vendredi 16 juillet 2021

VICTOR-LÉVY BEAULIEU BRISE ENFIN LE SILENCE

VICTOR-LÉVY BEAULIEU ne nous a pas habitués à un si long silence, publiant à un rythme effréné depuis 1968, allant même jusqu’à annoncer ses ouvrages à venir, laissant entendre que tout était en chantier et en voie de réalisation. À douze pieds de Mark Twain, en 2016, une «cabotinerie» marquait sa dernière sortie publique. Depuis, une absence, une disparition, comme si l’écrivain des Trois-Pistoles avait été happé par un trou noir. Effacement total dans les médias sociaux et des Éditions Trois-Pistoles qui n’ont plus offert un nouveau titre. Cinq ans, c’est court, c’est long, peut-être une éternité. Je me disais que son Nietzsche avait ratissé trop profondément et vidé sa réserve de mots. Un ouvrage de 1390 pages aspire tout ce que vous pouvez avoir de vitalité et de volonté. D’autant plus que l’on a parlé d’un testament littéraire. Mais, ce n’est pas parce qu’on signe un papier devant un notaire et des témoins que l’on cesse d’avoir des projets. Beaulieu revient donc dans l’actualité avec Ma Chine à moi, un texte qu’il qualifie de «candiderie». L’écrivain nous a habitués à ces fantaisies qui viennent donner une teinte particulière à certains de ses ouvrages. Il est l’inventeur d’un «essai-poulet», d’un «cantique», d’une «épopée drolatique», d’un «roman plagiaire» et d’un «roman comédie», un «pèlerinage», un «vaudecampagne», un «essai hilare» en plus d’un «dithyrambe beublique». Il faut se débattre avec ces qualificatifs que l’on ne trouve pas dans le dictionnaire et en tirer une signification. Et c’est peut-être une pirouette comme l’auteur de Race de monde aime en faire pour nous lancer sur une fausse piste.

 

Ce silence, avec plusieurs de ses fidèles lecteurs, j’imagine, m’a inquiété. Les rumeurs ont circulé. Maladie, retour du bacille de la polio et bien d’autres choses. Donc, Ma Chine à moi arrive à point. Un soulagement, bien sûr. Mais, il y a cette «candiderie» qui me chicote. Le sens premier du mot nous parle d’une grande ingénuité allant jusqu’à la crédulité. Il y a aussi Monsieur de Voltaire que l’écrivain a fréquenté, ce Candide qui fait preuve d’un optimisme à tout prix malgré les catastrophes qui pleuvent sur lui. Même en secouant ces définitions, je ne suis pas rassuré. Beaulieu cherche peut-être à nous prévenir de la futilité de la vie et de nos entreprises quand arrive le moment de glisser dans un âge certain et que le corps devient un refuge pour la douleur et que la gravité nous écrase. 

Alors j’ai pris mon temps, flairant l’ouvrage, m’attardant à la quatrième de couverture, effleurant le jaune, la couleur que seul l’empereur chinois pouvait porter, l’image de cette jeune femme à l’ombrelle dans un «jardin des délices». Et j’y suis allé tout doucement, retenant ma respiration entre chacune des phrases, pour m’imbiber du texte, en saisir «toutes les grosseurs», pour savoir où en est l’écrivain que je lis depuis plus de cinquante ans.

 

RÉCIT

 

L’impression de m’aventurer dans un envers du monde qui ne colle plus à celui que nous retrouvons en ouvrant les yeux au moment où l’aurore va pieds nus dans la rosée. Comme si ce qui faisait la belle saison avait perdu sa saveur et sa quintessence.

 

L’eau de la mer Océane ne sent plus l’été. Les arbres derrière la Meson ne sentent plus l’été. La terre tout autour de la Meson ne sent plus l’été. On en est pourtant qu’au tout début du mois d’août alors que les citrouilles ne ressemblent encore qu’à de petits poings verdâtres sous le bleu du Ciel — et les tomates, sous les tringles de fer, sont pareilles à des œils d’orignal que les guêpes mexicaines auraient remplis de pustules pestilentielles. (p.13)

 

Les saisons ont été émasculées et Beaulieu ne retrouve plus le monde qui était le sien. Le voilà à peine capable de s’arracher à sa grande chaise, s’accrochant aux tables encombrées de livres et de papiers, réduit à l’état d’impotent. En recourant aux fragments de sa fabuleuse «mémoire photographique», il songe à la Chine, au pays qui a bercé l’imaginaire du petit garçon qui courait partout sur les hauteurs du rang Rallonge.

C’était alors la «sainte enfance». Je me souviens. Une opération commerciale où l’on achetait un jeune Chinois pour l’aider à survivre dans cet autre univers où l’on crevait faute de pain et de ragoût. Un lieu si lointain, où des Canadiens français, tous des saints et des saintes, allaient se sacrifier dans les misères de la privation pour avoir un ticket pour le paradis. On collectionnait nos Chinois dans une sorte de marché public à l’école de rang où nous faisions la course. Qui aurait le plus de ces enfants chinois? J’étais prêt à dévaliser le bocal où ma mère entassait ses vingt-cinq sous pour attirer les regards.

Il doit bien y avoir quelques centaines de Yvon en Chine qui commencent à se faire vieux. Des Yvon Wong que j’ai achetés comme des petites bêtes. Du moins, c’est ce que je croyais à l’École numéro Neuf. Il doit y avoir autant de Victor-Lévy Wang. Mais Beaulieu, le chanceux, pouvait compter sur une tante missionnaire dans ce pays de dragons et de rizières où les paysans déambulaient dans l’eau qui leur montait aux genoux en suivant des bœufs.

Je savais si peu de choses alors du monde, lisant tout ce qui me tombait sous la main. Et les écrits n’étaient pas nombreux à la maison. J’ai dû me faire ambassadeur pour convaincre notre voisin, monsieur Poirier, un homme que ma mère trouvait étrange. Il passait une heure avec le journal Le Soleil tous les matins avant sa besogne aux champs, de me prêter les tomes de son encyclopédie. Ces gros livres me permettaient d’échapper aux frontières de La Doré. 

 

SILENCE

 

Le bacille de la polio a frappé le jeune homme, Beaulieu nous l’a souvent raconté, et le voilà ce virus qui pointe le nez pour lui enlever sa main d’écriture et ses jambes. Il a dû se défaire de ses bêtes qu’il dodichait jour après jour, négligé le vaste terrain qui déboule doucement vers le fleuve. Il entretenait aussi à peu près toutes les variétés de plantes qui résistent à notre climat sur son domaine qu’il arpentait avec sa bande d’oies et de canards. 

Il s’arrache à son fauteuil après des efforts inimaginables, rampe pour voir ce qu’il advient de son coin de pays. L’étang est envahi par la vase et les grenouilles y copulent furieusement, l’étable est vide comme un grenier plein de courants d’air. Reste peut-être des familles de chats qui errent ici et là dans la jungle qui entoure le manoir French que l’écrivain a réchappé de la décrépitude. 

Lors de mes visites, je me sentais si bien dans cette maison vaste comme un bateau lesté de livres. C’était toujours au cœur de l’été, quand Beaulieu préparait ses confitures de fraises. Ça sentait bon le sucre dans la cuisine, les fruits rouges qui mijotent doucement. Il nous accueillait dans son grand domaine sur lequel flottait un drapeau de pirate, où se multipliaient les fleurs et les arbres, où les animaux allaient en suivant leur nez. J’aimais le soleil sur le fleuve qui prenait feu parfois et immanquablement, nous allions faire le tour de son pays, empruntant les rangs de son écriture, nous arrêtant ici et là pour parlementer avec les chevaux, leur offrir une pomme juteuse. Beaulieu avait l’art de parler aux bêtes. J’avais l’impression d’accompagner un seigneur qui rendait visite à ses sujets qui le saluaient avec déférence. C’était avant, dans un autre temps, un monde différent, quand le mois de juillet se drapait de toutes les odeurs. 

 

MALADIE

 

Le besogneux infatigable, le travailleur acharné, le collectionneur de meubles anciens, l’amateur de belles voitures, le lecteur vorace a perdu ses moyens. 

 

Quand je me redresse, ça craque de partout, non pas parce que le vent soufflé avec force par la mer Océane se rend jusqu’ici, mais parce que mes chevilles, mes genoux, mes coudes et mes poignets sont pareils à du verre de Limoges et se cassent comme tel, sans équipollence, comme autant de petits marteaux se frappant les uns les autres. Devenir aussi vieux, ô Douleur! Ô Misère! (p.16)

 

Le voilà lésionnaire collant au plancher, l’un de ces personnages qu’il a interpellés si souvent dans sa recherche du «pays qui n’est toujours pas un pays», le «pays incertain» de son mentor Jacques Ferron. 

Floué par son corps, l’invincible qui dormait à peine quelques heures, debout bien avant l’aube aux doigts de rose, œuvrant jusqu’à la nuit qui allume des étoiles sur le fleuve pour guider les marins. Celui qui savait découper le jour entre le travail d’écrivain, d’éditeur et de lecteur se perd dans les brumes du sommeil. Échoué dans cette vaste maison de la paroisse Notre-Dame-des-Neiges, recourant à sa «fabuleuse mémoire photographique», il secoue ces moments où sa tante «Lumina, Fille de la Défunte Florence» lui parlait de ces pays qui avaient pour nom Mandchourie et Val d’Or. Tout lui revient quand il bourre sa pipe et qu’il suit les vagues de la fumée qui l’emporte dans une rêverie apaisante, avec la présence de Samm qui est là de temps en temps.

 

Malgré mes mains tremblotantes, j’allume la longue pipe, tire dessus avec force, ce qui, pour tout avouer, est à peine suffisant pour que mes poumons défaillants pompent la fumée par brindilles d’éternité. Ah cet air frais, si semblable à celui du matin aux Trois-Pistoles — aurore aux pieds de rosée, cette bruine venue de la mer Océane par minuscules paquets si tant odoriférants, si tant ravigotants, si tant ensoleilleurs! Quelques pipées encore et je ne saurai plus ce que signifie le corps vieillissant et pas davantage la terre vieillissante et encore moins le cosmos vieillissant. Ce sera bientôt là : si tu écoutais autant que moi, tu le saurais aussi, toi qui as peur même de l’ombre de Sa Voie! (p.28)

 

C’est dans cet état de grabataire qu’il questionne l’Agir, cette époque où il pouvait tout se permettre entre les premières lueurs du jour et la bascule de la brunante, quand il pouvait écrire dans les petits soupirs de l’aube, lire, brasser des affaires pour la télévision, discuter avec les imprimeurs ou des auteurs, s’occuper des bêtes et trouver son bonheur avec les oiseaux qui nichent dans ses arbres. Les abeilles butineuses aussi allaient partout, explorant les fleurs. Les colibris aussi, ces oiseaux qui ont tant effarouché les premiers Français à se risquer en sol québécois.

 

SOUVENIRS

 

Peut-être qu’avec le temps, surtout quand le corps se dérobe, qu’il ne reste qu’à ressasser des souvenirs et à revenir sur la pointe des pieds dans cette enfance qui nous a permis de nous élancer dans le pays des adultes.

La Chine, l’une des plus anciennes civilisations de la planète, l’endroit le plus peuplé au monde, l’espace de la démesure qui a fasciné tant d’écrivains. Je pense à Gilles Jobidon, entre autres, qui suit les traces de Jacques Trévier, dans Le tranquille affligé, un missionnaire français qui deviendra plus Chinois que les Chinois et s’incrustera à la cour de l’empereur.

Comme à son habitude, Beaulieu a empilé les ouvrages et semble avoir tout lu sur ce pays qui garde ses mystères. Que d’époques méconnues! Celle de l’empereur jaune qui sera l’instigateur d’un mausolée qui dépasse les frontières du possible. Cela nous a donné, des milliers d’années plus tard, l’une des plus importantes découvertes archéologiques qui soient. À couper le souffle cette armée de combattants en terre cuite plus grande que nature. La muraille aussi et des palais considérés comme des merveilles du monde que les Français et les Anglais ont pillés dans une guerre pour le contrôle de l’opium.

Les humains n’en sont pas à une horreur près.


Victor-Lévy Beaulieu se voit contraint de s’installer dans le Non-Agir. Il se souvient des grands textes des sages chinois. Confucius, Tchouang-Tseu et de bien d’autres, tente d’apprendre à vivre dans l’instant, dans l’être qui se complaît en soi. Il médite les réflexions qui ont formé la planète chinoise depuis des milliers d’années.

Tout cela avec les retours de sa mère et de sa tante «Lumina, Fille de la Défunte Florence». Leurs propos reviennent comme un mantra qui s’incruste dans la mémoire.

 

AVENTURE

 

Ma Chine à moi demande encore une fois de s’abandonner à la langue vertigineuse de Victor-Lévy Beaulieu, son humour particulier où il se permet de culbuter les mots pour leur donner une couleur nouvelle. C’est revenir encore et toujours (un écrivain peut-il faire autrement) sur les lieux de l’enfance qui ont fait l’homme qu’il est «deviendu».

 

S’il m’est dorénavant presque impossible de marcher à moins que je ne me surpasse dans l’imitation du Manchot empereur, ce n’est pas si grave que ça : depuis que j’ai cessé de publier des manuscrits, je n’ai plus besoin de me faire aller les harlapattes, ne serait-ce qu’à Sainte-Rose-du-Dégelé; depuis que mes bêtes vivent sur les hauteurs du Bic, ce ne sont plus les miens animaux et leur rendre visite ne leur apporterait pas grand bien, tout comme à moi d’ailleurs. Je ne mange pas toujours ce que j’aimerais me délecter avec comme c’était le cas avant, mais le vieillardissement québécois est ainsi fait que plus personne ne s’intéresse à ce que vous êtes une fois qu’on vous croit à la veille de débouler de votre billot. (p.181)

 

De la démesure de la Chine à celle de l’écrivain, de la vaillance infatigable à ce présent où il sent son existence se déliter, il apprend le flottement des jours, sans l’euphorisant des réalisations et des projets.

Peu souvent, j’ai lu un texte aussi bouleversant sur la maladie et le vieillissement. L’auteur nous pousse dans nos dernières résistances où toutes nos folies, nos étourdissements et nos croyances se font futiles. Nous gardons une Chine en nous, une tendance à l’extravagant, au grandiose et au spectaculaire. Pourtant, tôt ou tard, arrive ce temps où le monde se replie dans un grand fauteuil, où l’horizon prend la largeur d’une fenêtre, où nous devons naviguer en nous laissant ballotter par le clapotis des heures, n’étant plus qu’un témoin de la course des hommes et des femmes qui défilent au loin, comme sur un écran.

L’image de mon père, tout recroquevillé dans son corps, ratatiné par la maladie de Parkinson, me revient. Il vivait ses jours devant la fenêtre, surveillant les gens du village qui s’agitaient de l’autre côté de la rue. Tous allaient au garage des Asselin pour faire réparer des moteurs et des mécaniques qui servaient à traverser les semaines. Il était dans l’impuissance du Non-Agir et ne s’est jamais résigné à être un simple regard sur le monde.

Victor-Lévy Beaulieu, heureusement, replace les balises de l’écriture pour redevenir le prosateur que j’aime. Il m’a terriblement secoué cependant. Bientôt, plutôt tard que tôt, je l’espère, je devrai m’installer dans le Non-Agir, quand mon corps qui a couru tant de kilomètres et de marathons ne pourra plus supporter son poids et que mes jambes ne sauront plus retrouver la foulée apaisante et euphorique.

Ma Chine à moi est un récit bouleversant et peut-être une forme de résurrection pour le romancier des Trois-Pistoles. Ça effleure l’âme et c’est toute ma vie que j’ai senti me filer entre les doigts avec ce Beaulieu affaibli. Nous avons pourtant le même âge et c’est lui qui m’a inspiré depuis mon entrée en littérature en 1970, ne me laissant jamais indifférent.

Heureusement, il a pu lire l’hommage que je lui rends dans Les revenants, mon dernier roman, lui qui a été mon premier éditeur, celui par qui la grande aventure de l’écriture a commencé. Ce retour risque d’avoir des suites, puisque selon son habitude, Beaulieu annonce la parution de deux ou trois nouveaux ouvrages. Je l’attends avec impatience.

 

BEAULIEU VICTOR-LÉVYMa Chine à moiÉditions Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2021, 45,00 $.

 

https://caveau3pistoles.com/produits/ma-chine-a-moi/

2 commentaires:

  1. Fort pertinente lecture de ce livre de Victor-Lévy Beaulieu tant attendu et qui annonce, comme l'écrivain en a pris l'habitude dès le début de sa carrière, de nouveaux ouvrages à venir, même un d'ici la fin de 2021.

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  2. Quand la plume de l'un se mêle à l'autre qui vogue sur une mer Océane, il y a forcément des éclats de cristal qui font que la lumière luit de ses mille feux. Merci YP pour ces mots qui éclairent le sinueux parcours de l'écrivain pistolois dans la Chine de nos enfances.

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