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mercredi 6 mars 2019

EXISTER DANS L'OEIL DE L’AUTRE

LE TITRE D’UN ROMAN est souvent une piste à suivre ou encore une tentative de mystification. Le lecteur y trouve une invitation, comme s’il regardait une affiche qui indique le chemin à parcourir et le nom de la ville ou du village qui s’annonce. J’ai toujours adoré des titres comme La petite fille qui aimait trop les allumettes de Gaétan Soucy ou Les Yeux bleus de Mistassini de Jacques Poulin. C’est quasi un poème ou une forme de slogan qui résonne longtemps en vous. Je dois avouer qu’avec Fanie Demeule, je me suis demandé où elle voulait m’entraîner et dans quoi elle cherchait à m’attirer. Roux clair naturel est demeuré une abstraction jusqu’à ce que je comprenne, après quelques pages, qu’il était question de cheveux.

Les roux n’ont jamais eu bonne réputation dans l’histoire humaine. On a souvent associé ces personnes à la passion, la violence, la sexualité et aux maléfices du diable. Plus, les traites et les vilains au théâtre et au cinéma sont souvent des roux. Cette couleur pilaire au Moyen Âge était celle du renard pour montrer la ruse et la bestialité de ces femmes et ces hommes que le hasard avait marqués au fer rouge. Même que Séraphin dans la nouvelle mouture des Belles histoires des pays d’en haut est un roux. Homme passionné, étrange, manipulateur, cruel, capable du pire comme du meilleur, il correspond au cliché.
Fanie Demeule, bouscule et nous met le nez devant l’image qui hante notre société. Tout tourne autour de cette fameuse teinte qui obsède le personnage qui veut être rousse envers et contre tous, même si elle est plutôt brune ou ce que l’on nomme blond vénitien, un blond avec des reflets de rousseur. Me voilà qui me pose en expert, moi qui ne me suis jamais intéressé à ce sujet. C’est peut-être aussi une question qui fascine plus les femmes que les hommes. Je ne sais pas. En tous les cas, je n’ai jamais fait attention à ce genre de problème. Dans ma vie, il y a ceux qui ont des cheveux et les autres, comme moi, qui les cherchent avec une loupe.
Être rousse pour la narratrice (c’est écrit au je et la tentation est forte de l’associer à l’auteure) c’est atteindre un idéal et elle fera tout pour tromper son entourage, sauf sa mère qui ne rate jamais une occasion de lui répéter que ce n’est pas sa vraie couleur.

Je nais rousse. Ma tête blonde jette des éclats fauves, hésitant entre le cuivre et l’or, un mirage qui mystifie la parenté. On veut les toucher, les palper, voir s’ils sont chauds, soyeux, réels. On les photographie, les dessine au pastel. Ma mère s’évertue à faire taire ceux qui m’appellent rouquine. Pour elle, je suis strictement blonde. Même si on insiste, même si on lui dit que mes cheveux sont d’un beau blond vénitien. Ma mère n’aime que les choses précises. (p.15)

« Chaque regard qui se pose sur moi me fait exister davantage. » Nous voilà devant la question du paraître, ce à quoi il faut correspondre pour incarner la beauté, la sensualité ou la virilité. Nous vivons et périssons par l’image dans le monde du selfie et des médias qui définissent les normes. Être rousse pour l’héroïne de Fanie Demeule, c’est respirer et exister

DRAME

Bien sûr, c’est un drame contemporain que ce monde obsessif qui vit et périt par l’image, où l’on passe son temps à scruter son téléphone intelligent pour exister sur les réseaux sociaux et devenir quelqu’un peut-être. Je n’ai jamais compris pourquoi des gens, surtout dans les festivals d’été, se photographient tout au long du spectacle et se regardent en tournant le dos aux musiciens et à la scène. L’important est-il de dire : « J’y étais, vous me voyez là ! J’existe devant une vedette. J’étais de l’événement. » On en oublie de participer à la fête et il semblerait que c’est devenu un cauchemar pour les comédiens, surtout au théâtre. Les hommes et les femmes n’arrivent plus à se détacher de leur téléphone qui est greffé à leur main gauche. Ils n’écoutent plus et se surveillent, ne vivent plus, mais existent dans l’image et le monde virtuel.

Lorsque ma grand-mère m’embrasse, je sais que je ne suis pas la seule à qui elle destine ses baisers. Dans le regard affectueux qu’elle pose sur mon visage, je perçois la tendresse dédiée à sa mère écossaise. Sa mère morte puis ressuscitée, sa mère-petite-fille à qui je ressemble, selon elle, trait pour trait, jusque dans la rousseur. Je suis sa revenante chérie. (p.17)

Voilà le drame de ce personnage qui tente par tous les moyens de correspondre à des fantasmes et à ceux de son copain qui ne pense qu’aux rousses. Une véritable fixation.
Rapidement, elle devient prisonnière, se débattant dans un jeu où elle doit tricher pour faire croire à tous qu’elle est une « vraie rousse ». Elle devra utiliser la magie des teintures, se livrer à des séances de plus en plus fréquentes pour avoir toujours le bon reflet dans le miroir et l’oeil de son amant qui ne le voit pas, mais l'imagine comme un symbole et un mythe.

IMAGES

Fifi Brindacier, la petite aux couettes volantes qui a fasciné nombre d’enfants dans les années cinquante fait son apparition. La jeune rousse incarnée par Inger Nilsson a subjugué la narratrice.  Fifi vivait en adulte dans une grande maison en attendant son père qui était toujours parti sur les mers si je me rappelle bien. Je me souviens d’un cheval, je crois. Une fillette entreprenante qui pouvait tout réussir et d’une force physique peu commune. Pas question de la mère cependant, du moins je ne sais plus.
Le personnage de Fanie Demeule devient l’audacieuse sans peur et sans reproche, le symbole de la sexualité et la femme de feu. Il y a aussi ces rousses qui brûlent l’écran sur les sites pornographiques que son homme fréquente. Elle cherche à être mieux que ces icônes, à les surpasser pour incarner tous les fantasmes.
Étrange spirale de tricheries et de mensonges. Nous traversons le miroir avec Alice et découvrons la réalité, les obsessions, les traumatismes, les craintes et les angoisses qu’affronte celle qui veut être une autre et se nie de toutes les façons possibles.

J’entends le soupir que pousse ma mère lorsque je me lève. Une fois assise sur la cuvette, j’inspire, expire, inspire, expire. Je ne reviens à la table que lorsque je sens que la discussion est passée, que le danger est écarté. Je me promets qu’au besoin, je tomberai au sol, simulerai une crise de panique, appellerai une ambulance. Je pourrais aussi faire accidentellement chuter une chandelle allumée sur le tapis. (p.61)

Nous sommes dans le monde de l’anorexie qui se prive de tout pour atteindre un objectif de minceur, correspondre à un idéal que l’on ne cesse d’afficher partout. La dictature de l’image que l’on impose grâce aux médias et au matraquage publicitaire. C’est aussi l’univers de la transformation physique qu’aborde Nelly Arcand. Celui de Karoline Georges dans son roman bouleversant qu’est De synthèse. La chirurgie plastique permet de corriger un visage, de se glisser dans un corps de rêve et vivre en dehors de soi. Ça peut aller jusqu’à changer de sexe en prétendant que la nature s’est trompée.

EXISTENCE

Tout repose sur cette apparence pour la narratrice qui sait que son homme va la délaisser si elle ne titille plus ses fantasmes, si elle n’est pas digne de celles qu’il examine sur son écran d’ordinateur.
Je ne pensais jamais me passionner pour un tel propos. Au-delà de la couleur des cheveux, c’est un drame terrible, celui de chercher à correspondre ou à se mouler à un standard à la mode, le refus de soi pour s’imaginer autre.
Pour la jeune femme, ça veut dire s’éloigner de sa famille parce qu’ils ont des photos et qu’ils peuvent la démasquer. Ce problème somme toute anodin devient une véritable névrose qui plonge le personnage dans des angoisses qui lui font perdre contact avec sa réalité.

Avec le plus grand sérieux, tu entreprends de m’expliquer qu’une rousse, on ne la laisse pas partir. Jamais, et sous aucun prétexte. C’est une chose trop rare, trop précieuse. Si elle fait mine de s’éloigner, il faut la retenir. Je veux que tu me retiennes à tout prix. (p.55)

Une double vie s’impose. Comment faire en sorte que son passé ne la trahisse pas, arriver à poser ses pas dans ceux de sa grand-mère qui s’est inventé des origines écossaises quand elle était Belge ? Il semble qu’il n’y a pas que la couleur des cheveux dans ce roman qui est héréditaire. La spirale se referme et la narratrice tourne en rond, obsédée, se surveillant pour ne pas échapper à son image.

Mes cheveux m’en veulent. Ils poussent de plus en plus vite. Chaque soir, je vois une ombre se former près de mes tempes. Chaque dimanche, je brasse les substances, fait taire la noirceur qui émane de mon crâne. Chaque lundi, mes cheveux brillent d’un éclat renouvelé, impeccable. Tellement naturel, tellement vrai. (p.83)

Madame Demeule nous plonge dans l’angoisse d’une névrosée qui échafaude des manœuvres pour éloigner ses proches et s’enfoncer dans son mensonge qui devient de plus en plus lourd. Elle étudie son reflet dans un miroir, son allure, sa démarche, s’enferme dans une prison d’où elle ne peut s’échapper. Drame terrible et insupportable.

J’ai peur que tu ne les détectes et que les mots de ma mère te reviennent à la mémoire. J’ai peur que tu fasses le lien, tous les liens. J’ai peur que tu saches depuis le début et que ce soi toi qui me fasses marcher. D’un jour à l’autre, tu pourras t’en aller, me laisser tomber et partir avec cette histoire pour la répéter à qui veut l’entendre. Tu pourrais me détruire. (p.102)

VÉRITÉ

Dire la vérité, c’est saborder un univers que l’on a mis des années à inventer. Il ne reste que l’acte ultime, le geste sans retour qui va faire tout basculer. J’en suis demeuré médusé, incrédule et un peu claudicant dans ma tête. Pourquoi sommes-nous dépendants de l’image, obsédés par notre apparence ? Pour ne pas voir les bouleversements climatiques, les gouvernements qui se transforment en comètes inaccessibles ? Pour oublier peut-être les débats, les confrontations sur le port des signes religieux, de vêtements qui deviennent des enjeux politiques et sociétaux ?
Une écriture efficace qui ne vous laisse jamais un moment de répit. À vous faire désespérer de la nature humaine et à vous rendre terriblement méfiant devant vos rêves et vos fantasmes. Je me suis mis à regarder autour de moi et à chercher les petits mensonges que j’invente pour projeter une certaine idée de ma personne, les efforts que j’effectue pour demeurer visible dans l’oeil de mes proches. Je pense que personne n’échappe à ce désir de vouloir corriger sa vie, à dissimuler des épisodes de son passé que nous aimons plus ou moins…
Le roman de Fanie Demeule m’a fait m’attarder devant un miroir, pour me surprendre dans ce que je suis et tel que les autres peuvent me voir. Surtout quand on emprunte régulièrement le chemin de la fiction. C’est peut-être une image que nous poursuivons et que nous cherchons à imposer dans des intrigues plus ou moins personnelles, de gros livres aux titres évocateurs.


ROUX CLAIR NATUREL, roman de FANIE DEMEULE, publié chez HAMAC ÉDITEUR, 2019, 162 pages, 19,95 $.


https://www.hamac.qc.ca/collection-hamac/roux-clair-naturel-897.html