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mardi 7 août 2012

Brigitte Haentjens effleure des tabous

Brigitte Haentjens, dans «Une femme comblée», aborde l’un des rares tabous de notre société. Si un homme peut initier une adolescente à l’amour, l’inverse est encore très mal vu.


Une femme rencontre un jeune homme qui a l’âge de ses garçons. C’est le coup de foudre. Elle est subjuguée par l’ami de son fils qui devient un familier de la famille. Une véritable torture pour l’artiste-peintre qui ne sait quoi inventer pour ne pas se trahir.
«Je l’ai aimé au premier regard
Pourtant je n’attendais
ni rien ni personne
j’avais deux grands enfants
l’homme de ma vie à mes côtés
une maison toujours pleine
une femme comblée disaient mes amies
qui savent toujours de quoi elles parlent.» (p.11)
Il y a aussi l’envers de la médaille. Une femme de seize ans à peine découvre le plaisir des sens avec un homme qui pourrait être son père.
«il posa négligemment sa main sur ma cuisse
la laissa remonter tranquillement
tandis que ses yeux me scrutaient attentifs
ses doigts passaient sous le rebord de la culotte
comme s’il en vérifiait l’élastique
touchant le tissu effleurant à peine la peau
l’humidité vint et au ventre cette soif
que les garçons de mon âge
n’avaient jamais déclenchée.» (28-29)

La jeune fille vit une aventure sensuelle marquante pendant que la femme culpabilise et cherche à oublier ce jeune homme qui la subjugue.

Récit

Un récit beau de nuances. Une musique minimale qui emporte. Une stance qui vous plonge dans les affres de l’amour assumé et l’autre, celui que l’on refuse.
Touchant, senti, toujours juste et d’une sobriété exemplaire. Comme quoi il est possible de tout dire sans multiplier les pages et les personnages.
«J’aurais dû détaler
plutôt que de laisser fleurir
cet amour clandestin
cet amour des caves
et des prisons
au regard oblique
à la tête baissée
amour sans-papiers
affolé à l’idée
d’être démasqué.» (p.146)
Comment ne pas être touché par ce récit qui prend la forme de courts poèmes qui s’interpellent, nous entraînent dans le désir, la passion qui brûle l’être et peut-être aussi l’âme. Un livre de braises qui effleure l’essentiel.

«Une femme comblée» de Brigitte Haentjens est paru aux Éditions Prise-de-Parole.

http://prisedeparole.ca/auteurs/?id=3258

dimanche 8 janvier 2012

Marguerite Andersen s’inspire de sa vie


Une famille comme il y a en a peu que celle des Boutier. D’origine allemande, les parents sont venus s’installer au Canada et n’ont jamais parlé de cet aspect de leur vie avec leurs filles et leur garçon. Le sentiment de culpabilité peut-être après l’Holocauste et ce que l’Allemagne a connu sous le régime nazi.
Lui est fonctionnaire à la retraite et elle a été enseignante. Marguerite Andersen ne s’en cache pas, elle s’inspire largement de sa vie.
«Écrivaine à tendance autofictionnelle, je m’aventure dans ce livre à interpréter des vies que je n’ai vues que de l’extérieur, celles de mes six petites-filles. De leurs six réalités, j’ai construit trois récits biofictionnels. J’ai aussi un petit-fils; je n’allais pas l’oublier. Il survient de temps à autre dans la vie des trois protagonistes.» (p.7)
Les trois jeunes femmes ont hérité de la curiosité des parents, du goût de l’effort et du travail. Ariane est anthropologue, Claire enseignante et Isa, écologiste et peintre. Elles s’imposent à leur façon. Fabien voyage, étudie et profite de la vie.

Des choix

Même si elles sont intelligentes et que le succès colle à leur peau, la vie n’est jamais une belle route tranquille pour les trois soeurs. Il y a toujours des désirs et des rêves qu’il faut assumer ou repousser.
Le monde contemporain change à une vitesse étourdissante. Pour Isa, c’est une manière de vivre. Elle peint et va d’un projet à l’autre pour survivre. La nature de ses choix et de son travail veut cela. Une insécurité qu’elle apprivoise même si elle rêve d’un coin tranquille à la campagne et d’un amoureux.
Pour Claire, c’est autre chose. Ce petit prodige a appris à lire en marchant. Elle a fait des études en Norvège, connu une ouverture sur le monde dès l’enfance. Elle fait lentement sa place, un peu perturbée par sa vie personnelle. Elle vit une aventure avec une collègue. L’amour,  la tendresse, le secret jusqu’à la rupture.
«Claire se tourmente. Elle aimerait se confier à ses parents, leur dire ce qui ne va pas. Or, elle a peur. Elle n’est pas comme les autres. Elle est célibataire, lesbienne. Ils ne comprendront pas sa peine, tout comme ils n’ont jamais compris sa relation avec Marianne. Ah, vont-ils lui dire, ta copine a changé d’orientation, pourquoi ne ferais-tu pas pareil?» (p.226)
Ariane malgré une vie en apparence plus stable et des études poussées est certainement la plus tourmentée. Mariée à un Africain, mère de deux enfants, elle rédige une thèse de doctorat sur la situation des femmes au Ghana. Ce travail la questionne et la bouscule.

Époque

Les filles Boutier illustrent parfaitement ces citoyens canadiens que l’on veut bilingue et ouvert sur le monde. Elles ont fréquenté les meilleures écoles et voyagé un peu partout. Elles connaissent la situation politique mondiale, les guerres et tout ce que cela peut entraîner. Les incongruités de l’époque contemporaine aussi comme les sangliers qui envahissent les rues de Berlin. Isa est fascinée par ces phénomènes et ne dit jamais non à une enquête sur le terrain.
Ariane jongle à l’exploitation des femmes en Afrique, aux manières de vivre et d’empoigner le réel qui disparaissent avec la mondialisation.
Les soeurs vivent les soubresauts de l’amour, la passion et le chagrin. Elles peuvent compter sur la famille cependant, des parents toujours attentifs, un frère chaleureux et disponible. Et une grand-mère exceptionnelle. Que demander de plus?
Des personnages sains, vifs et pétillants. Des problématiques actuelles portent ce récit. Comment garder ou protéger sa culture dans un monde métissé, sa langue quand toutes les nations se mélangent et que le voyage est une manière de respirer. Comment ne pas s’inquiéter devant un avenir de plus en plus incertain avec les changements climatiques.
«La vie devant elles» est un témoignage fort bien mené. Des portraits de femmes que l’on aurait envie de rencontrer, de mieux connaître pour s’en faire des complices. Une belle manière de s’attarder au monde de maintenant et ses graves problèmes sans pousser les hauts cris. Humain, chaleureux et toujours juste.

«La vie devant elles» de Marguerite Andersen est paru aux Éditions Prise de parole.

dimanche 31 juillet 2011

Maurice Henrie voyage au pays de l'enfance


L’enfance marque l’univers de l’être humain, dit-on. Pas étonnant que plusieurs écrivains puisent dans leurs premières années pour y installer des fictions ou encore tenter de cerner l’adulte qu’il est devenu. Certains y ont trouvé matière à de véritables bijoux. Mentionnons Gabrielle Roy, Victor-Lévy Beaulieu ou Bruno Hébert. Michel Tremblay, on le sait, a puisé le plus significatif de son œuvre florissante dans le quartier de son enfance.
Maurice Henrie ne résiste pas à la tentation du passé. Dans «L’enfanCement» (quel mauvais titre) l’auteur plonge dans son passé avec un plaisir évident, s’étonne de la diversité de ses souvenirs et du rôle qu’ils ont pu avoir sur sa vie d’homme.
 « Ce qui me préoccupe davantage, c’est de savoir comment les événements que j’ai rappelés ici et les milliers d’autres que j’ai à l’esprit, mais dont je n’ai parlé nulle part ni à personne, comment ces événements ont influencé, incurvé et déterminé ma vie jusqu’à présent. Quel rôle ils ont joué, avec l’incontournable génétique, dans ma formation physique et mentale. Impossible de répondre avec certitude à ces questions.» (p.278)
Six maisons ont marqué les premières années de cet auteur et l’ont mené tout doucement vers l’adolescence. Une manière originale de suivre les migrations de sa famille, les activités du père et de sa mère.
Des événements que l’adulte ne cesse d’enjoliver avec le temps. C’est peut-être le propre de la mémoire que de magnifier les souvenirs
«Je veux aligner ces événements les uns à côté des autres, afin de pouvoir mieux les trier, les étudier, les classer, comme on ferait avec les pièces d’un casse-tête géant.» (p.11).

L’Abitibi

Un premier refuge se situe dans la lointaine Abitibi où le père travaille comme mineur. Les aléas de la vie pousseront la famille vers la région de Rockland. Toute la tribu suit sans poser de questions. On y abandonne des amis, des connaissances et de la parenté. Des oncles et des tantes s’imposent selon les migrations. Jean-Pierre surtout fascine l’enfant. Un homme excessif qui ne résiste jamais à un sourire enjôleur. Un original, un grand amateur de chasse et de pèche qui joue un rôle important dans la vie du jeune garçon.
Des incidents, même si l’auteur s’en défend, sortent de l’ordinaire et marquent le garçon. Qui a vu un avion s’écraser devant sa maison?
«L’avion était maintenant si près que, pendant une courte seconde, je distinguai nettement dans la carlingue la double silhouette du pilote et de son compagnon. Et de gros chiffres bleus imprimés sur le fuselage. Avant que je ne puisse dire ou faire quoi que ce soit, il percuta le sol à grande vitesse, dans le terrain vague juste en face de notre maison. Sous nos yeux horrifiés, il s’enfonça dans la terre en se désintégrant, ne laissant plus paraître que son empennage jaune, qui émergeait parmi les choux gras.» (p.67)
Le jeune Maurice confronte la mort, la tragédie quand une voisine tue son mari avec un marteau. Il y a aussi les filles, ses hésitations jusqu’à la rencontre de Valérie qui l’initie aux jeux de l’amour. Des événements tragiques succèdent aux facéties de l’un, à la découverte de la radio, les plaisirs de la bicyclette et des promenades qui permettent de découvrir le monde.
Maurice Henrie a vécu une enfance qui est loin d’être banale. Même les oiseaux s’en mêlent quand l’un d’eux réussit à se pendre dans un arbre devant un voisin indifférent.

Époque révolue

Ce conteur a le mérite de nous plonger dans une époque révolue où les curés dirigeaient la vie de la paroisse tel un chef d’orchestre. Heureusement, il y avait toujours un original ou un mouton noir pour créer de la diversion. Le servant de messe fait même la connaissance d’un athée plutôt sympathique qui créera une commotion dans la communauté à son décès. Tout comme cette femme qui accueillait des hommes le soir venu dans sa maison un peu isolée. De quoi titiller le corps et l’imagination d’un garçon plein d’énergie.
Maurice Henrie possède l’art de raconter. Un récit attachant, bien mené. Le lecteur en voudrait encore.

«L’enfanCement» de Maurice Henrie est paru aux Éditions Prise de paroles.

lundi 15 décembre 2008

Brigitte Haentjens descend au fond des enfers

La perte d’un proche peut faire perdre tout équilibre. La vie devient une incroyable glissade qui semble ne jamais vouloir s’arrêter.
Dans «Blanchie», de Brigitte Haentjens, un récit troué dit-on, la narratrice vit en chute libre depuis la mort tragique de son frère. Elle est dévastée et n’arrive plus à reprendre son travail de photographe, dérive dans son corps, l’esprit vide, la pensée au neutre. Le monde est devenu étranger. Elle continue à vivre pourtant, fuit en Europe, roule le jour et s’arrête dans des villages, s’installe dans une auberge, un café pour être encore près des vivants.
Cette errance masque l’envie de mourir, la culpabilité et la responsabilité que la narratrice ressent devant cette mort. Il y a aussi la honte d’être du côté des vivants. Elle fait tout pour se punir et s’avilir.
«Depuis je ne pouvais plus travailler ni / Écrire ni penser ni surtout / Photographier / Tout restait en chantier les projets abandonnés aussitôt qu’évoqués / Les livres ouverts les courants d’air / Mon esprit affolé tourbillonnait autour de vieilles idées / Déjà vu déjà vu» (pp.11,12,13)

Un homme

Un homme dans un village d’Espagne ou du Portugal, on perd ses références tellement la course emporte tout. Ils font l’amour et une relation étrange s’installe, faite de violence et d’agressions. Un amour parsemé d’échappées et de retrouvailles.
«Son désir surgissait à tous moments / Au milieu d’un repas bien arrosé / Dans le salon VIP de l’aéroport / Sur le quai d’une gare / Dans la rue / Il me prenait par le bras / Et m’engouffrait brutalement dans un hôtel / Il me poussait dans les toilettes / De grands restaurants / Où il commandait sans me consulter / Des plateaux de fruits de mer des huîtres / Du foie gras et du champagne / Il me prenait vite et brutalement» (pp.108,109)

La gestuelle de l’amour s’impose et lui rappelle qu’elle est un corps. Une dépossession et un avilissement total. L’homme la réduit peu à peu à l’état d’objet.

Zones inavouables

Brigitte Haentjens s’aventure dans des zones inavouables. Le récit minimaliste, plein de «blancs» ou de «trous de mémoire», épouse la forme poétique pour faire ressentir cette spoliation. De plus en plus troublant et dérangeant à mesure que l’on progresse dans cette lecture. Heureusement, il y a la remontée, le retour à Montréal, la rencontre d’un homme, un projet qui démontre qu’il est possible d’échapper au désespoir. Elle en sort meurtrie, mais vivante.
Des photographies d’Angelo Barsetti proposent des images de désolation. On y palpe la peur, la fascination de la mort et la fragilité du corps. Un fort bel objet, ce qui ne gâche rien.

«Blanchie» de Brigitte Haentjens est paru aux Éditions Prise de parole.