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jeudi 8 février 2024

ROBER RACINE NE CESSE DE ME FASCINER

MÊME SI J’AIME beaucoup Rober Racine, cet homme aux idées singulières et originales, j’ai lambiné avant d’ouvrir sa dernière publication. C’est peut-être le titre. Au square Gardette ne me disait pas grand-chose et le volume a attendu pendant des semaines. Il n’y a rien de plus patient qu’un livre. Il peut être des décennies à espérer son lecteur.

 

Je le regrette un peu maintenant, j’aurais dû bondir parce que cet essai m’a parlé particulièrement. J’y ai appris ce qu’est la fraternité et l’amitié, la vraie, pas celle qui dure une saison ou quelques années. Une entente et une admiration qui vont au-delà de la mort. Celle de Rober Racine pour Claude Vivier, musicien et compositeur québécois que je connaissais de nom pour avoir écouté ici et là des moments de son travail sans trop y prêter l’oreille. Je suis curieux pourtant de ces musiciens un peu étranges qui explorent le monde sonore et permettent de découvrir des univers que nous n’avons pas l’habitude de fréquenter. 

Claude Vivier est décédé de façon tragique à Paris, assassiné dans son appartement par un jeune prostitué. Un drame qui a fait les manchettes en mars 1983. Un meurtre sordide et d’une violence difficile à qualifier. 

Je connaissais peu le côté musicien achevé de Rober Racine qui a eu l’audace de jouer Variations d’Éric Satie. Un concert d’une durée de seize heures, rien de moins. C’est dans l’ordre des prestations de ce créateur original qui, lors de certaines de ses apparitions publiques, se moque du temps. En musique et en art visuel, ce qui est assez unique. Un homme accompli et aussi l’auteur de performances remarquables comme celle de Salammbô de Flaubert qu’il a lu sur un escalier comprenant quatorze marches qui correspondaient à chacun des chapitres du livre. Chacun de ces segments a été lu debout, sur sa marche. Il a fallu seize heures à Rober Racine pour parcourir les 300 pages de ce roman. De véritables exploits, n’ayons pas peur de le dire. Je ne m’attarderai pas au dictionnaire. Il a découpé les 60000 mots de cet ouvrage pour en faire des fiches et aborder cette «bible» d’une façon tout à fait nouvelle. Un homme étonnant par ses performances et ses écrits. 

 

AMITIÉ

 

Rober Racine n’est pas qu’un original qui surprend par ses performances, mais il se montre particulièrement fidèle en amitié. Il était proche de Claude Vivier et ce récit permet de plonger dans l’univers de ce musicien et de découvrir un créateur inventif, intense et attachant. 

Dans Au square Gardette, Rober Racine tente de comprendre ce qui s’est passé dans l’appartement de Paris, lors de cette soirée qui s’est avérée fatale pour le compositeur de 35 ans. L’écrivain s’investit totalement dans sa recherche et veut aller au-delà du drame pour effleurer la nature humaine, tant chez la victime que le meurtrier qu’il retrace et tente d'apprivoiser. Pour discuter, le surprendre dans sa vie de maintenant avec ses questions et ses réflexions. Surtout l’écouter. Toujours dans le but de saisir l’âme, de s’approcher des pulsions qui peuvent briser une existence et nous priver d’un ami, d’une pensée sœur en quelque sorte. 

Claude Vivier a été sauvagement battu et tué à coups de couteau dans son appartement du square Gardette par Pascal Dolzan. Un crime d’une rare violence et d’une brutalité révoltante. Surtout, un geste inexplicable. 

 

«C’est la raison pour laquelle je me suis intéressé, dans la mesure du possible, à celui qui a enlevé la vie de cet ami. Pour essayer de savoir, quarante ans après cette nuit de mars, ce qui s’est passé en lui avant, pendant cet acte insensé, après l’irréparable. Connaître son histoire, sa vie. Je ne veux pas l’excuser, le valoriser ou le réhabiliter. Je n’éprouve pas à son égard d’animosité, de ressentiment, de haine ou de colère. Plutôt une ouverture pour un homme qui n’est plus ce qu’il a fait. Aujourd’hui il est libre. Il a soixante ans. Il a une famille. Quelques amis.» (p.16)

 

Que penser de ce moment d’égarement? Bien sûr, Vivier aimait s’encanailler de temps en temps et s’aventurer dans des milieux louches. Mais, pourquoi un jeune homme de vingt ans l’exécute d’une façon aussi violente, tue un homme qu’il croisait pour la première fois.

 

SIMILITUDE

 

Tous les deux ont été des enfants délaissés. Vivier a été adopté par un couple montréalais et a découvert très tôt sa passion pour la musique et la composition. Dolzan a été abandonné par sa mère à la naissance. Il a fui sa famille, adolescent (son père) pour se retrouver à Paris et vivre de la prostitution tout en détroussant ses «clients» qui ne portaient jamais plainte pour les raisons que l’on imagine. Il aimait aussi les violenter, les bousculer. Un parcours tragique et terrible pour ce jeune garçon. Lors des audiences, on apprendra qu’il avait tué d’autres hommes avant Vivier. Même s’il subsistait de ces rapports intimes avec les homosexuels, Dolzan les haïssait.

L’enquête de Rober Racine lui permet de reconstituer les événements autant qu’il est possible de le faire en consultant les minutes du procès et les articles des journaux pour comprendre le drame. Décoder si l’on veut des gestes et se faufiler peut-être dans la tête de la victime et celle de l’assassin. 

 

HISTOIRE

 

L’écrivain évoque aussi de nombreux artistes qui sont devenus des meurtriers ou des proies. La liste est impressionnante. Le Caravage, le compositeur italien, Don Carlo Gesualdo, William S. Burroughs, Louis Althusser, Bertrand Cantat, Krystian Bala, Fay DeWitt, Michael Massee, Denise Morelle tuée, Richard Niquette et Pier Paolo Pasolini. Des musiciens, des peintres, des comédiens. Victimes de circonstances horribles et assassins qui ont continué à pratiquer leur art. Y a-t-il un lien entre l’acte de la création et le geste de prendre la vie d’un autre? Que se passe-t-il dans la tête d’un homme ou d’une femme qui commet l’irréparable comme on dit souvent? Pourquoi certains, comme Vivier, aiment jouer avec le feu et s’aventurer sur une corde raide qui peut être fatale?

Racine effectue une lecture formidable et sensible des partitions de Claude Vivier, de ses œuvres que j’ai écoutées en boucle pour en saisir toute la beauté et l’évocation, l’atmosphère aussi et la résonance que ces compositions provoquent chez celui qui tend l’oreille. Rober Racine présente ces œuvres dans toutes leurs dimensions et leurs aspects. Nous voyons naître sous nos yeux ces moments musicaux époustouflants. 

 

«Des diagrammes illustrent les différentes textures du son (lisse, 3-5-8-13-21-34…) sont rétrogradées, permutées, en miroir. Les calculs d’harmoniques côtoient les carrés magiques ou de Vigenère. Les techniques d’analyse propres à la musique sérielle sont fréquentes. C’est de toute beauté à regarder et à lire.» (p.98)

 

Je n’ai pu m’empêcher de penser à cet entretien que j’ai eu avec le compositeur et musicien Gilles Tremblay qui a eu beaucoup d’importance dans la vie de Rober Racine. Une grande figure du monde musical contemporain né à Arvida. Comme journaliste, j’ai su qu’il séjournait au Saguenay et je suis parvenu à avoir une rencontre avec lui. Je ne connaissais pas grand-chose du travail de ce compositeur renommé et je lui ai avoué mon ignorance en début d’entrevue. Il a souri et expliqué comment tout cela est venu. Il a grandi à Arvida et allait souvent, jeune adolescent, dans les sentiers qui longent le Saguenay. Il s’assoyait sur la berge et était captivé par le clapotement des courtes vagues sur les rochers qui créent une cadence et une rythmique. Tout vient de là, avait-il avoué. Ce fut une rencontre marquante dans ma carrière de journaliste.

 

PORTRAIT

 

Un hommage formidable, une découverte particulière du monde de la musique contemporaine, des créations étonnantes. Des moments uniques, une réflexion sur la fraternité, la communication, la présence de l’autre et de son travail, avec toujours en toile de fond la mort tragique de Vivier. Pourquoi est-il décédé si tôt et qu’est-ce qui s’est passé dans la tête du meurtrier? Pourquoi ce rendez-vous fatal

Tout ça demeure un mystère.

Racine tente de correspondre avec Dolzan, de le rencontrer même. Pour l’avoir devant lui, lui parler, le voir réagir à certaines remarques, pour comprendre peut-être pourquoi il a tué son ami. 

Formidable de savoir et de connaissances musicales, de questions existentielles et de réflexions sur les pulsions, la création, les élans qui surgissent du côté obscur de l’humain et aussi ses visions lumineuses. Saisissant! Je me suis retrouvé souvent sans mots, comme étourdi devant ces élans qui se chevauchent, se croisent et peuvent pousser vers le sublime tout autant que l’horreur.

Rober Racine s’aventure très loin dans les recoins de la pensée et de l’être, des gestes qui font passer du désir à l’acte. Chose certaine, je ne peux plus écouter une composition de Claude Vivier avec la même oreille et la même attitude. Je me sens étrangement remué et touché. Concerné, j’ajouterais par cette musique qui a quelque chose de sacré en elle. Toute d’élévation et de beauté, avec souvent le gong d’une cloche qui nous ramène à notre condition de vivant et de mortel comme dans Lonely Child

 

RACINE ROBER : Au square Gardette, Éditions du Boréal, Montréal, 312 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/square-gardette-4015.html 

vendredi 8 février 2019

COMMENT SURVIVRE À RACINE

J’AIME QU’UN ROMAN reste présent dans mon esprit après avoir parcouru l’ultime phrase, celle qui ferme les portes de l’histoire qu’a voulu nous raconter l’écrivain. C’est ce qui m’arrive avec La petite rose de Halley de Rober Racine. Les personnages me tournent autour comme les frappes à bords qui me suivaient quand je partais tôt, les matins chauds d’été, pour une longue course dans les forêts de La Doré. Je me penche sur les paragraphes que j’ai soulignés au marqueur jaune et vois des pistes se recouper, se neutraliser et me troubler encore un peu plus. C’est qu’une lecture peut s’incruster et rester en vous un grand bout de temps. C’est cela avec Rober Racine. Je n’arrive pas à prendre mes distances et à m’occuper ailleurs.

J’aime qu’un roman me perturbe, me fasse me sentir comme une âme en peine, m’empêche d’ouvrir une nouveauté de La Peuplade que j’ai rapportée de la poste. Je suis subjugué et cela me fait un peu peur. Si je restais accroché, si je ne pouvais plus passer à une autre lecture ? Et je reviens à La petite robe de Halley, cherche à comprendre ce que je viens de vivre, à saisir les propos de l’auteur pour m’en éloigner peut-être en écrivant une chronique avec mes questions et mes hésitations.
Je m’attarde encore à la couverture du roman. Une robe rouge se détache, suspendue ou flottant devant un mur anonyme et râpé. Un vêtement debout on dirait, libéré des humains. Je tourne quelques pages et relis la première phrase que j’ai soulignée au marqueur jaune comme je le fais tout le temps.

Sans crier gare, le pire sfumato de l’Histoire avait surgi du sol pour s’élever à plus de dix mille mètres d’altitude. Jour de la Transfiguration pour certains. Mais pour les autres… (p.12)

Sfumato retient mon attention. « Une superposition de couleurs, technique qu’un peintre utilise pour créer la profondeur, une autre dimension peut-être ». Il est question ici de la première bombe nucléaire de l’Histoire, celle larguée sur Hiroshima. Une date comme une plaie qui ne pourra jamais cicatriser : 6 août 1945. Des centaines de milliers de morts, un an avant ma naissance. Un moment qui a marqué les esprits des vainqueurs tout autant que ceux des vaincus. Comme si l’action des Américains était une frontière que la race humaine venait de transgresser et que tout était possible dorénavant. Nous devenions l’égal de Dieu et pouvions détruire la planète. Hiroshima, le lieu, l’espace, mais aussi la référence dans ce qu’on ne doit jamais plus infliger à des vivants.
Je pense à Danielle et à son récit Ciel de Kyoto. Un séjour au Japon avec des amies qui a commencé dans cette ville marquée de stigmates, même si le peuple japonais a tout fait pour effacer cette terrible tragédie et s’en souvenir à jamais. Ils n’ont pas été touchés seulement dans leur milieu de vie, mais dans leur esprit et leur conscience. Ils ont vécu le mal dans sa totalité. Le voyage de ma compagne a débuté dans cette cité que j’imagine comme une sorte d’endroit sacré où l’on baisse la voix, où l’on sent des  présences. Comme s’il y avait des âmes flottantes qui vous cernent et vous effleurent ! Elle m’en a parlé souvent depuis son retour. La sensation, répète-t-elle d’avoir marché dans un espace où les humains sont allés au-delà du possible. Une vibration peut-être dans l’air, la mort partout, la vie qui a repris ses droits avec les cerisiers en fleurs, une folie inexplicable et difficile à comprendre.

HISTOIRE

Gregory, l’un des personnages de Rober Racine, est à Hiroshima pour étudier la radiation, les traces sur les murs et la pierre. L’émotion devient difficile à décrire. Ici, ce sont les dessins de la mort que Gregory regarde. La chaleur dégagée par Little Boy, la bombe, a imprégné la matière. Comme si la ville était entrée en fusion au cœur d’un volcan.
Et Tania, l’épouse de Gregory, une musicienne, une créatrice et amante qui transforme les tissus et travaille à la confection d’une robe commandée par une femme mystérieuse. Marie, leur fille, cherche une façon de comprendre le monde en se heurtant aux mots de Denis Vanier, sa colère étourdissante, celui qui « écrivait pour ne pas tuer ». Elle découvre l’amour et le poète la fascine. Tout comme Gregory son père, à Hiroshima, elle marche dans le centre-ville de Montréal pour sentir une présence, vibrer dans les stances du poète.  Il y a la vie en soi et hors de soi. Toujours.
Pourquoi j’ai l’impression de m’accrocher à des détails et de rater l’essentiel ? Gregory, à cinq ans, aurait tué un bébé à coups de bâton parce que la petite fille pleurait. Il ne se souvient de rien. Peut-on avoir été un monstre et continuer à vivre normalement, aimer et chercher le bonheur des siens ?

Gregory ne pouvait s’empêcher de repenser à ce geste fou qui aurait été le sien, un demi-siècle plus tôt. Une lettre des parents de l’enfant lui avait appris cette nouvelle quelques semaines avant son départ pour le Japon. Alors qu’il fracassait la tête de leur Rose-Aimée, une bombe atomique aurait explosé dans sa petite boîte crânienne, laissant résonner la débâcle des vaisseaux sanguins, l’affaissement de ses os et la crue d’une matière cérébrale presque vierge. (p.13)

Le récit de Racine prend alors une autre direction. Comment réagir devant le travail de Tania, les conquêtes de Marie, l’ami de toujours qui vient de faire un infarctus ? Tout explose, se superpose, se mélange et nous pousse dans une sorte de transparence où les personnages se croisent. Sfumato. On y revient.
La mort debout face au miroir. Là. Tout près, au bout des doigts, dans la prochaine phrase, au coeur d’un poème de Vanier. Un enfant tue à cinq ans pour le silence. Un jeune soldat largue une bombe qui va souffler l’imaginaire pendant des générations. La petite Rose-Aimée avait à peine douze mois lors du meurtre. C’était l’année où la comète de Halley était visible dans le ciel.
L’apparition d’un tel phénomène annonçait des événements bons ou mauvais, autrefois. Edmond Halley en 1705 a expliqué qu’elle revenait tous les 75 ans environ. Son dernier passage date de 1986. Un signe, un message ? L’enfant serait-elle venue du fond de l’espace ?

Pendant 366 jours, du 6 septembre 1958 au 7 septembre 1959, on a perdu la trace de Halley, à l’aphélie, près de Neptune. Contraction de la matière jusqu’au vide ? La petite fille ? (p.230)

La vie de la petite fille correspond à ce temps où la comète n’était plus visible. Rober Racine nous emporte dans un conte presque… Tout se tient et se fragmente. Tout explose ! Même que les parents portent un nom rare : Duciel. Venus du ciel… Encore...

BOUSCULADE

Tania crée sa robe tandis que Marie expérimente l’amour en cherchant Denis Vanier sur les trottoirs de Montréal. Elle s’attarde devant la fresque qui recouvre tout un mur. Il est là pour lui dire que cette ville lui appartient, qu’il l’a hantée et irradiée d’une certaine façon. Il a été une véritable comète dans la poésie québécoise, vivant avec une intensité fulgurante, captant tous les regards.

Certaines vies sur terre sont des signes, à l’image des lettres de l’alphabet. Réunies, elles révèlent une pensée nouvelle, un mouvement d’émerveillement. Isolées, elles sont vertigineuses ou illisibles. C’est infiniment simple. Avant ma venue sur terre et après (comment conjuguer le passé et le futur simultanément au présent ? J’aurais dû écrire quelques mots là-dessus), il n’y a pas de petite entité terrestre et sensible nommée Gregory. Mais ce fragment, attaché au néant, a juste assez de conscience pour l’offrir à une autre composante. (p.211)

Le roman de Rober Racine nous garde sur la ligne étroite qui sépare l’horreur de la beauté. Entre la naissance et le meurtre, le souffle, le rire et la trahison. La fissure de l’être et de la matière qui peut nous faire basculer dans l’impensable.
Et je me trouve encore tellement loin des personnages de cet écrivain. La vie et la mort s’empoignent. Cette étreinte me déstabilise et me laisse en apnée au bout d’une phrase, comme si je glissais dans une autre dimension. Racine m’oblige à un arrêt. Je cherche le souffle, la présence des humains Suis-je encore du côté des vivants ? Peut-être que je ne suis qu'une trace sur la pierre...
Les personnages de Racine ne sont-ils que des comètes qui reviennent cycliquement nous hanter ? 
Et Denis Vanier dans ce récit, sa poésie comme des bombes à fragmentation, sa rage et sa douleur, sa tendresse aussi. Des pages magnifiques sur cette oeuvre mythique qui portait toute la violence des mots et leur pulsion.
Tout bascule, tout change pour le pire ou le mieux, comment savoir ? Tania coud la robe qui va tuer Gregory. Trahison. Geste qui peut défaire une ville, une vie, question sur la responsabilité, le sens du devoir, la place que chacun occupe dans la grande et petite histoire. Tentative de cerner cette figure qui peut tout.
Rober Racine touche où ça fait mal dans un monde qui fonce aveuglément vers sa perte, comme une comète qui ne peut échapper à l’ellipse de sa trajectoire.
Je cherche encore à m’éloigner de la prose dévastatrice de Rober Racine en écoutant les musiques méditatives d’Arvö Part. Ça m’aide à me calmer, ça me permet d’être là dans toutes mes peurs et mes certitudes. La vie fait ça. J’ouvre un livre, m’avance avec prudence, hésite. Vais-je survive à une autre déflagration ? Je respire. Je suis toujours vivant et me penche sur l’espace blanc, éprouvant une sorte de vertige, pour surprendre le premier poème de Chauffer le dehors de Marie-Andrée Gill. Je lis : « Le souffle des paroles »… Je ferme les yeux et il me semble entendre le rire de Rober Racine.


LA PETITE ROSE DE HALLEY, roman de ROBER RACINE, publié chez BORÉAL ÉDITEUR, 2018, 240 pages, 24,95 $.



lundi 12 avril 1999

Rober Racine est un véritable moine


L'aventure de Rober Racine dépasse l'entendement. Imaginez un homme qui, pendant des années, découpe chaque mot du dictionnaire. Après, il colle chaque définition sur un carton et y ajoute un bâtonnet. Rober Racine a répété le geste 55 000 fois. Un acte de patience, une obsession qui tient de l'ascétisme ou de la folie, on ne saurait dire. Surtout, une entreprise fascinante.
Rêvons encore! Imaginons un parc, le Jardin botanique de Montréal ou encore les Jardins de Métis. Vous voyez les petites pancartes bleues avec un mot, la définition, un arrangement floral et des couleurs qui harmonisent le tout. Bien sûr, il y a un ordre précis avec la section des «A» et des «B». Il en est ainsi jusqu'à épuisement des mots de la langue française. Le visiteur peut alors s’aventurer dans le «Parc de la langue française», emprunter des allées, s'arrêter, méditer devant un mot, repartir et devenir ainsi le voyageur qui se meut à l'intérieur de la langue française.
«Faire du dictionnaire un lieu géographique où la lecture de chacun devient un parcours.» (p.21)
Donner un espace et un corps à tous les mots.

Rêve

Rober Racine a rêvé ce parc et il l'a conçu avec la patience d'un moine qui, autrefois, recopiait des textes sa vie durant. Cette ascèse l'a amené aussi à se pencher sur les pages et à réfléchir sur le rapport qui lie le lecteur et le mot.
«J'ai voulu mettre un peu de lumière dans cette grande illusion qu'est le dictionnaire.» (p.30)
Ce mot, qui se laisse apprivoiser par un regard, créant ainsi un lien magique. Un jeu naît entre la page recouverte de signes et le lecteur. Rober Racine a imaginé les «pages-miroirs». Une page qu'il perfore et qu'il place devant un miroir pour que se concrétise l'acte de la lecture, l'échange entre le mot et l'humain qui s'approche, s'arrête, s'éloigne et revient. Le visiteur finira par se lire dans un mot ou dans cette page. Racine permet de nous nicher à l'intérieur même des signes avec ces interstices. La page perd de son opacité et devient un contenant physique en trois dimensions. Qui est le lecteur alors et le sujet? La réflexion s'amorce.

Plus loin

Rober Racine aurait pu s'arrêter là. Il a caressé les mots, les a apprivoisés comme des perles rares. Il les a associés à d'autres mots pour créer les «phrases harmoniques». Cela donne des traits qui interpellent. Nous sommes devant une sentence, des proverbes peut-être qui prennent un sens singulier et débouchent sur une autre signification. Nous effleurons la poésie pure.
«Une ombre sur Dieu.
Un miroir plein de vent.» (p.59)
 Et il y a eu l'illumination. La langue est avant tout trame sonore. Il suffisait de bien regarder les mots pour débusquer les notes qui s'y dissimulent. Dans soleil, il y a la note «sol», dans dorure, il y a un «do». Il n'en fallait pas plus pour que Rober Racine parte à la recherche de cette «petite musique» qui se cache dans les mots. Systématiquement, il «notera» les mots du dictionnaire. Une autre entreprise gigantesque qui lui permettra de conclure que la langue française est en «la». Oui, c'est la note qui revient le plus souvent dans le jardin des mots. Il lui restera à interpréter la langue française au piano. C'est maintenant chose faite avec cette partition et le disque qui complètent cet ouvrage.
«Lire le dictionnaire dans cette perspective musicale, c'est parcourir un vaste continent où brillent quelques feux de joie dans la nuit. Le mot est un campement, la note de musique, son feu, sa chaleur, sa lumière.» (p.186)
Écouter la langue française devient alors une expérience envoûtante! On croit entendre une incantation qui vient d'on ne sait où, peut-être même du son originel qui a donné naissance au mot.
Rober Racine est de ces fous qui, par l'envergure de leurs projets, nous font penser aux bâtisseurs de cathédrales du Moyen Age. Il est de la trempe de cet autre beau rêveur qu'est Jean-Jules Soucy. Son «Monument-art de l'an 2000», un projet de pyramide à La Baie, au Saguenay, est de cet ordre. Soucy comme Racine réussissent à créer des sanctuaires qui échappent au temps. C'est rassurant dans un monde où l'éphémère et le jetable règnent.

«Le dictionnaire» suivi de «La musique des mots» de Rober Racine est paru aux Éditions de L'Hexagone.