADE, SAGUENAY, 2021, 26,95 $.

https://lapeuplade.com/archives/livres/les-ombres-filantes

vendredi 4 novembre 2016

Christian Guay-Poliquin donne vie à l’hiver

LE PERSONNAGE DE Christian Guay-Poliquin, celui du Fil des kilomètres, est de retour. L’homme parcourait le continent pour rentrer dans son village après une longue absence. Tout se déglinguait. Une panne d’électricité généralisée, la société qui s’arrête dans un hoquet. À l’arrivée, un accident d’auto le laisse plus mort que vivant. Dans Le poids de la neige, nous retrouvons le même homme, les jambes immobilisées dans des attelles de bois. Matthias s’occupe de la maison, un peu en retrait du village. La recherche de nourriture occupe tout le monde. Et cette neige qui tombe sans arrêt et menace d’avaler le pays.

J’ai relu la fin du premier roman, pour retrouver les questions des villageois qui ont secouru le voyageur. Son père, qu’il voulait retrouver, est mort, heurté par son auto peut-être. Il ne sait plus. Une femme conduisait, du moins il le croit. Personne n’a vu la passagère. Il a peut-être tout imaginé avec cette traversée hallucinante.

L’accident a été violent. J’étais confus. Je rêvais à ma voiture. Je cherchais mon père. Mes souvenirs se chevauchaient. Je revoyais sans cesse la scène. Des jours et des nuits de route. La panne d’électricité, les stations et des nuits de route. La panne d’électricité, les stations services dévalisées, les milices au bord des routes, la panique dans les villes. Et soudain, à quelques kilomètres du village, dans la lumière fatiguée des phares, deux bras levés vers le ciel. Les pneus qui crissent sur la chaussée. Un coup de volant. Un impact sourd. Le sang. Les fissures dans le pare-brise. Les tonneaux. Mon corps éjecté de l’habitacle. Puis le poids de la voiture renversée  sur mes jambes. (pp.28-29)

Matthias voulait voyager pour se changer les idées et son auto est tombée en panne à l’entrée du village. Il veut retourner en ville, retrouver sa femme, mais plus personne ne s’aventure sur les routes depuis que le pays s’est déglingué. Les chemins sont des coupe-gorges. La barbarie règne, le monde régresse. Les villageois effectuent des rondes pour protéger le peu qu’ils ont. Tout étranger peut être un ennemi. Surtout, il faut résister à cet hiver qui ne veut plus desserrer son étreinte.
Dans la maison silencieuse, le temps s’écoule lentement, s’accroche aux gestes de Matthias. Le blessé dort, guette le vent, le froid par la fenêtre avec une longue-vue. Il y a les visites de Maria et Joseph pour briser la routine, les médicaments et les pansements qu’il faut changer.

Je n’arrive pas à trouver le sommeil. Je pense à Maria, à sa façon de me parler, de rire devant mon silence, à la douceur de ses mains quand elle inspecte mes blessures, aux souvenirs qui surgissent quand je la vois. Il y a longtemps qu’elle est venue me voir. Le temps cicatrise ce qu’il peut, mais rien n’est joué. Je suis toujours étendu là et je regarde les journées se donner le relais en espérant que mes jambes pourront me porter de nouveau, un jour. En attendant, Matthias me soigne et me nourrit. Je sais qu’il n’a pas vraiment le choix. Nous sommes prisonniers l’un de l’autre. (p.73)

Matthias s’occupe du blessé en échange de bois de chauffage et de nourriture. Au printemps, on lui a promis qu’il pourrait retourner en ville, participer à une mission de reconnaissance.

HIVER

La neige impose sa loi et empêche les gens de s’évader, de respirer presque. La forêt, comme une muraille, rassure un peu. Le pays est toujours là. Un mot, une casserole oubliée sur le poêle, le bois de chauffage, le feu à entretenir, les pansements à changer, la nourriture et certains plaisirs comme une cigarette ou un verre de vin, voilà le quotidien. La vie est attente, hibernation. 
Maria fait rêver. Le blessé l’a connue dans son enfance, à la petite école. Et Joseph qui vit en marge du village et fait ses affaires. Le couple disparaît sur une motoneige et personne ne sait où ils sont passés.
Et pourquoi la famille du blessé n’est pas revenue du camp de chasse à l’automne ? Que de questions dans ce roman ! La neige écrase le monde et les individus. Au point de faire céder le toit. Rarement, j’ai senti l’hiver comme ça. Elle devient un personnage, une force impitoyable. Il ne reste qu’à tourner autour du poêle pour garder sa chaleur, survivre comme une bête dans sa tanière.

RETOUR

Le blessé finit par bouger dans la maison avant de se risquer à l’extérieur. Lente reptation, retour à la vie, espoir de retrouver une forme d’autonomie. Les villageois transforment un autobus sous la direction du mécanicien avant de prendre la fuite, abandonnant Matthias et Jonas, un idiot qui garde les vaches.
Les voilà des errants, des ombres qui cherchent comme des chiens redevenus sauvages. Il faut trouver de la nourriture, pêcher sur le lac derrière la colline. Que faire quand la société est morte, quand tous les objets et outils sont devenus inutiles ? Que faire devant la fin du monde ? Seuls les plus débrouillards et les plus rusés survivront.

Ils sont partis, répète-il sèchement. Ils ont menti à Jonas, ils ne reviendront pas. J’aurais dû m’en douter. L’obscurité gagne la véranda, mais aucun de nous deux ne semble prêt à fournir un effort pour allumer la lampe à l’huile. J’ai l’impression que Matthias fait la même chose que moi, il compte les gouttes d’eau qui tombent en essayant de trouver le sommeil. Pour l’instant on a encore de bonnes réserves, dit-il après un moment, mais il va falloir s’organiser autrement pour la nourriture. On n’a pas le choix. Je fais comme si je n’avais rien entendu et je pense à la valise qu’il cache de l’autre côté. Et au réveil dans la poche de ma veste. (p.195)

Véritable exploit de Christian Guay-Poliquin qui transforme le quotidien le plus terne, le plus répétitif en suspense. Nous redécouvrons des gestes essentiels. Un repas ou quelques pas dans la neige, le plaisir de goûter une sucrerie ou une cigarette. J’ai embarqué physiquement dans le combat des survivants. Je me suis affolé quand le toit de l’appendice où ils vivent s’est écroulé, quand ils défont les cloisons de la maison pour entretenir le feu. Tous meurent de faim et de froid dans ces maisons glacées comme des cercueils. Personne ne peut venir en aide à Matthias et l’éclopé qui réapprend à bouger.

PRÉSENCE

Quel roman sur la neige et l’hiver, la présence insoutenable du froid et de la poudrerie ! Tous les gestes, tous les mots vous enfoncent dans les jours qui semblent s’être figés. Guay-Poliquin s’impose avec un minimum d’effets. Ce qui aurait pu devenir répétitif et lassant m’a gardé en éveil comme si je devais lutter de toutes mes forces pour survivre.

Et pourquoi je ne suis pas arrivé à laisser le passé s’éteindre de lui-même, dans les arcanes de ma mémoire. Je voulais revoir mon père, je voulais changer le cours des choses et j’ai échoué sur toute la ligne. Mon père est mort avant que je puisse lui parler et, quoi que je fasse, quoi qu’il m’arrive, je resterai toujours, comme lui, un mécanicien. Les grands choix de ma vie ont été faits il y a longtemps, je dois composer avec eux. (p.228)

Et quand le pays se laisse un peu apprivoiser par le soleil, quand Matthias peut enfin retourner en ville, du moins tenter de le faire, le blessé part pour le camp de chasse de sa famille. Qu’est-il arrivé dans la forêt ? Pourquoi ils ne sont pas revenus avec les autres ? Au moins, il aura son territoire, un chez lui peut-être…
J’imagine une suite. Il reste encore bien des questions. Pourquoi cette panne d’électricité ? Quels chemins vont prendre les survivants ? Un suspense, mais surtout un recommencement du monde. Il suffit de si peu pour que tout se détraque et que nos gadgets deviennent obsolètes. On l’a vu lors de la crise du verglas en 1998. Le portable, le téléphone intelligent sont bien peu utiles quand il faut se battre pour un peu de nourriture, couper du bois ou entretenir un feu jour et nuit. 
Ce roman subjugue et vous fait vivre la plus grande des aventures, celle de la survie, de la lutte quotidienne contre le froid et la neige, ses semblables transformés en loups.
Un retour à l’animalité que nous croyons bien loin quand nous nous étourdissons dans nos occupations futiles, quand nous débattons sur l’habillement d’une chanteuse au gala de l’ADISQ. Christian Guay-Poliquin nous ramène à l’essentiel, à ce qui fait la vie. Une expérience de lecture particulièrement intense.

LE POIDS DE LA NEIGE de CHRISTIAN GUAY-POLIQUIN a été publié aux ÉDITIONS LA PEUPLADE.


PROCHAINE CHRONIQUE : LA BIEN-AIMÉE DE KANDAHAR de FÉLICIA MIHALI, publié chez LINDA LEITH ÉDITIONS.


lundi 25 novembre 2013

La traversée du continent de Guay-Poliquin


Christian Guay-Poliquin, dans Le fil des kilomètres, réussit bellement son entrée dans le monde de la littérature. Quel univers angoissant! Panne d’électricité partout, plus de contacts. Rien. Le pays est en attente. Les ordinateurs, les gadgets qui nous branchent avec la planète sont morts. Plus de messages ou de galopades sur Facebook. Imaginez! Les téléviseurs sont éteints. Les radios. Les téléphones intelligents. Que feriez-vous si un matin tout s’arrêtait, que la neige s’installait dans un silence de fin du monde? Ce roman «apocalyptique», comme dirait Samuel Archibald, nous pousse tout doucement vers le gouffre.

Les usines sont réduites au silence. Les gens attendent, se demandent que faire de ce corps qui leur est redonné. La mécanique de la société s’est enrayée. Pourquoi? Nous ne le saurons jamais.
«Dehors, pas un son hormis celui de la pluie. Même le vrombissement insatiable de la raffinerie a cessé. Autour, aucun bâtiment ne semble plus avoir d’électricité. À l’avant de chacun d’eux, on voit des silhouettes en bleu de travail s’amasser et scruter les environs tout en restant à l’abri. Blottie dans l’entrée du garage, notre équipe n’échappe pas à la règle.» (p.18)
Le narrateur décrit son milieu sans trop de fioritures ou d’images. Pas de maquillage! Mécanicien, le monde, il pouvait le démonter et le reconstruire quand tout allait normalement. Il vivait pour les automobiles. Des mécaniques faites pour tomber en panne et qui exigeaient des soins attentifs.
Il est seul maintenant. Sa compagne est partie après une tentative de suicide. Il n’a pas su la retenir, incapable de trouver les mots. Il n’est qu’un corps qui bouge, vide une bière après l’autre jusqu’au bout de la nuit. Les mots le fuient et il se méfie des phrases.

Départ

Un appel de son père, un peu avant la panne. Pertes de mémoire. Paranoïa. Il décide de rentrer avant qu’il ne soit trop tard. Il devra traverser le continent pour revoir son village, son père qui a perdu sa femme dans un accident d’auto. Il ne s’en est jamais remis. Peut-être que lui non plus.
Une course folle de 4736 kilomètres. Il roule jour et nuit dans des pays de poussière. Des vallées de sable. Les populations se sont évanouies. Les villes et les villages sont des décors de cinéma. Des camions, des tracteurs attendent dans les champs. Les denrées deviennent rares et l’essence se négocie à prix d’or. Les profiteurs veillent, surtout en temps de catastrophe.
La vieille auto tient le coup. Le narrateur fume, fixe la route, jongle avec des épisodes de sa vie, parle avec son chat enfermé dans une boîte. Tout est partout pareil. Nous voici dans le monde de l’après. Ce n’est pas sans rappeler La route de Cormac McCarthy, mais en moins apocalyptique. Tout s’est figé. À bout d’énergie. Épuisé peut-être. Peut-être aussi une attaque terroriste qui a tout détraqué. Il reste l’animal en soi pour survivre, continuer, revenir aux sources, près du père et remettre tout à l’endroit.
Une ombre, une fille au bord de la route. Un arrêt, un coup de tête. Elle s’installe à sa droite et voilà une compagne pour le voyage. Il ne sait rien d’elle, elle ne veut rien de lui. Il suffit de rouler, de s’accrocher au ruban blanc au milieu de la route, foncer dans la nuit ou les éclaboussures du soleil. Question de vie ou de mort!
Partout des bandes s’organisent, rationnent l’essence et les vivres. Le monde devient plus sauvage que d’habitude. Les villes sont dangereuses, barbares.
«De là-haut, la queue de véhicules semble interminable. Elle s’enfonce jusqu’au cœur de cette ville livrée à ses fantômes. L’écho de trois coups de feu parvient jusqu’à nous. Cela ressemble plutôt aux derniers coups de tonnerre d’un orage qui s’éloigne. Hormis l’errance de silhouettes lointaines dans ces rues méconnaissables, on dirait que toute l’activité humaine a été suspendue. Des sacs poubelles jonchent les trottoirs. Les premiers étages des immeubles sont barricadés. Les cheminées des usines pointent le ciel sans écumer quoi que ce soit.» (p.187)
Christian Guay-Poliquin nous aspire avec cette histoire où manger et boire devient une aventure. Un monde de plus en plus menaçant. Je suis devenu fébrile avec les kilomètres qui s’accumulaient. Jusqu’au dénouement plutôt inattendu. Ce romancier possède un sens formidable de l’action. Il m’a subjugué en disant peu, quasi rien. Cela doit s’appeler du talent.

Le fil des kilomètres de Christian Guay-Poliquin est paru aux Éditions de la Peuplade.