LE QUÉBEC A TOUJOURS eu un lien particulier avec
l’argent. Le clergé ne cessait de répéter, avant la Révolution tranquille, que
nous n’étions pas nés pour les affaires, mais pour s’occuper des âmes et de
notre retraite au paradis. Nés pour une bouchée de pain. Claude-Henri Grignon
inventait en 1933, un personnage qui devait marquer notre imaginaire. Un homme et son péché aura connu un succès
inégalé. Séries télévisées et radiophoniques sans parler des films. Une nouvelle
mouture de cette histoire a fasciné les téléspectateurs pendant toute la
dernière saison à Radio-Canada. Je me souviens de ces soirées devant la radio à
écouter religieusement Séraphin comme
nous disions. Ma mère apostrophait l’avare et lui promettait la raclée de sa
vie si jamais elle finissait par le rencontrer. Nous applaudissions frénétiquement
quand Alexis décidait de lui régler son compte avec ses poings. Nous étions fascinés
par cette histoire et tout le Québec l’était. Martine Desjardins, avec son art si
particulier, s’aventure du côté de l’argent, l’obsession de posséder et d’accumuler
des sous. Une sorte de maladie compulsive secoue la famille Delorme, dans La chambre verte, qui vit son obsession envers
et contre tous.
Si je fais allusion à Un
homme et son péché, c’est qu’il y a des similitudes avec La chambre verte. Martine Desjardins
reprend, je dirais, la trame de Grignon pour en faire une religion où l’on se
prosterne devant l’argent. Séraphin Poudrier, malgré les frissons qu’il éprouvait
en caressant son or, était un homme « généreux » comparativement au couple
Estelle et Louis-Dollard.
Prosper, l’ancêtre, vend sa terre à un prix fort avantageux à des
spéculateurs et fonde la dynastie des adulateurs du dollar. Son prénom est
symbolique tout comme le prénom de son fils. Louis-Dollard ne trahira pas ses
origines et baptisera son héritier Vincent, un prénom constitué du chiffre
vingt et cent.
La trame de La chambre verte
est assez semblable à celle de Claude-Henri Grignon. Accumulation des richesses
et punition à la toute fin dans les flammes de l’enfer ou de la purification.
Tout dépend du regard. Est-ce que Martine Desjardins s’est plu à suivre le fil
de cette histoire, elle seule peut le dire, mais il y a des similitudes et des
points de convergence. Elle en est bien capable, parce que cette écrivaine, quand
elle aborde un sujet, en fait le tour avec une minutie et une attention tout à
fait particulière. Dans Le cercle de
Clara le froid et la glace deviennent le véritable sujet du roman. Tout
comme le sel constitue la trame de L’évocation.
Une exploration qui donne des œuvres originales portées par une écriture parfaitement
maîtrisée.
Sous mon toit, personne ne prononce le mot « Trésor » sans avoir
l’impression de violer un tabou. Ce secret est si bien gardé que j’oublie
moi-même parfois que j’en suis la dépositaire attitrée. Le Trésor est tapi
depuis toujours au plus profond de moi, dans un trou où jamais ne l’atteint la
lumière qui révélerait sa véritable nature, et j’en suis venue à penser, au fil
des ans, que quand il émet dans le noir ses sourds reflets, c’est mon propre
cœur qui palpite. Un cœur d’or, il va sans dire, comme l’est le silence. Un
cœur fermé, engourdi dans l’oubli, usé par des années de négligence, qui doit
sans cesse contenir ses débordements. Car je suis riche des désillusions et des
désappointements que j’ai encaissés, j’ai de la rancune à revendre contre ces
Delorme qui me laissent vêtue de haillons alors qu’une infime parcelle de ce
Trésor suffirait à me renipper… (p.36)
Un peu étonnant tout de même. La narratrice est la maison conçue
par Louis-Dollard qui rêvait de vivre dans une succursale bancaire. Pas banal
et ingénieux. Une bâtisse sait tout ce que les résidents veulent cacher aux
autres. Les obsessions et les manies du trio Morula, Gastrula et Blastula, les
sœurs de Louis-Dollard, qui travaillent comme domestiques. « Les brebis
sacrifiées » sont menées par Estelle avec une dureté et une fermeté que
Séraphin Poudrier aurait pu lui envier.
Elles ont toutes trois la quarantaine avancée, et le temps a agi
sur elles comme sur les feuilles mortes, desséchant le peu de fraîcheur qui
restait de leurs vertes années. Leurs
lèvres sont si gercées qu’elles se crevasseraient à la seule esquisse d’un
sourire - ce qui ne risque pas de se produire. Voilà plus de vingt-cinq ans
qu’elles sont traitées ici comme des parentes pauvres, travaillant sous la
férule de leur belle-sœur, respectant à la lettre ses innombrables règlements.
(p.54)
Cette maison se permet même d’intervenir à quelques reprises pour
se venger des sévices que les avares lui infligent en négligeant de faire les
réparations nécessaires.
OBSESSION
Tout comme chez Grignon, Louis-Dollard et son épouse Estelle, vivent
pour et par l’argent, (elle ira jusqu’à sucer des pièces de cinq sous comme des
bonbons) économisent sur tout pour faire gonfler les billets verts dans une
chambre forte qui se transforme peu à peu en chapelle ardente. Un lieu où l’on se
prosterne devant le Dieu de l’argent et le visage de la reine qui illustre les
billets. Les époux thésaurisent en louant des appartements, faisant tout pour
épier les locataires et les surveiller. Estelle n’hésitera pas à falsifier le
testament de Prosper pour dépouiller un frère et laisser sa femme et son fils
dans l’indigence. Tout comme dans le roman de Grignon, l’avaricieuse connaîtra
une fin tragique.
Estelle n’est pas Donalda Laloge pourtant, la femme sacrifiée. Elle
vénère l’argent et a su reconnaître son semblable dans Louis-Dollard qu’elle a
épousé par intérêt. Si chez Grignon, Donalda se sacrifie pour sauver son père, Estelle
pense plutôt à la bonne affaire et compte en tirer profit. Elle fera un
héritier pour protéger leur fortune des mains étrangères. Quand on vit dans une
maison qui évoque une banque, il faut faire en sorte que le capital reste dans
la famille et continue à prospérer.
Le soir même, Estelle entreprenait Louis-Dollard au sujet du
devoir conjugal et s’y soumettait dans
la fébrile espérance d’avoir un enfant - un fils, de préférence. L’affaire fut
vite consommée : afin d’obtenir un rendement optimal avec un
investissement d’énergie minimal, Estelle tenait le compte des mouvements
pendant que Louis-Dollard s’exécutait, comme un revolver, en six petits coups.
Cette méthode de copulation devait être d’une redoutable efficacité, car les
jeunes mariés purent bientôt annoncer à Prosper que sa lignée était assurée.
(p.78)
Tout est chiffre, calcul, accumulation et dépenses réduites au
minimum. On ne parle pas de simplicité volontaire, mais d’obsession.
Martine Desjardins pousse très loin la caricature avec ses
personnages. Les trois sœurs, (elles n’ont rien à voir avec Anton Theckhov),
les esclaves du couple Delorme sont loin d’attirer la compassion. Elles sont des
obsédées et d’une férocité à faire frémir.
FASCINANT
Louis-Dollard ira jusqu’à inventer un culte et à adorer le veau
d’Or comme dans la Bible. Desjardins paraphrase même le Notre Père, cette prière dictée par Jésus, pour rendre grâce à
l’argent.
« Nous sommes réunis cette nuit dans la chambre verte pour
accueillir Vincent au sein de notre ordre. C’est une gloire pour la famille
Delorme qu’une nouvelle vocation, mais c’est un grand devoir pour le novice qui
s’y engage. Vincent, tu dois jurer de servir désormais la Pièce Mère, de
défendre l’intégrité du Trésor familial et de contribuer à sa croissance tout
au long de ta vie. En vertu de la dignité de ton sacrifice, tu acceptes de te
soumettre corps et âme à l’autorité suprême du capital et tu renonces aux
bénéfices de ses intérêts. Afin d’honorer tes vœux et de ne pas faillir à tes
engagements, tu résisteras jour après jour à la tentation de dépenser, en
n’ayant jamais en poche plus que tu n’en as besoin. » (p.163)
Je me suis demandé si nous n’étions pas tous des Estelle et des
Louis-Dollard. Tous un peu obsédés par la réussite et les biens qui permettent de
se frayer une place dans la société. Les gouvernements ne parlent que de
gestion, de restrictions, de gouvernance et d’administration. Le docteur
Barette étant peut-être une sorte de père Ovide au service de Séraphin
Couillard.
Nous sommes plus que des capitalistes, mais des matérialistes qui
vont jusqu’à mettre la planète en danger pour assouvir cette passion. Et
l’évasion fiscale est sans doute la forme d’avarice poussée à son degré le plus
haut.
Heureusement, Vincent et Penny font contrepoids à cette obsession
en se purifiant par l’amour et les flammes, devenant le couple qui renaît sur
les cendres des billets verts. Surtout, il y a l’humour corrosif de Martine
Desjardins pour nous faire avaler cette fable étrange. L’écriture permet au
lecteur de plonger dans le pire des drames sans se sentir écrasé par les manies
et les obsessions des personnages. L’écrivaine se tient sur la corde raide et
nous retient jusqu’à la fin. Une forme d’exploit.
LA CHAMBRE
VERTE
de MARTINE DESJARDINS est paru chez
Alto, 194 pages, 23,95 $.
PROCHAINE
CHRONIQUE : La
fiancée du facteur
de DENIS THÉRIAULT publié chez XYZ ÉDITEUR.