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mercredi 10 novembre 2021

LE MONDE ENVOÛTANT DE JULIE BOUCHARD

JULIE BOUCHARD, dans le prologue de son tout récent recueil de nouvelles intitulé Férocement humaines, étonne. Cette fois, elle nous offre neuf textes, neuf figures de femmes qui fascinent et soulèvent la curiosité. Dans cette introduction, l’auteure nous entraîne dans un théâtre désaffecté où des comédiennes saluent après un spectacle. Elles sont épuisées après un récital, on ne sait trop, peut-être celui de leur vie. Et après avoir lu ce prologue à quelques reprises, j’ai compris que ce sont les héroïnes de Férocement humaines qui sont là, celles que nous allons retrouver dans notre cheminement de lecteur. Toutes sont décédées, des spectres pour ainsi dire, qui se tiennent par la main devant une salle vide, des spectateurs qui ne sont jamais venus ou qui ont déserté pendant la représentation. Voilà une manière un peu étrange, mais Julie Bouchard nous a appris à ne pas trop nous étonner quand on se risque dans ses textes. Et, après tout, la lecture est une aventure périlleuse.

 

 

Vivianne ouvre le bal. Viviane Vachon, la lutteuse, la sœur du très célèbre Maurice Mad Dog Vachon, celui qui a fait rager des générations d’amateurs. Il a animé bien des soirées devant le petit écran de mon enfance. Il était le favori de mon père et celui que ma mère détestait au plus haut point. 

Viviane est une pionnière qui a fait carrière au Japon et aux États-Unis. En 1971, elle remporte le championnat féminin de la AWA, se retrouve dans le réseau de ses frères au Québec, mais la Commission athlétique ne permettait pas aux femmes de monter sur le ring. Elle militera pour faire abolir cette discrimination comme bien de ses collègues qui ont dû mener des combats épiques, semblables avant de pouvoir participer à des compétitions internationales, particulièrement en athlétisme. Elle connaîtra une fin tragique.

Il ne faut pas s’attendre à lire des biographies ou une présentation de certains personnages même si l’écrivaine évoque des figures bien réelles. Ce qui m’a frappé dans ces courtes nouvelles, c’est le mouvement, le rôle joué par l’automobile qui permet d’aller d’un lieu à un autre, souvent à des vitesses folles et inquiétantes. Une allégorie peut-être, un clin d’œil à ces femmes remarquables qui ont éclairé leur environnement comme une météorite. 

 

VIVRE

 

Les personnages vivent dangereusement, filent sur la route, rentrent à la maison comme Viviane Vachon avec sa fille ou encore ce garçon éméché qui foncent avec la belle insouciance de la jeunesse. Ce sera aussi le destin de George Hamilton, une femme qui pratique la médecine et qui se retrouve dans un ravin. 

Julie Bouchard ne fait pas dans la dentelle et la mort reste l’aboutissement normal de ses textes (toute vie se termine par la mort après tout), tout comme ce l’était dans son roman Labeur que j’ai lu en 2017.

 

Partout où elle passe, elle produit cet effet surnaturel : l’univers se dilate plus rapidement que les calculs l’ont prédit, la constante de Hubble perd une de ses valeurs, le ruminant, l’appétit, l’air se réchauffe et les applaudissements, à la suite de cette succession de minuscules miracles, ne tardent jamais à arriver. (p.21)

 

Il y a une poussée à l’horizontale et une autre à la verticale qui permet de se faufiler dans le temps et l’espace. L’envol et un point de chute comme le veut la vie qui a un début, un cheminement et un dénouement. Personne ne parvient à y échapper. La catastrophe se produit toujours dans la dimension horizontale, dans une course folle et un déplacement à très grande vitesse. Il y avait cette synchronicité dans son roman Labeur où une force gravitationnelle piégeait les personnages pour les pousser vers leur fin tragique. 

Voilà ce que j’écrivais alors après ma lecture.

 

Toutes ces occupations insignifiantes qui finissent par avaler vos jours. Pas le temps de reprendre son souffle. Quelqu’un attend, quelqu’un a besoin d’une information ou de manger. Vous pensez vous calmer le soir, à la maison, mais la plus terrible des solitudes vous rattrape. Il reste la télévision.

Et tout recommence, tout se précipite. La vie n’arrête pas, le temps vous pousse. Il faut courir et monter dans l’autobus. La journée, comme toutes celles de la semaine, est semblable à celle de demain. Il suffit d’avoir les bons gestes au bon moment pour que l’équilibre soit maintenu. 

(Tous ces gens qui demeurent des inconnus, Littérature du Québec, avril 2017.)

 

 

Le poids terrible du quotidien, constamment présent dans ces nouvelles, qui vous pousse dans le tragique de l’existence. Beaucoup de remous dans la vie de ces femmes qui vivent pourtant des choses simples la plupart du temps, travaillent, s’amusent, rencontrent des amies et connaissent aussi des ruptures qui laissent des traces. Les personnages de Julie Bouchard sont toujours aux prises avec la solitude, la banalité des jours, la maladie dans certains cas ou deviennent les victimes de leurs excès et de leurs obsessions. 

 

Elle n’a dit à personne — à part Sandra, qui le répétera à la voisine de droite, qui le répétera à sa coiffeuse, qui, elle, le répétera à sa cousine : on comprend ici la chaîne de commérage — qu’elle a ce projet fou de retrouver les corps de ces deux enfants, sans l’aide de personne, seule avec Ricky, en sillonnant les routes du nord de l’Ohio, dont la devise, inscrite sur les plaques d’immatriculation, rappelle que : «With God, all things are possible». (p.47)

 

Ce qu’il y a de singulier dans la manière de cette écrivaine, c’est qu’elle n’hésite jamais à intervenir dans son récit, plaçant ici et là un commentaire ou encore une réflexion sur les agissements de ses héroïnes. Ça crée de la turbulence et une sorte de recul qui font que nous sommes maintenus à la périphérie. La fameuse adhésion au personnage et à l’action recherchée par la plupart des auteurs se fait d’une façon originale. Il y a toujours une forme de décalage par rapport au sujet. La trame première n’est pas nécessairement la plus importante.

 

Car cette Pénélope n’est pas la Pénélope qui pleure, mais l’autre, qui ne pleure pas, restée au Canada, et qui se balade, en ce moment, dans une forêt canadienne, avec son Golden Retriever, sous le soleil cru de midi. Ça va bien pour la Pénélope canadienne. Fait beau au Canada. Elle est heureuse. Elle va se marier — oui — avec Gérard le mois prochain. Évidemment, ça fait beaucoup de soleil et de Pénélope, de Gérard et de hasard, mais le plus important, à ce stade-ci des absurdités, est de savoir comment tout cela va se terminer. (p.123)

 

Que dire du destin qui s’impose dans Férocement humaines, comme si le parcours était dessiné d’avance (bien sûr que c’est l’écrivain qui décide de tout) et que le moment fatidique approche rapidement, comme deux automobiles qui foncent l’une vers l’autre. 

 

GRANDES FIGURES

 

J’ai adoré sa dernière nouvelle où elle met en scène des écrivaines qui ont en commun d’avoir connu une fin tragique. On retrouve Virginia Woolf, Sylvia Plath et Marie Uguay. Je ne peux m’empêcher de penser au plus récent roman de Nancy Huston, L’arbre de l’oubli, où l’un de ses personnages, Lili-Rose, s’attarde aux femmes qui ont fait leur marque dans la littérature et qui ont subi des agressions sexuelles dans leur enfance. Il y a Virginia Woolf et Sylvia Plath dans cette liste.

La turbulence de la vie, la misère et des réussites, un destin de vedette qui s’écrase à cause d’un irresponsable. Une atmosphère d’abord, comme une petite musique qui enrobe tout et envoûte. 

Une langue claire, belle, un monde en spirale et en cercle qui vous aspire comme un trou noir, des questions qui surgissent et qui restent sans réponse ou encore que l’écrivaine aime bien vous soumettre avec une légèreté parfois déconcertante. Un certain regard, peut-être un peu d’humour et de cynisme, une présentation percutante de la vie. Des textes superbes et terribles de justesse et de précision. J’ai repris chacune des nouvelles pour en savourer toutes les facettes. Une aventure humaine et de… lecture. Un ton, une voix.

 

BOUCHARD JULIEFérocement humaines, Éditions LA PLEINE LUNE, Montréal, 2021, 21,95 $.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/590/ferocement-humaines