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jeudi 16 octobre 2025

FRANCINE NOËL N’A PAS PERDU SON REGARD

FRANCINE NOËL s’offre un recueil de nouvelles pour souligner sa dixième publication. Vingt textes plus ou moins longs, certains n’ont besoin que de quelques lignes pour nous secouer quand d’autres prennent plus d’espace comme il se doit. Deux directions se croisent dans Choisis-moi. (Un texte qui donne son titre au livre.) La nouvelle raconte l’histoire de deux enfants qui attendent d’être adoptés comme c’était le cas dans les années cinquante dans les orphelinats. Deux inséparables. Nous suivrons aussi un ancien professeur de cégep qui se retrouve dans la rue après avoir été malmené par la vie et l’amour. Une situation qui se complique avec la COVID. Les errants perdent les lieux où ils pouvaient se réfugier. Un volet de cette pandémie qui n’a pas beaucoup été mis en évidence. Et enfin, Aurélie, une fille de Cacouna, entre chez les sœurs du Bon-Pasteur et doit se dévouer auprès des filles-mères, celles qui ont commis la faute et qui sont vues souvent comme des maudites et des pécheresses. Elle apprend la solitude, la plus terrible peut-être, les règlements, rêve de devenir infirmière et finit par choisir de rejeter les carcans qui étouffent.

 

Francine Noël s’aventure dans deux mondes qui présentent, bien qu’ils semblent aux antipodes, beaucoup de similitudes. Celui des itinérants qui se plient à des rites et habitudes et la vie religieuse marquée par des règles contraignantes qui contrôlent les nonnes dans tous leurs gestes et leurs pensées presque. Nous sommes dans les années cinquante dans le cas des sœurs. La Révolution tranquille n’est qu’un rêve alors avant l’essor qui a fait bondir le Québec dans la modernité par de grandes réformes dans le domaine de la santé et de l’éducation. Et ce monde actuel, celui de l’errance de plus en plus présente dans nos villes et qui est un sujet que les politiciens doivent aborder en campagne électorale. Un milieu avec ses règles, ses territoires, ses habitudes et la cohabitation quand plusieurs individus partagent un refuge. L'écrivaine oscille entre la plus folle des libertés et un mode où tout est réglé au quart de tour.

 

CHANGEMENTS

 

Avec Aurélie, nous sommes à la veille des grands bouleversements qui ont marqué le pays du Québec. La Révolution tranquille, la naissance d’un véritable état et la libération individuelle par la contraception chez les femmes. Et ce mal de la société contemporaine, des gens qui n’arrivent plus à se payer une maison ou un appartement parce que les spéculateurs et la finance rendent ce bien inaccessible. Des travailleurs et travailleuses vivent dans la rue ou dans leur auto malgré un travail rémunéré. C’est un fléau aux États-Unis qui est en train de devenir une épidémie partout dans le monde. Les conséquences d’un capitalisme sauvage qui s’impose, encore plus brutalement depuis que Donald fait la pluie et le beau temps. Pourtant, peu importe les époques, la vie a toujours été difficile dans les familles avec les agressions, l’inceste et le silence des victimes qui se taisent et refoulent leurs larmes. Surtout du côté des femmes. Un début de recueil saisissant, qui montre les tragédies qu’entraîne le «vivre ensemble».

 

«Quelque chose se tord dans son ventre, mais ce n’est pas le ventre, c’est plus bas, dans un autre ventre, une autre partie de son ventre, comme avec son père quand il s’étend sur elle et qu’il fait han han han, il dit que ça aide à dormir, mais ça n’a jamais aidé et la malchance est arrivée comme un ballon qui vous frappe un sein, c’est une boule, un motton, un caillot qui veut sortir, elle sent que ça veut sortir, qu’elle se vide, qu’elle va tout échapper, et la boule tombe d’elle dans un hoquet de sang, mais il en reste peut-être des morceaux à l’intérieur, elle ne veut pas toucher l’intérieur, ne veut pas fouiller là et n’ose pas regarder dans la cuvette.» (p.9)

 

Ces petites morts étouffées, la vie impersonnelle des religieuses et des sans-abri qui deviennent des invisibles, comme les sœurs dans les couvents. Heureusement pour les itinérants, il y a des refuges et les bibliothèques où le professeur retrouve une partie de son être qu’il a écrasé pour toutes les raisons imaginables.

 

BALISES


Chacun des personnages de Francine Noël a ses lieux où il se sent en sécurité, où il est possible, surtout, d’être soi sans craindre que le monde leur tombe dessus. Le professeur partage un squat avec un couple de jeunes. On ne saura pas vraiment ce qui lui est arrivé : on imagine une histoire d’amour, une séparation qui a cassé sa vie. Et la COVID, une catastrophe pour ces gens sans moyens, bien plus que certaines règles et le port du masque. Comme si tous les endroits où ils pouvaient aller avant pour se laver et manger disparaissaient d’un coup. Que faire quand on est dans la rue et que l’on doit vivre avec un couvre-feu? Mais, il y a pire peut-être : l’autre qui se dérobe.

 

«J’ai soif de voir des bouches articuler des mots, même s’ils ne sont pas pour moi, je voudrais pouvoir regarder des figures entières, des bouches qui sourient, des bouches qui font la gueule, qui sifflent, qui fument, qui mangent et qui parlent, même si c’est en vociférant, je veux voir des mâchoires bouger, des lèvres, pulpeuses ou minces, des dents aussi, même des dents croches me contenteraient, ou des mentons en galoche, ou des nez, le nez exprime moins que la bouche et pourtant il place le personnage, nez retroussé, nez pointu, aquilin ou camus, en forme de patate ou de chou-fleur ou de trompette, nez refait, nez mutin, brandy nose, tout ça nous est refusé.» (p.35)

 

L’autre, le contact, si nécessaire, les touchers, les mots, des regards, des propos qui font exister et se sentir humain. Tout comme ce que vit Aurélie, sœur Saint-Clément dans le vaste édifice des religieuses du Bon-Pasteur où elle a l’impression d’être devenue une ombre. Les sœurs sont partout et pourtant elles n’ont plus de corps et de visage. Avec les enfants qui restent des silhouettes avant d’être adoptés ou d'exister. 

 

«La seule chose abondante est la nourriture et Thérèse Saindon, alias sœur Saint-Donat, ne s’en prive pas, mais la mangeaille n’est pas si importante pour Aurélie. Ce qu’elle regrette vraiment, ce qu’elle a toujours aimé, c’est le linge, les beaux vêtements, les cotonnades légères de l’été, les robes que sa mère cousait et coud encore pour sa trâlée de filles. Mais Aurélie a renoncé à la propriété individuelle. Pour désigner les choses, il convient de dire “notre”, notre lit, notre oreiller, notre mouchoir, nos souliers, nos bas, notre jupon, notre peigne, notre savon, notre brosse à dents, nos serviettes hygiéniques, notre assiette, notre tasse, notre missel, tout appartient à la communauté.» (p.69)

 

Un vocabulaire absurde de dépersonnalisation qu’il faut répéter et qui finit par broyer Aurélie. Quel sens donner à la vie dans de pareilles conditions? Pourquoi s’effacer sous des épaisseurs de vêtements et se plier à des règles où elle est condamnée à n’être qu’un numéro. Aurélie, en étudiant pour devenir infirmière, se bâtit un moi, un centre, une femme qui laisse présager la grande libération qui va frapper les institutions ecclésiastiques quelques années plus tard. Que faire quand toutes les règles tombent et qu'il ne reste plus qu'à courir après son ombre ?

 

«En revenant du parloir, Aurélie se sent plus seule que jamais malgré la communauté qui l’entoure. Cet hôpital est plein de religieuses tolérantes et dévouées, mais elle n’en peut plus de piaffer dans un temps mesuré et de voir ses amitiés contrôlées par la Râpe et sa clique d’espionnes.» (p.127)

 

Tout partout, l’individu se heurte à l’autre et à des lois. C’est un problème depuis toujours. Il faut des règles pour se protéger et vivre sans s’agresser. Cela peut aller très loin dans les communautés où la moindre action est régentée ou encore dans la rue où chacun doit respecter des territoires et des refuges. Il y a des codes, peu importe les époques et les lieux. Les humains sont grégaires et ils doivent se comporter en conséquence. Et il y a ces heurts, les blessures d’être, les agressions d'un père ou d'un proche, le groupe qui nie souvent l’individu. Ces catastrophes existentielles peuvent venir du refuge comme du dehors. 

Aurélie trouvera son chemin naturellement quand arrive le temps.

 

«C’est la Saint-Jean. On entend de la musique et des rires et, au loin, le vacarme des feux d’artifice. Aurélie pose sa croix d’argent sur sa table de chevet, notre croix, notre table. Elle enlève nos souliers et notre rosaire. Elle laisse tomber notre voile, notre coiffe, notre robe, notre jupon et détache le tissu qui comprime les seins, elle enlève notre affreuse culotte et nos bas. Ces hardes, tombées sur le plancher, ressemblent à une peau de couleuvre abandonnée. Elle remet la robe et monte au solarium… … Avec sa seule robe religieuse au tissu lustré, avec son corps innocent de religieuse, avec ses pieds qui avaient oublié la fraîcheur de l’herbe, sans se presser, elle entre dans la liesse du monde.» (p.128)

 

Que cela est bien dit, humain, senti, aussi vibrant que les grands romans que nous a offerts Francine Noël, des ouvrages qui ont marqué le Québec et toute une génération! Je garde pour ma part un souvenir impérissable de La conjuration des bâtards, un roman exceptionnel, une fiction passée sous le radar de notre petit milieu de la littérature. Tout comme on n’a pas su reconnaître l’immense roman Les failles de l’Amérique, un autre travail remarquable de Bertrand Gervais. Peut-être que, malgré toutes nos expériences, nos dires et nos slogans, le Québec n’a pas encore vraiment appris à se voir et à s’aimer. Il faut lire et relire Francine Noël pour la musique qui porte son écriture et, surtout, la pertinence de son regard. Un enchantement. 

 

NOËL FRANCINE : Choisis-moi, Éditions du Boréal, Montréal 2025, 144 pages, 21,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/choisis-moi-4112.html

jeudi 2 octobre 2025

L'ÉPOPÉE DU SAGUENAY–LAC-SAINT-JEAN

LE LIVRE d’une vie pour Gérard Bouchard. Voilà l’aboutissement de sa longue et patiente recherche qui prend sa source dans sa thèse de doctorat soutenue à Paris, où il dressait le portrait d’un village du centre de la France (Sennely-en-Sologne) sur une période de cent ans. On peut lire ce travail publié chez Plon en 1972 sous le titre : «Le village immobile». De retour au Québec, Gérard Bouchard appliquera cette approche à la région du Saguenay et du Lac-Saint-Jean. Une histoire totalisante et enveloppante qui tient compte de tous les aspects d’une population pendant un laps de temps important. Il s’attardera aussi à recueillir les propos de ceux et celles qui ont quasi connu les débuts de la colonisation ou qui ont entendu les récits des premiers venus dans la région. Des témoignages précieux, puisque c’est le passé des hommes et des femmes qui ont fait le pays. «Terre des humbles, Les Saguenayens 1840-1940», est le résultat de ses recherches au fil des décennies.


Gérard Bouchard, dans «Terre des humbles», raconte l’histoire du Saguenay-Lac-Saint-Jean à partir des témoignages des premiers arrivants, des anciens qui ont vécu l’an premier de cette épopée. Le travail imposant de l’historien et sociologue fait plus de 450 pages et dresse un portrait de la vie des colons, de leurs rêves et de leurs réussites, comme leurs terribles épreuves entre 1840 et 1940. Toujours en s’appuyant sur les témoignages des pionniers, mais aussi sur à peu près toutes les informations que l’on peut trouver dans les registres des paroisses (naissances, décès, mariages), les actes notariés et les journaux de l’époque alors fort actifs et importants. Une histoire du peuple que «Terre des humbles» et non pas celle de l’élite, du clergé qu’on nous a imposé quand j’étais à la petite école. Et peut-être que Gérard Bouchard s’est inspiré d’Antoine de Saint-Exupéry pour son titre, qui, dans «Terres des hommes», explore l’amitié, la mort, l’héroïsme, la quête de sens et de vérité. L’écrivain et aviateur exprime dans cette œuvre ses valeurs humaines.


«L’ouvrage que je présente aujourd’hui reprend donc la même ambition que Le village immobile, mais en prenant cette fois pour objet l’ensemble d’une société régionale et en conjuguant les enseignements de deux immenses corpus : celui des données quantitatives en provenance du fichier BALSAC et celui des données qualitatives issues de plus de 2000 entretiens réalisés entre les années 1920 et 2000. D’autres sources de données ont aussi été utilisées en complément (infra). J’ai pu ainsi construire une représentation de cette société dans ses diverses dimensions et dans son évolution, tout en faisant entendre sa parole. C’est donc un très vieux rêve de jeunesse que je vois maintenant réalisé.» (p.20)

 

Pour bien illustrer sa démarche, Gérard Bouchard multiplie les points de vue à partir des premières familles qui ont transporté sur leur dos tout ce qu’ils pouvaient emporter. Ils devaient franchir les montagnes sur des pistes à peine existantes en partant de la région de Charlevoix. L’odyssée regroupait plusieurs ménages et au bout d’un périple de plusieurs jours, ils s’installaient en pleine forêt où ils devaient tout faire avec peu d’outils. Des haches, des sciottes pour construire une cabane et se mettre à l’abri des intempéries et des bêtes sauvages. Ils survivaient alors grâce à la chasse et la pêche parce qu’il fallait «faire de la terre» d’abord pour semer les patates et autres légumes essentiels. Quand je pense aux nuages de moustiques qu’ils devaient affronter, je me demande comment ils ont pu résister. Peut-être que, pour la plupart, c’était un voyage sans retour et qu’ils n’avaient pas le choix de s’accrocher.

 

«À l’arrivée sur son emplacement (ou celui qu’elle choisissait d’occuper), une famille devait encore passer quelques nuits à la belle étoile, le temps de bâtir un camp très sommaire recouvert d’écorce de bouleau. Ces camps s’élevaient à guère plus de quatre pieds du sol, car il fallait en obstruer l’accès aux ours attirés par la nourriture. Plus tard, on construisait un vrai camp, plus spacieux, où durant l’hiver où parents et enfants pourraient cohabiter avec les poules, souvent un cochon et, plus tard, un bœuf, les premiers étant séparés des autres par une demi-cloison. Le but était de réchauffer les occupants et en même temps de protéger les animaux contre le froid.» (p.39)

 

Heureusement, il y avait les Innus qui sillonnaient cet immense territoire et qui savaient mieux que les arrivants se débrouiller dans toutes les conditions. Ils ont eu de bons contacts et se donnaient un coup de main lorsque c’était possible, particulièrement quand une femme accouchait. On demandait l’aide d’une sage innue pour que tout se passe bien. Certains n’auraient jamais pu survivre à l’hiver s’il n’y avait pas eu les Innus. 

Tout devait changer avec l’arrivée des curés qui ont dénigré ce peuple nomade et leurs manières de vivre, interdisant les relations avec eux et surtout les mariages. Une triste histoire que ce manque d’ouverture du clergé envers les autochtones et les étrangers qui ont tenté de rejoindre les colonisateurs à différentes époques. 

 

«C’est pourquoi, en 1898-1899, le haut clergé s’opposa si vigoureusement à l’implantation d’un petit groupe de doukhobors qui fuyaient la persécution dont ils étaient l’objet en Russie. Des notables, guidés par l’évêché, se déchaînèrent en dénonçant les mœurs primitives de ces étrangers, accusés notamment d’atteler leurs femmes à la charrue pour ménager leurs chevaux. Les réfugiés trouvèrent finalement à s’établir dans l’Ouest canadien.» (p.105)

 

FAIRE DE LA TERRE

 

Défricher, faire de la terre, semer, construire une habitation plus confortable, élever du bétail et agrandir le domaine pendant que les enfants se multipliaient. Et les garçons, les plus vieux, à l’âge de quatorze ou quinze ans, s’embauchaient l’hiver dans les chantiers de Price, là encore dans des conditions à peine imaginables, pour apporter quelques piastres à la famille au printemps. 

Et on finissait par faire une paroisse avec sa chapelle et sa forge et son petit magasin général qui vendait de tout. Il y avait aussi les moulins de sciage que Price installait un peu partout où il y avait des cours d’eau et qui procuraient du travail. Des villages éphémères qui essaimèrent le long du Saguenay surtout.

Jean-Alain Tremblay nous plonge dans la vie de Saint-Étienne dans «La nuit des Perséides», une agglomération qui a été détruite par le feu en 1900.

Souvent, après avoir constitué un bien respectable, les familles vendaient tout et allaient tout recommencer plus loin pour défricher, pour agrandir leur terre et y établir les enfants, surtout les garçons. 

 

«Telle était la vie sur ces premiers fronts pionniers : des travaux éreintants, une nourriture insuffisante, l’insécurité, l’isolement, l’absence de chemins, de médecins, de prêtres et d’écoles. À tout cela s’ajoutait la rareté chronique du numéraire. Pour subvenir à leurs besoins, les colons ne consommaient que ce qu’ils pouvaient semer ou produire dans ces conditions ingrates; les familles se voyaient ainsi confrontées à de nombreuses privations.» (p.45)

 

On travaillait en famille, c’était essentiel pour la survie. C’est comme ça que l’on est arrivé à occuper toutes les bonnes terres autour du lac Saint-Jean. On a tenté alors de poursuivre la colonisation dans la deuxième couronne de peuplement. C’est à cette époque que furent fondées les paroisses de La Doré, Saint-Edmond-des-Plaines, Girardville et Saint-Thomas-Dydime. Ce fut souvent un échec parce que le sol était impropre à la culture. 

Viendront rapidement les premières industries dans les petites villes, particulièrement à Jonquière et Chicoutimi, qui misaient sur l’exploitation de la forêt, la fabrication de la pâte de pulpe avant tout. Des entrepreneurs qui rêvaient de se développer à l’américaine. En particulier un personnage peu connu, mais fascinant de Chicoutimi. 

 

«C’était un homme remarquable (Joseph-Dominique Guay) à plus d’un égard et son histoire reproduit en quelque sorte celle de l’utopie saguenayenne, ou du moins l’un de ses volets. Néanmoins, et pour des raisons qui apparaîtront plus loin, il a laissé très peu de traces dans la mémoire régionale. C’est une raison de plus pour s’y arrêter.» (p.97)

 

Il était de ceux qui voulaient faire de Chicoutimi «la Chicago du Nord» avec un million d’habitants. Il a eu le malheur de s’opposer souvent aux ambitions du haut clergé. Que dire de Louis de Gonzague Belley, qui a dû migrer dans l’Ouest canadien, ostracisé par son milieu et excommunié par Mgr Labrecque?

Ce ne fut pas le cas de J.E.A Dubuc, qui a su apprivoiser l’évêché par des dons en argent, des faveurs et aussi des fêtes où il pouvait les courtiser et faire accepter ses visées. Ces «continentalistes» voulaient surtout casser le monopole des Price pour se développer et devenir en quelque sorte maître chez eux.

 

«Cela dit, Dubuc fut un remarquable entrepreneur qui s’est hissé au sommet du monde des affaires à l’échelle internationale, alors qu’au départ il était sans le sou et sans expérience, simple commis dans une succursale de la Banque Nationale à Sherbrooke. Il n’avait que vingt-six ans quand il a pris la tête de la Compagnie de pulpe au moment de sa fondation et sa situation financière ne lui permettait même pas d’acheter des actions de l’entreprise. Parmi ses associés et partenaires, on a pu dire de lui qu’il n’était rien de moins qu’un génie.» (p.336)

 

ÉPOPÉE


J’ai eu l’impression de plonger dans un véritable roman en suivant les colons, qui, en plus d’un travail incroyable, devaient subir les diktats du haut clergé qui établissait des règles et contrôlait presque tout de leur quotidien. Pas uniquement sur le plan spirituel, mais en s’immisçant dans leur vie privée (leur sexualité) et leurs passe-temps. 

Gérard Bouchard s’attarde aussi à des mythes qu’il défait, soit l’isolement de la population, les maladies génétiques qui seraient plus importantes dans la région, des gens réfractaires aux idées nouvelles et aux étrangers. 

C’est tout le contraire, heureusement. 

Les familles nombreuses correspondaient à ce qui était la norme dans l’ensemble du Québec, tout comme la place des femmes, les maladies, les loisirs. La sexualité des couples ne différait guère non plus des pays en voie de colonisation. C’est quasi un miracle qu’ils aient pu garder une forme d’indépendance malgré l’omniprésence du clergé. 

Nous avons, en parcourant ce document passionnant, un portrait bien distinct de celui qui était brossé à ma petite école de rang ou encore au secondaire à Saint-Félicien, où l’histoire du Canada nous ennuyait terriblement. 

C’est fascinant de pouvoir s’attarder ainsi auprès des gens du peuple, de découvrir la culture populaire que les curés combattaient, les fêtes où l’on chantait et dansait et pouvait même exagérer avec la bouteille. Les carnavals et les déguisements de la Mi-Carême étaient de grandes périodes de réjouissances et de défoulement. 

 

BIOGRAPHIQUE

 

Gérard Bouchard n’hésite jamais à raconter des faits personnels et des moments de son enfance. C’est peut-être la plus belle façon de rendre hommage à ses parents que de publier un tel ouvrage où nous avons l’impression de surprendre nos proches dans leur quotidien. J’ai reconnu ma propre famille, des rites et des coutumes qui ont changé avec le temps. J’ai vécu l’époque où la grande fête du début de l’année était le Jour de l’An et non pas Noël. Oui, ce temps lointain où le père Noël n’existait pas. Aussi, j’ai compris que les Paré n’étaient pas une exception en ne soulignant jamais les anniversaires. 

Tout le monde était ainsi. 

Véritable roman d’aventures que «Terre des humbles», avec des personnages fascinants qui sortent de l’ombre et qui montrent des aspects méconnus de notre parcours. Ça permet d’avoir un autre regard sur le passé, notre histoire, nos proches et tout le tissu social et paroissial qui a fait ce que nous sommes. Un ouvrage remarquable que tous les gens de la région devraient lire pour mieux se voir et s’aimer, pour savoir d’où nous venons et, surtout, être fiers de ses origines et de ses ancêtres, nos héros de la colonisation.

 

BOUCHARD GÉRARD : «Terre des humbles Les Saguenayens 1840-1940», Éditions du Boréal, Montréal, 2025, 462 pages, 34,95 $.

 https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/terre-des-humbles-4115.html

mercredi 28 mai 2025

MARIE LABERGE TOUCHE À L’ESSENTIEL

LA VIE fait de bien drôles de choses parfois. Après avoir terminé la lecture de «Ce que murmure ton silence», le récit de Nadia Capolla qui raconte la longue agonie de sa mère, je me suis lancé dans «dix jours» de Marie Laberge, un court roman qui suit une femme qui a recours à l’aide médicale à mourir. Atteinte d’un cancer incurable, il ne lui reste que quelques semaines, au mieux quelques mois. Les grandes souffrances vont bientôt se manifester et la narratrice refuse de s’acharner. Elle a choisi son heure et ses filles, Isabelle et Monica, acceptent plus ou moins bien cette décision. Elle a encore un peu de temps pour contacter des proches qu’elle a perdus de vue, pour vivre intensément avec ses filles et ses petits-enfants, pour laisser la maison en ordre, comme on dit. C’est aussi le moment de jeter un regard dans le rétroviseur, de faire le point sur ses amitiés avec le plus de lucidité possible, de réfléchir au parcours qui a été le sien.

 

Marie Laberge nous entraîne dans le sillage de cette femme pour qui l’amour et la famille auront été la grande préoccupation. Le quotidien avec un mari qui l’a quittée au moment où elle ne s’y attendait guère et des amants, surtout l’un, qui a transformé sa vie. Elle a appris de ses faux pas, de ses deux filles qui sont l’envers l’une de l’autre. Le travail, la profession ou la carrière perdent alors de l’importance devant la mort.

Une femme de tête, un peu rebelle, qui s’imposait et qui pouvait impressionner son milieu. Elle se reconnaît dans sa fille Isabelle, une contrôlante qui accepte difficilement de se remettre en question et qui a la fâcheuse habitude de fuir au lieu de faire face à ses problèmes. Tout le contraire de Monica, un être doux qui cherche l’entente avec tout le monde, à l’image de son père. 

Que faire, que dire après avoir choisi le moment et l’heure du grand départ? La narratrice ne pense pas à une plongée dans l’au-delà, à une forme de récompense auprès d’un dieu qui l’a laissée indifférente. Elle écrit un journal (qu’elle va détruire, répète-t-elle et que personne ne va lire) pour réfléchir à son parcours qui a été plutôt satisfaisant, pour faire la paix avec soi et ses proches. La peur de la souffrance, une longue agonie, la perte d’autonomie justifient amplement sa décision. Elle ne veut pas dépendre des autres, surtout pour ses besoins essentiels. 

On peut appeler ça de la fierté.

Cette déchéance physique et cognitive, personne ne pouvait y échapper avant l’adoption par l’Assemblée nationale du Québec de la loi sur l’aide médicale à mourir il y a dix ans à peine. Un recours qui s’est glissé rapidement dans nos vies. Les statistiques révèlent que 5717 Québécois ont choisi cette manière de mettre fin à leurs jours en 2023-2024.

 

RÉFLEXE

 

Après avoir pris sa décision, choisi la date fatidique, la narratrice regarde autour d’elle, se demande ce qu’a été sa vie et si elle a fait ce qu’elle souhaitait à vingt ans. Elle se penche avec le plus de lucidité possible sur un cheminement qu’elle ne peut changer. Les dés sont jetés pour ainsi dire. Des questions reviennent, bien sûr, s’imposent, des choses toutes simples, des rencontres, des conflits et surtout de beaux moments. Elle ne tente pas de philosopher ou de trouver une dimension métaphysique à ses pensées, de nous étourdir avec des réflexions qui coupent le souffle.

Elle profite du peu de temps qui lui reste pour faire la paix avec ses proches. Elle connaît aussi son besoin de contrôler et de savoir que tout est en place avant le saut sans parachute. Un désir de faciliter la vie à ses filles parce que c’est toujours compliqué de mourir. L’époque veut que l’on soit responsable de ses gestes et de ses décisions. La mort devient une affaire que l’on règle comme un déménagement ou un voyage sans retour. Et pourquoi souffrir pendant des semaines malgré les médicaments qui ne changeront rien?

 

«J’ai assisté aux longues heures d’agonie de ma mère. À cette interminable fin qui, comme à l’opéra, n’en finit plus de finir. C’est tellement long, mourir. Tellement d’heures de demi-sommeil où le corps s’entraîne à disparaître, puis réapparaît, hébété, surpris d’y être encore et, pour ce qui était de maman, implorant pour une pause de la douleur, la vraie, la physique qui pue la décrépitude.» (p.21)

 

Un récit direct, senti et surtout une femme qui fait preuve d’une belle franchise. L’agonie n’a rien d’une partie de plaisir, elle le sait. 

J’ai accompagné ma mère, des frères et ma sœur dans leurs derniers moments. Des heures où j’ai eu l’impression que tout s’arrêtait et que je ne pouvais qu’attendre. J’étais réduit à l’état de témoin impuissant.

Qu’écrire en pensant qu’il n’y a que quelques jours devant soi? Décrire un quotidien où il n’arrive plus rien, réfléchir à ses réussites plus ou moins connues, à des rencontres avec des hommes et des femmes qui ont changé sa vie, ses amours et peut-être aussi certaines déceptions. Comment s’empêcher de fouiller dans la grande armoire de son passé, de parler des gens qui ont été importants et de ceux qui vous ont écorché?

Certains de mes proches ont eu recours à l’aide médicale à mourir. Je pense surtout à ce neveu atteint d’un cancer du foie qui a décidé, avec sa famille, d’abréger ses souffrances. Ses enfants et son épouse étaient à l’aise avec ce choix et ils étaient tous là en ce début d’après-midi, quand tout s’est arrêté. Tous sereins et en paix lors des funérailles. C’est un peu étrange d’écrire ça. Les témoignages de ses fils étaient touchants, sentis, pleins d’amour et de sourires malgré les larmes. Un moment de grâce certainement. Mon neveu Dominique a prit la bonne décision.

 

RÉALITÉ

 

La narratrice de Marie Laberge nous entraîne dans ses amours, nous parle de ses filles si différentes, se tourne enfin vers des amis indéfectibles. Elle va mourir sans regret, certaine d’avoir fait son temps et satisfaite d’éviter les douleurs et la décrépitude. 


«Quand on a connu les joies de la chimio, c’est-à-dire l’effondrement de l’énergie vitale qui devrait servir à forcer le recul du cancer, quand on s’est vu clouée au lit, incapable de remuer sans geindre ou de seulement réclamer son calmant, une petite journée, c’est une journée ralentie, appesantie, mais pas une tragédie.» (p.31)

 

Tout ce qui a été important est effleuré par la narratrice. Elle s’attarde sur des choses concrètes, sur ses expériences, et regarde les ecchymoses qu’il faut pour devenir un être humain capable d’empathie, de compréhension et de lucidité. 

Dans les «dix étapes» de ce roman, Marie Laberge m’a fait réfléchir à ce qui reste quand on est libéré de ses obligations sociales, de ses ambitions, et qu’on se retrouve devant une fenêtre où le monde s’agite sans nous, dans un corps qui n’en peut plus de durer.

La narratrice tente de se dépouiller de tout pour arriver devant la mort nue en quelque sorte.

 

«Mourir se fait seul. Comme naître. Totalement, absolument seul, peu importe le nombre de mains qui se tendent, le pas se fait seul.» (p.70)

 

Beaucoup de ces assertions ont arrêté mon élan de lecteur. Un mot qui vous fait lever la tête et vous force à prendre une grande inspiration, à être là dans toutes les dimensions de son être, à la chance que l’on a d’entendre battre son cœur. 

 

«Comme c’est long, apprendre à bien vivre, avec ses excès et ses manques. Comme c’est court, la vie, pour le temps que l’on met à la saisir dans toute sa force, sa profondeur et sa beauté.» (p.82)

 

Marie Laberge nous donne l’occasion de réfléchir à la folle aventure de la vie, de naviguer dans un corps que l’on doit apprivoiser et aimer pour trouver sa place. Ce corps que l’on a cru immortel à certains moments et qui décide d’abandonner. L’écrivaine bouscule des clichés que l’on répète machinalement et nous offre des moments émouvants, des petits bonheurs qui passent comme des étoiles filantes. 

 

DÉCOMPTE

 

Et il y a ce décompte qui pousse la narratrice vers le dernier matin, cette heure précise où tout va s’arrêter. Elle peut encore changer d’idée, s’accorder un délai de quelques semaines pour profiter de la joie d’être, se donner la plus extraordinaire des chances d’être là. 

 

«Quel débat, ce matin! Quel déchirement et quelle impasse. J’ai l’impression d’avoir joué la mauvaise carte. Pourquoi mourir a-t-il toujours cet air de défaite? De fuite et de renoncement. Alors que c’est un sort commun. Comment sommes-nous parvenus à l’ignorer au point où ça devient une désagréable surprise quand ça survient? Une sorte de mauvais coup du sort.» (p.153)

 

Comment ne pas s’identifier au personnage de Marie Laberge, à cette femme sans nom? L’écrivaine l’a voulu, certainement parce qu’elle désire que ce soit nous les lecteurs et les lectrices qui vivent ces hésitations, ces peurs et ces craintes pendant les «dix jours» de sursis. Nous devenons peu à peu la narratrice de Marie Laberge et c’est ce qui fait la force de ce roman.

L’écriture simple est venue me faire prendre conscience du temps qui va, qui se répète et qui vous abandonne un jour ou l’autre. Que ce soit après les plus terribles souffrances ou encore parce que vous avez choisi votre heure et la journée du grand saut. 

Et, même quand tout va s’arrêter, à l’heure précise, juste avant le repas du midi, j’ai eu l’impression que l’on ne peut s’empêcher de se raconter des histoires, de s’inventer des petites fictions pour apaiser ses craintes et ses angoisses. Marie Laberge se tourne vers Nancy Huston, qui affirme, dans «L’espèce fabulatrice», que l’humain est avant tout un fabricant d’histoires. Je crois qu’elle a raison et, même si nous pouvons décider du moment de notre mort, nous ne pouvons nous empêcher d’en faire une histoire émouvante et tragique. C’est peut-être le plus grand des privilèges.

 

LABERGE MARIE : dix jours, Éditions du Boréal, Montréal, 168 pages, 21,95 $. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/dix-jours-4058.html

vendredi 9 mai 2025

ANDRÉ MAJOR EST COMME UN FRÈRE

ANDRÉ MAJOR continue son exploration du quotidien avec un sixième carnet intitulé «Entre chien et loup», une expression qui désigne le moment où la lumière, en fin de journée, ne permet plus de bien distinguer les objets. Il fait allusion à son âge, bien sûr. Parce que le temps passe, que la vieillesse se pointe à l’aube de ses 80 ans, qu’elle rôde sans oser s’approcher. J’en sais quelque chose, Major me précède de quelques pas dans la grande aventure de respirer, de traquer les mots envers et contre tous. Il partage sa vie entre Montréal et son chalet des Laurentides. Là-bas, il peut bricoler, marcher dans la montagne, contempler le lac qui change avec les saisons, entretenir son petit domaine en surveillant les arbres, choyer sa famille et préparer de bons repas. Et écrire, noter ce qui lui vient à l’esprit au jour le jour et, surtout, revisiter des écrivains qui ont marqué son parcours et orienté sa pensée. Son carnet couvre sept années, soit de 2008 à 2014.

 

Je me sens proche d’André Major, même si nous ne nous fréquentons pas. On se connaît, bien sûr, parce que nos chemins se sont croisés à quelques reprises. Comment faire autrement dans notre petit milieu des lettres au Québec? J’aime surtout le lecteur qui éprouve le besoin de parler des écrivains qu’il affectionne et relit. Et il y a cette passion pour le journal personnel, le carnet que nous partageons. Je ne le mentionne pas souvent, mais je tiens un journal depuis des décennies et mes calepins noirs envahissent tout un rayon de ma bibliothèque. Je travaille à la main dans cette aventure, pour le plaisir du geste, pour une phrase sentie et physique. J’ai essayé à l’ordinateur, mais ça ne marchait pas. Je ne sais rien des rituels d’écriture de Major. 

 

ÉCRIVAINS

 

«Entre chien et loup» fait une belle place aux écrivains et à certains ouvrages. Il a ses familiers qu’il prend plaisir à relire, à mieux connaître en plongeant dans des biographies et des textes qui concernent ses favoris. Kafka revient souvent dans ce palmarès, Thomas Bernhard, Thomas Mann, Anton Tchekhov, qui reste le phare qui a illuminé sa vie. Tolstoï, Robert Walser, Virginia Woolf, et bien d’autres. 

 

«En lisant Flaubert, on a la sensation d’être emporté par un souffle puissant, même lorsqu’il étreint la banalité de l’existence, sans doute parce que chez lui le style embrasse la matière comme la marée avale le sable. Et cette sensation, on l’éprouve autant dans sa correspondance que dans ses œuvres.» (p.18)

 

Il y a les travaux au chalet, son havre dans les Laurentides et ses passages dans la ville où il se réfugie dans le parc le plus proche pour respirer, parler certainement aux arbres qui veillent sur lui. En tout cas, tôt le matin, je ne manque jamais de saluer les pins qui cernent la maison et qui réagissent aux humeurs du temps, aux caprices du vent, surtout, qui souffle souvent sur le lac Saint-Jean. Nous avons tous les deux la passion de construire, de réparer ce qui se brise, de tailler les arbres, de prendre soin des arbustes dont la floraison est la plus belle des récompenses. Ces petits gestes occupent tous nos étés. 

 

ÉCRIRE

 

Bien sûr, l’écriture prend une grande place dans la vie de Major comme dans la mienne. C’est notre manière d’être, une façon de se tenir et d’avancer dans le monde qui s’offre autant qu’il se dérobe. Comment écrire, pourquoi écrire, que dire dans un carnet qui rejoindra quelques fidèles quand il deviendra un volume.

 

«La pure joie d’exister, il m’arrive de la ressentir à l’aube ou quand le soleil se couche. Je me contente de voir les choses vivre autour de moi. Et je me sens alors accordé à la vie, prêt à replonger dans le train-train quotidien. Ce qui n’arrive pas si fréquemment, surtout en ville où règne une certaine effervescence, dans les rues et même dans le ciel si on a la malchance de vivre sous les lignes aériennes. On a besoin d’espace autant que de silence pour bien voir en soi ou autour de soi.» (p.39)

 

Bien sûr, le réel le rattrape de temps en temps. Les moteurs hurlent l’été sur le lac, ces motomarines qui me font rager pendant les vacances de la construction, ces engins qui tourbillonnent du matin au soir sur le lac Saint-Jean. La pollution à l’état pur et une mécanique parfaitement inutile et superflue. 

Je partage cette détestation avec lui. 

Heureusement, ce n’est pas ce qui domine. Je pense à lui ce matin, en tendant l’oreille pour entendre les confidences des arbres, l’appel du huard, ou encore la symphonie des outardes qui me saluent lors de leur migration.

 

«Je me sens parfois si déserté intérieurement qu’il me fait ouvrir un des livres qui se trouvent à ma portée pour sentir le flux vital m’irriguer à nouveau l’esprit. C’est comme si j’émergeais d’une sorte d’absence ou d’égarement. Et alors, pour paraphraser Robert Walser, je peux écouter, m’arrêter et ne plus bouger, “divinement touché par de toutes petites choses”» (p.85)

 

André Major écrivait ce texte le premier mai 2009. Je me suis demandé ce que je pouvais avoir rédigé à la même date. J’ai fouillé dans mes carnets pour remonter le temps, ce que je ne fais jamais. Je m’attarde à un extrait, à ma calligraphie de fourmi que j’ai parfois du mal à décrypter.

 

«J’ai eu droit à un concert ce matin en allant chercher le journal. Bruants et crécerelles s’en donnaient à cœur joie. Parulines et sittelles si discrètes d’habitude, me semblaient plutôt joyeuses avec le retour du soleil. C’était un bonheur de chants et d’appels. Je respirais à m’en faire éclater la poitrine et c’était comme si je me berçais dans les cris des outardes qui ont passé la nuit dans la baie. Dans ce matin frais et calme, je me sentais là où je devais être.»

 

Et que penser des cauchemars d’enfermements et d’égarements de Major? Combien de fois me suis-je retrouvé dans une ville étrangère, ayant perdu mes clefs et l’adresse de l’hôtel où j’étais descendu? Incapable de parler, errant sur les trottoirs comme une âme en peine. Ou encore ces moments où j’étouffe au milieu de la nuit. Il faut me lever alors, bouger, ouvrir un livre pour m’apaiser. Bizarre de faire les mêmes cauchemars. Y a-t-il des rêves réservés aux écrivains?

 

RETOUR

 


Et je me répète souvent qu’il serait temps de revenir sur mes pas, de me pencher sur des auteurs qui ont ouvert des portes et des fenêtres, ceux et celles qui m’ont montré la façon de dire qui j’étais et ce que je voulais devenir. Je pense à Marie-Claire Blais, Gabrielle Roy, Victor-Lévy Beaulieu, Jean Giono, William Faulkner, Erskine Caldwell, Gabriel Garcia-Marquez et Louis-Ferdinand Céline. Et oui, André Major, j’ai aussi fréquenté Thomas Mann, il y a bien des années, avec Herman Hesse et Malaparte, tout comme Gômez-Arcos. Il fut une époque où je ne jurais que par Tolstoï, Dostoïevski et Tchekhov. 

Nous avons souvent emprunté les mêmes sentiers. C’est pourquoi je me permets de croire que tu es un ami, un proche. Nous ne nous ferons aucun geste pour changer cela, étant tous les deux un peu sauvages et capables de nous accommoder de la solitude pendant de longues périodes.

«Entre chien et loup» m’a encore une fois procuré de beaux moments de vie. Depuis que j’ai terminé ma lecture, je garde le livre sur mon bureau, l’effleurant du bout des doigts pour me rassurer et ne pas oublier. C’est certainement pourquoi je rédige des chroniques, pour répondre aux mots par les mots. Et je l’ouvre au hasard pour cueillir une phrase qui va m’aider à traverser la journée.

 

«Telle une vieille grange, je grisonne, mais je reste debout — pour combien de temps, ça reste à voir.» (p.213)

 

Le carnettiste m’a accordé le privilège, une fois de plus, de l’accompagner et de jeter un regard sur ma propre aventure, de constater l’importance qu’a pour nous la phrase juste qui va comme une musique qui touche l’âme. Quelle chance de pénétrer dans l’univers intellectuel d’un écrivain, d’un lecteur qui cherche du sens à la vie! André Major parvient surtout à créer de la beauté dans son quotidien et à trouver des éclaircies dans la morosité de l’époque. 

 

MAJOR ANDRÉ : «Entre chien et loup», Éditions du Boréal, Montréal, 232 pages, 27,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/entre-chien-loup-4094.html