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mercredi 28 mai 2025

MARIE LABERGE TOUCHE À L’ESSENTIEL

LA VIE fait de bien drôles de choses parfois. Après avoir terminé la lecture de «Ce que murmure ton silence», le récit de Nadia Capolla qui raconte la longue agonie de sa mère, je me suis lancé dans «dix jours» de Marie Laberge, un court roman qui suit une femme qui a recours à l’aide médicale à mourir. Atteinte d’un cancer incurable, il ne lui reste que quelques semaines, au mieux quelques mois. Les grandes souffrances se pointent et la narratrice refuse de s’acharner. Elle a choisi son heure et ses filles, Isabelle et Monica, acceptent plus ou moins bien cette décision. Elle a encore un peu de temps pour contacter des proches qu’elle a perdus de vue, pour vivre intensément avec ses filles et ses petits-enfants, pour laisser la maison en ordre, comme on dit. C’est aussi le moment de jeter un regard dans le rétroviseur, de faire le point sur ses amitiés avec le plus de lucidité possible, de réfléchir au parcours qui a été le sien.

 

Marie Laberge nous entraîne dans le sillage de cette femme pour qui l’amour et la famille auront été la grande préoccupation. Le quotidien avec un mari qui l’a quittée au moment où elle ne s’y attendait guère et des amants, surtout l’un, qui a transformé sa vie. Elle a appris de ses faux pas, de ses deux filles qui sont l’envers l’une de l’autre. Le travail, la profession ou la carrière perdent alors de l’importance devant la mort.

Une femme de tête, un peu rebelle, qui s’imposait et qui pouvait impressionner son milieu. Elle se reconnaît dans sa fille Isabelle, une contrôlante qui accepte difficilement de se remettre en question et qui a la fâcheuse habitude de fuir au lieu de faire face à ses problèmes. Tout le contraire de Monica, un être doux qui cherche l’entente avec tout le monde, à l’image de son père. 

Que faire, que dire après avoir choisi le moment et l’heure du grand départ? La narratrice ne pense pas à une plongée dans l’au-delà, à une forme de récompense auprès d’un dieu qui l’a laissée indifférente. Elle écrit un journal (qu’elle va détruire, répète-t-elle et que personne ne va lire) pour réfléchir à son parcours qui a été plutôt satisfaisant, pour faire la paix avec soi et ses proches. La peur de la souffrance, une longue agonie, la perte d’autonomie justifient amplement sa décision. Elle ne veut pas dépendre des autres, surtout pour ses besoins essentiels. 

On peut appeler ça de la fierté.

Cette déchéance physique et cognitive, personne ne pouvait y échapper avant l’adoption par l’Assemblée nationale du Québec de la loi sur l’aide médicale à mourir il y a dix ans à peine. Un recours qui s’est glissé rapidement dans nos vies. Les statistiques révèlent que 5717 Québécois ont choisi cette manière de mettre fin à leurs jours en 2023-2024.

 

RÉFLEXE

 

Après avoir pris sa décision, choisi la date fatidique, la narratrice regarde autour d’elle, se demande ce qu’a été sa vie et si elle a fait ce qu’elle souhaitait à vingt ans. Elle se penche avec le plus de lucidité possible sur un cheminement qu’elle ne peut changer. Les dés sont jetés pour ainsi dire. Des questions reviennent, bien sûr, s’imposent, des choses toutes simples, des rencontres, des conflits et surtout de beaux moments. Elle ne tente pas de philosopher ou de trouver une dimension métaphysique à ses pensées, de nous étourdir avec des réflexions qui coupent le souffle.

Elle profite du peu de temps qui lui reste pour faire la paix avec ses proches. Elle connaît aussi son besoin de contrôler et de savoir que tout est en place avant le saut sans parachute. Un désir de faciliter la vie à ses filles parce que c’est toujours compliqué de mourir. L’époque veut que l’on soit responsable de ses gestes et de ses décisions. La mort devient une affaire que l’on règle comme un déménagement ou un voyage sans retour. Et pourquoi souffrir pendant des semaines malgré les médicaments qui ne changeront rien?

 

«J’ai assisté aux longues heures d’agonie de ma mère. À cette interminable fin qui, comme à l’opéra, n’en finit plus de finir. C’est tellement long, mourir. Tellement d’heures de demi-sommeil où le corps s’entraîne à disparaître, puis réapparaît, hébété, surpris d’y être encore et, pour ce qui était de maman, implorant pour une pause de la douleur, la vraie, la physique qui pue la décrépitude.» (p.21)

 

Un récit direct, senti et surtout une femme qui fait preuve d’une belle franchise. L’agonie n’a rien d’une partie de plaisir, elle le sait. 

J’ai accompagné ma mère, des frères et ma sœur dans leurs derniers moments. Des heures où j’ai eu l’impression que tout s’arrêtait et que je ne pouvais qu’attendre. J’étais réduit à l’état de témoin impuissant.

Qu’écrire en pensant qu’il n’y a que quelques jours devant soi? Décrire un quotidien où il n’arrive plus rien, réfléchir à ses réussites plus ou moins connues, à des rencontres avec des hommes et des femmes qui ont changé sa vie, ses amours et peut-être aussi certaines déceptions. Comment s’empêcher de fouiller dans la grande armoire de son passé, de parler des gens qui ont été importants et de ceux qui vous ont écorché?

Certains de mes proches ont eu recours à l’aide médicale à mourir. Je pense surtout à ce neveu atteint d’un cancer du foie qui a décidé, avec sa famille, d’abréger ses souffrances. Ses enfants et son épouse étaient à l’aise avec ce choix et ils étaient tous là en ce début d’après-midi, quand tout s’est arrêté. Tous sereins et en paix lors des funérailles. C’est un peu étrange d’écrire ça. Les témoignages de ses fils étaient touchants, sentis, pleins d’amour et de sourires malgré les larmes. Un moment de grâce certainement. Mon neveu Dominique a prit la bonne décision.

 

RÉALITÉ

 

La narratrice de Marie Laberge nous entraîne dans ses amours, nous parle de ses filles si différentes, se tourne enfin vers des amis indéfectibles. Elle va mourir sans regret, certaine d’avoir fait son temps et satisfaite d’éviter les douleurs et la décrépitude. 


«Quand on a connu les joies de la chimio, c’est-à-dire l’effondrement de l’énergie vitale qui devrait servir à forcer le recul du cancer, quand on s’est vu clouée au lit, incapable de remuer sans geindre ou de seulement réclamer son calmant, une petite journée, c’est une journée ralentie, appesantie, mais pas une tragédie.» (p.31)

 

Tout ce qui a été important est effleuré par la narratrice. Elle s’attarde sur des choses concrètes, sur ses expériences, et regarde les ecchymoses qu’il faut pour devenir un être humain capable d’empathie, de compréhension et de lucidité. 

Dans les «dix étapes» de ce roman, Marie Laberge m’a fait réfléchir à ce qui reste quand on est libéré de ses obligations sociales, de ses ambitions, et qu’on se retrouve devant une fenêtre où le monde s’agite sans nous, dans un corps qui n’en peut plus de durer.

La narratrice tente de se dépouiller de tout pour arriver devant la mort nue en quelque sorte.

 

«Mourir se fait seul. Comme naître. Totalement, absolument seul, peu importe le nombre de mains qui se tendent, le pas se fait seul.» (p.70)

 

Beaucoup de ces assertions ont arrêté mon élan de lecteur. Un mot qui vous fait lever la tête et vous force à prendre une grande inspiration, à être là dans toutes les dimensions de son être, à la chance que l’on a d’entendre battre son cœur. 

 

«Comme c’est long, apprendre à bien vivre, avec ses excès et ses manques. Comme c’est court, la vie, pour le temps que l’on met à la saisir dans toute sa force, sa profondeur et sa beauté.» (p.82)

 

Marie Laberge nous donne l’occasion de réfléchir à la folle aventure de la vie, de naviguer dans un corps que l’on doit apprivoiser et aimer pour trouver sa place. Ce corps que l’on a cru immortel à certains moments et qui décide d’abandonner. L’écrivaine bouscule des clichés que l’on répète machinalement et nous offre des moments émouvants, des petits bonheurs qui passent comme des étoiles filantes. 

 

DÉCOMPTE

 

Et il y a ce décompte qui pousse la narratrice vers le dernier matin, cette heure précise où tout va s’arrêter. Elle peut encore changer d’idée, s’accorder un délai de quelques semaines pour profiter de la joie d’être, se donner la plus extraordinaire des chances d’être là. 

 

«Quel débat, ce matin! Quel déchirement et quelle impasse. J’ai l’impression d’avoir joué la mauvaise carte. Pourquoi mourir a-t-il toujours cet air de défaite? De fuite et de renoncement. Alors que c’est un sort commun. Comment sommes-nous parvenus à l’ignorer au point où ça devient une désagréable surprise quand ça survient? Une sorte de mauvais coup du sort.» (p.153)

 

Comment ne pas s’identifier au personnage de Marie Laberge, à cette femme sans nom? L’écrivaine l’a voulu, certainement parce qu’elle désire que ce soit nous les lecteurs et les lectrices qui vivent ces hésitations, ces peurs et ces craintes pendant les «dix jours» de sursis. Nous devenons peu à peu la narratrice de Marie Laberge et c’est ce qui fait la force de ce roman.

L’écriture simple est venue me faire prendre conscience du temps qui va, qui se répète et qui vous abandonne un jour ou l’autre. Que ce soit après les plus terribles souffrances ou encore parce que vous avez choisi votre heure et la journée du grand saut. 

Et, même quand tout va s’arrêter, à l’heure précise, juste avant le repas du midi, j’ai eu l’impression que l’on ne peut s’empêcher de se raconter des histoires, de s’inventer des petites fictions pour apaiser ses craintes et ses angoisses. Marie Laberge se tourne vers Nancy Huston, qui affirme, dans «L’espèce fabulatrice», que l’humain est avant tout un fabricant d’histoires. Je crois qu’elle a raison et, même si nous pouvons décider du moment de notre mort, nous ne pouvons nous empêcher d’en faire une histoire émouvante et tragique. C’est peut-être le plus grand des privilèges.

 

LABERGE MARIE : dix jours, Éditions du Boréal, Montréal, 168 pages, 21,95 $. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/dix-jours-4058.html

vendredi 9 mai 2025

ANDRÉ MAJOR EST COMME UN FRÈRE

ANDRÉ MAJOR poursuit son exploration du quotidien avec un sixième carnet intitulé «Entre chien et loup», une expression qui désigne ce moment où la lumière, en fin de journée, ne permet plus de distinguer les objets. Il fait allusion à son âge, bien sûr. Parce que le temps passe, que la vieillesse se pointe à l’aube de ses 80 ans, qu’elle rôde sans oser s’approcher. J’en sais quelque chose, Major me précède de quelques pas dans la grande aventure de respirer, de traquer les mots envers et contre tous. Il partage sa vie entre Montréal et son chalet des Laurentides. Là-bas, il peut bricoler, marcher dans la montagne, contempler le lac qui change avec les saisons, entretenir son petit domaine en surveillant les arbres, choyer sa famille et préparer de bons repas. Et écrire, noter ce qui lui vient à l’esprit au jour le jour et, surtout, revisiter des écrivains qui ont marqué son parcours et orienté sa pensée. Son carnet couvre sept années, soit de 2008 à 2014.

 

Je me sens proche d’André Major, même si nous ne nous fréquentons pas. On se connaît, bien sûr, parce que nos chemins se sont croisés à quelques reprises. Comment faire autrement dans notre petit milieu des lettres au Québec? J’aime surtout le lecteur qui éprouve le besoin de parler des écrivains qu’il affectionne et relit. Et il y a cette passion pour le journal personnel, le carnet que nous partageons. Je ne le mentionne pas souvent, mais je tiens un journal depuis des décennies et mes calepins noirs envahissent tout un rayon de ma bibliothèque. Je travaille à la main dans cette aventure, pour le plaisir du geste, pour une phrase sentie et physique. J’ai essayé à l’ordinateur, mais ça ne marchait pas. Je ne sais rien des rituels d’écriture de Major. 

 

ÉCRIVAINS

 

«Entre chien et loup» fait une belle place aux écrivains et à certains ouvrages. Il a ses familiers qu’il prend plaisir à relire, à mieux connaître en plongeant dans des biographies et des textes qui concernent ses favoris. Kafka revient souvent dans ce palmarès, Thomas Bernhard, Thomas Mann, Anton Tchekhov, qui reste le phare qui a illuminé sa vie. Tolstoï, Robert Walser, Virginia Woolf, et bien d’autres. 

 

«En lisant Flaubert, on a la sensation d’être emporté par un souffle puissant, même lorsqu’il étreint la banalité de l’existence, sans doute parce que chez lui le style embrasse la matière comme la marée avale le sable. Et cette sensation, on l’éprouve autant dans sa correspondance que dans ses œuvres.» (p.18)

 

Il y a les travaux au chalet, son havre dans les Laurentides et ses passages dans la ville où il se réfugie dans le parc le plus proche pour respirer, parler certainement aux arbres qui veillent sur lui. En tout cas, tôt le matin, je ne manque jamais de saluer les pins qui cernent la maison et qui réagissent aux humeurs du temps, aux caprices du vent, surtout, qui souffle souvent sur le lac Saint-Jean. Nous avons tous les deux la passion de construire, de réparer ce qui se brise, de tailler les arbres, de prendre soin des arbustes dont la floraison est la plus belle des récompenses. Ces petits gestes occupent tous nos étés. 

 

ÉCRIRE

 

Bien sûr, l’écriture prend une grande place dans la vie de Major comme dans la mienne. C’est notre manière d’être, une façon de se tenir et d’avancer dans le monde qui s’offre autant qu’il se dérobe. Comment écrire, pourquoi écrire, que dire dans un carnet qui rejoindra quelques fidèles quand il deviendra un volume.

 

«La pure joie d’exister, il m’arrive de la ressentir à l’aube ou quand le soleil se couche. Je me contente de voir les choses vivre autour de moi. Et je me sens alors accordé à la vie, prêt à replonger dans le train-train quotidien. Ce qui n’arrive pas si fréquemment, surtout en ville où règne une certaine effervescence, dans les rues et même dans le ciel si on a la malchance de vivre sous les lignes aériennes. On a besoin d’espace autant que de silence pour bien voir en soi ou autour de soi.» (p.39)

 

Bien sûr, le réel le rattrape de temps en temps. Les moteurs hurlent l’été sur le lac, ces motomarines qui me font rager pendant les vacances de la construction, ces engins qui tourbillonnent du matin au soir sur le lac Saint-Jean. La pollution à l’état pur et une mécanique parfaitement inutile et superflue. 

Je partage cette détestation avec lui. 

Heureusement, ce n’est pas ce qui domine. Je pense à lui ce matin, en tendant l’oreille pour entendre les confidences des arbres, l’appel du huard, ou encore la symphonie des outardes qui me saluent lors de leur migration.

 

«Je me sens parfois si déserté intérieurement qu’il me fait ouvrir un des livres qui se trouvent à ma portée pour sentir le flux vital m’irriguer à nouveau l’esprit. C’est comme si j’émergeais d’une sorte d’absence ou d’égarement. Et alors, pour paraphraser Robert Walser, je peux écouter, m’arrêter et ne plus bouger, “divinement touché par de toutes petites choses”» (p.85)

 

André Major écrivait ce texte le premier mai 2009. Je me suis demandé ce que je pouvais avoir rédigé à la même date. J’ai fouillé dans mes carnets pour remonter le temps, ce que je ne fais jamais. Je m’attarde à un extrait, à ma calligraphie de fourmi que j’ai parfois du mal à décrypter.

 

«J’ai eu droit à un concert ce matin en allant chercher le journal. Bruants et crécerelles s’en donnaient à cœur joie. Parulines et sittelles si discrètes d’habitude, me semblaient plutôt joyeuses avec le retour du soleil. C’était un bonheur de chants et d’appels. Je respirais à m’en faire éclater la poitrine et c’était comme si je me berçais dans les cris des outardes qui ont passé la nuit dans la baie. Dans ce matin frais et calme, je me sentais là où je devais être.»

 

Et que penser des cauchemars d’enfermements et d’égarements de Major? Combien de fois me suis-je retrouvé dans une ville étrangère, ayant perdu mes clefs et l’adresse de l’hôtel où j’étais descendu? Incapable de parler, errant sur les trottoirs comme une âme en peine. Ou encore ces moments où j’étouffe au milieu de la nuit. Il faut me lever alors, bouger, ouvrir un livre pour m’apaiser. Bizarre de faire les mêmes cauchemars. Y a-t-il des rêves réservés aux écrivains?

 

RETOUR

 


Et je me répète souvent qu’il serait temps de revenir sur mes pas, de me pencher sur des auteurs qui ont ouvert des portes et des fenêtres, ceux et celles qui m’ont montré la façon de dire qui j’étais et ce que je voulais devenir. Je pense à Marie-Claire Blais, Gabrielle Roy, Victor-Lévy Beaulieu, Jean Giono, William Faulkner, Erskine Caldwell, Gabriel Garcia-Marquez et Louis-Ferdinand Céline. Et oui, André Major, j’ai aussi fréquenté Thomas Mann, il y a bien des années, avec Herman Hesse et Malaparte, tout comme Gômez-Arcos. Il fut une époque où je ne jurais que par Tolstoï, Dostoïevski et Tchekhov. 

Nous avons souvent emprunté les mêmes sentiers. C’est pourquoi je me permets de croire que tu es un ami, un proche. Nous ne nous ferons aucun geste pour changer cela, étant tous les deux un peu sauvages et capables de nous accommoder de la solitude pendant de longues périodes.

«Entre chien et loup» m’a encore une fois procuré de beaux moments de vie. Depuis que j’ai terminé ma lecture, je garde le livre sur mon bureau, l’effleurant du bout des doigts pour me rassurer et ne pas oublier. C’est certainement pourquoi je rédige des chroniques, pour répondre aux mots par les mots. Et je l’ouvre au hasard pour cueillir une phrase qui va m’aider à traverser la journée.

 

«Telle une vieille grange, je grisonne, mais je reste debout — pour combien de temps, ça reste à voir.» (p.213)

 

Le carnettiste m’a accordé le privilège, une fois de plus, de l’accompagner et de jeter un regard sur ma propre aventure, de constater l’importance qu’a pour nous la phrase juste qui va comme une musique qui touche l’âme. Quelle chance de pénétrer dans l’univers intellectuel d’un écrivain, d’un lecteur qui cherche du sens à la vie! André Major parvient surtout à créer de la beauté dans son quotidien et à trouver des éclaircies dans la morosité de l’époque. 

 

MAJOR ANDRÉ : «Entre chien et loup», Éditions du Boréal, Montréal, 232 pages, 27,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/entre-chien-loup-4094.html 

mercredi 23 avril 2025

UNE GRANDE SAGA DES TEMPS MODERNES

AGNÈS GRUDA réalise un tour de force avec Ça finit quand, toujours? son nouveau roman. Une brique de 480 pages où elle met en scène quatre familles polonaises qui ont vécu la Deuxième Guerre mondiale et qui subissent la poigne du gouvernement communiste après le partage de l’Europe entre l’Union soviétique et les pays démocratiques. Les Gutkowki, les Ulman, les Kaminski et les Rotfeld s’inquiètent devant des menaces qui se précisent. En tout, une trentaine de personnes sur plusieurs générations qui auront des choix difficiles à prendre : soit partir pour échapper au racisme et au sort que l’on réserve aux gens d’origine juive dans les régimes totalitaires. Une famille se retrouve en Israël, une autre aux États-Unis, une troisième au Canada, particulièrement au Québec, et, enfin, une grand-mère demeure en Pologne malgré les risques et les épreuves. Migrer est impossible pour elle. Des inséparables dans leur pays qui voient le temps et l’espace avoir raison de leurs liens et qui, avec différentes expériences, deviennent des étrangers. La vie est faite comme ça. 


Un peu étourdissant le début de cette saga. Madame Gruda emboîte le pas de ces familles sur plusieurs générations. Des parents, des voisins ouverts, empathiques, bien ancrés dans leur milieu, qui se débrouillent et jonglent avec l’avenir de leurs descendants. Ce grand nombre de personnages m’a empêché de m’accrocher à l’un en particulier, à un guide qui aurait pu me permettre de me faufiler dans le quotidien de ces quatre fratries. Comme s’il y avait une bousculade et que tous cherchaient à avoir mon attention. Il m’a fallu une bonne cinquantaine de pages avant de me sentir à l’aise, de comprendre les liens qui les unissent et de retenir les hauts et les bas de ces clans. Surtout de savoir qui ils étaient. Après, un tourbillon m’a emporté, une envie folle de les suivre partout dans leurs amours et leurs déceptions. 

Une aventure passionnante, un survol d’une époque pas si lointaine avec ses grandeurs et ses misères. Un regard sur le Québec aussi, un arrêt sur le deuxième référendum tenu le 30 octobre 1995 sur l’indépendance, qui donne un nouvel éclairage.

 

QUÊTE

 

Tous, les garçons et les filles de ces familles se débattent dans leurs désirs et leurs rêves, leurs amours, les petites trahisons et leur côté plus ou moins obscurs. Les nombreux individus permettent d’aborder les hésitations et les échecs de plusieurs générations, tout comme les réussites de ces migrants. C’est ce qui donne une couche de véracité à ce récit, son authenticité. Une aventure qui fait comprendre les efforts que doivent faire des immigrants pour s’adapter à un nouveau pays. Cette autre langue à apprivoiser, et des usages et des comportements qui étonnent les nouveaux venus. Ce choc laisse des traces et il faut une belle tolérance d’esprit pour y trouver sa place. Certains s’ajustent rapidement, d’autres ont besoin de plus de temps. Chaque génération a sa manière d’envisager ces mutations de l’être. Mais la vie arrange toujours les choses, même mal.

 

«Elle a songé à sa propre enfance saccagée. Basia et Adam ne reconnaîtraient pas ça, pas la guerre, pas la peur, ils pourraient vivre leur vie d’enfants librement, en toute insouciance. Et si tout allait bien, leur vie d’adulte aussi.» (p.45)

 

C’est le but de toutes les familles de migrants : trouver un lieu pour exister normalement, pour permettre aux enfants d’étudier et de faire leur place dans leur nouveau monde. 

 

MIGRATION

 

Agnès Gruda suit les parcours de ces fratries qui vivent l’exil sans trop savoir où ils vont aboutir et ce qui les attend. Tous se heurtent à des obstacles imprévus et aux petites choses du quotidien qui se compliquent dans une société d’accueil. Et il y a la douleur de quitter son pays et des membres de la famille, des amis, des endroits qui les ont vus grandir et découvrir le monde, des amours mêmes, des espaces marqués par les ancêtres. Tous doivent sortir de leur histoire pour plonger dans l’inconnu avec tout ce que cela comporte d’incertitudes et d’angoisse. Si les enfants se faufilent facilement dans une autre culture avec la fréquentation des écoles, c’est plus difficile pour les adultes qui aboutissent au Québec particulièrement. 

 

«Ni Nina ni moi n’avions imaginé enseigner un jour. Je dois dire que de voir vingt-trois paires d’yeux me fixer avec plus ou moins d’attention, ça me donne un trac fou. Mais bon, pas le choix, et l’université m’a offert des conditions incroyables il faut le dire aussi. Nous avons eu beaucoup de chance. Donc je regarde ces étudiants, je leur parle, ça va, je leur pose des questions, ça va encore. Là où ça se gâte, c’est quand eux me posent leurs questions. Je ne comprends rien à ce qu’ils me disent. Nina a eu l’idée de demander à ses étudiants d’écrire leurs questions au tableau; j’ai décidé de faire comme elle. Ça prend du temps dans un cours, mais au moins, on n’est plus là à essayer de deviner ce qu’ils veulent savoir au juste.» (p.190)

 

Cette quête de paix et de respect nous emporte dans plusieurs pays bien différents. C’est pourquoi les liens que l’on croyait indissolubles s’étiolent et disparaissent presque avec les années.

Presque tous réussissent à se faire une belle vie malgré de terribles épreuves. Je pense à Adam, qui a suivi sa famille en Israël et qui doit faire son service militaire quand il a l’âge. Personne n’y échappe. Comme il y a toujours des conflits dans ce pays aux frontières incertaines, Adam se retrouve dans le désert, dans un blindé qui est la cible des troupes égyptiennes. Il survit par miracle grâce à l’héroïsme d’un compagnon d’armes qui y laisse sa peau. Brûlé, défiguré, il a l’impression d’être une torche vivante. 

Tous ses rêves s’écroulent et il doit apprivoiser sa nouvelle réalité, surtout accepter celui qu’il est devenu et qui attire tous les regards avec ses cicatrices.

 

HUMANISME

 

Un grand roman qui nous plonge au cœur de l’actualité, soit celle des familles et des individus qui sont forcés de quitter leur communauté pour se refaire un avenir ailleurs, surtout en Amérique ou encore dans les pays d’Europe de l’Ouest. La guerre, les catastrophes naturelles, les dictatures y sont toujours pour quelque chose. On ne manque pas de raisons pour partir, ne plus être capable de vivre dans les lieux où nous sommes nés, dans des paradis ravagés par la cupidité et les folies humaines. Des populations entières doivent prendre le chemin de l’exil pour des motifs politiques et climatiques. Le sort des réfugiés est un véritable cauchemar de nos jours. Songeons qu’un million d’Ukrainiens ont migré depuis l’invasion de la Russie. Le nombre de gens déracinés et déplacés a atteint le seuil de 80 millions au cours des dernières années en raison de la persécution, de conflits, de la violence, ou de violations des droits de la personne.

C’est toujours un peu difficile d’imaginer ce que ces gens vivent et ce qu’ils doivent affronter quand ils aboutissent dans un nouveau pays avec presque rien. Et surtout, ils se retrouvent souvent dans un lieu qu’ils n’ont pas choisi. 

J’ai rencontré un Ukrainien, enseignant en philosophie à l’université de Kharkiv, qui a dû travailler dans une ferme laitière pour survivre au Québec. L’exode est une sorte de loterie où tout le monde perd plus qu’il ne gagne. Tout est toujours à refaire et à recommencer lorsqu’il faut s’habituer à une autre langue, à des coutumes un peu étranges et difficiles à comprendre, à un climat qui surprend et désoriente. 

Et il y a la nostalgie du pays d’origine, surtout pour ceux et celles qui y ont résidé assez longtemps pour s’en souvenir. Le lieu de l’enfance reste fascinant. Comme si c’était l’espace où l’on peut respirer profondément et se sentir là où l’on doit être. 

Des histoires touchantes, bouleversantes souvent et quasi tous les personnages de Ça finit quand, toujours? sont des courageux qui arrivent à se faire une vie malgré les embûches qui ne cessent de surgir dans le dur métier de muter et de devenir un autre. On aimerait les rencontrer, discuter avec eux et les aider dans leur entreprise et se réjouir en les entendant dire : j’ai enfin un pays et mes enfants y ont toutes les chances. 

Une saga importante et contemporaine qui permet de secouer des préjugés et d’enlever des œillères en prenant la place du migrant. C’est pourquoi j’aurais souhaité suivre Arthur, qui naît à la fin de cette histoire, pour connaître les surprises que réserve la vie à ces intrépides nomades par obligation.

 

GRUDA AGNÈS : Ça finit quand, toujours? Éditions du Boréal, Montréal, 480 pages, 32,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/finit-quand-toujours-4088.html

dimanche 2 mars 2025

MONSIEUR ARCHAMBAULT EST TOUJOURS LÀ

DEPUIS QUAND je lis Monsieur Archambault? Il me semble que j’ai commencé à partir de son premier ouvrage : «Une suprême discrétion». Peut-être que je l’ai découvert plus tard et que je l’ai fréquenté à rebours, remontant aux sources tout en attendant les nouveautés. Je ne sais plus très bien. Ce doit être cette impression qu’il donne à tous ceux et celles qui le suivent. La certitude d’avoir toujours été là. Il est de ceux qui ont marqué ma vie avec Marie-Claire Blais, Victor-Lévy Beaulieu, Jacques Poulin, Gaétan Soucy, Gabrielle Roy, Alain Gagnon, Nicole Houde et bien d’autres. Des auteurs que j’attendais fébrilement et toutes leurs publications ont été une fête. Et quand le narrateur se demande s’il y a encore un brave qui se penche sur ses phrases, et si ses livres intéressent des gens, ça me fait sourire. Je suis là, Monsieur Archambault, toujours là à souhaiter que «Les années s’écoulent lentes et légères»autant de mon côté que de celui de votre aventure d’écrivain.

 

Des nouvelles en cet hiver imprévisible et plein des turbulences qui viennent du Sud. Vingt-deux où j’ai retrouvé cette voix, cette petite musique que j’aime, ce «je». Peut-être que c’est, Monsieur Archambault, lui-même, ou encore un déguisement, un masque… Je sais, je me répète. Je suis devant un même narrateur qui fait de nous son confident. C’est peut-être l’un des secrets de Monsieur Archambault. Et comment ne pas se tourner vers le passé quand on constate que la route a été longue, trop peut-être?  

L’écrivain est bien installé dans la saison de la mémoire, des souvenirs, des histoires que l’on transforme, que l’on embellit certainement ou que l’on réinvente pour se prouver que l’on est là avec toute sa tête et son imagination; se demandant si on peut réussir un texte et surtout, pour faire la part des choses, se faufiler entre le superflu et l’essentiel. Voilà! J’écris comme si j’accompagnais Monsieur Archambault, comme si nous allions tous les deux en hésitant un peu sur les trottoirs de la ville qui deviennent trop étroits. 

C’est peut-être ça la magie de Monsieur Archambault. Il nous entraîne dans son monde et nous ne pouvons que nous ajuster à son pas.

 

SOLITUDE

 

Un solitaire peu bavard avec les amis, ses enfants de plus en plus étrangers et occupés à en découdre avec le quotidien. Et il y a des amours, ces femmes qui retournaient l’âme et qui l’ont accompagné avant que leurs routes ne se séparent. Certaines ont perdu leur visage, tandis que d’autres restent à l’avant-scène.

 

«Elle était la vie même, à la fois douce et exubérante alors que moi, j’étais le perpétuel hésitant, le raisonneur. Pour un peu, je lui aurais conseillé de me laisser au désarroi derrière lequel je me dissimulais. J’avais été un enfant triste, me rappelait ma mère les dernières années de sa vie. Il paraît que je ne sanglotais pas. Le trépignement n’était pas non plus mon affaire. Je n’ai pas non plus pleuré lorsque Roxane m’a quitté. Je n’ai rien fait pour la retenir.» (p.15)

 

Le temps embellit tout, certainement. Enfin, tout ce que l’on gagne ou que l’on perd, tous ces moments de passion, avec ce désir de laisser des traces ou son nom sur la page de quelques livres, des histoires qui ont eu la vie des météorites. 

Peut-être que nous devenons tous des solitaires en accumulant les années. Et comment éviter de fouiller dans ses souvenirs quand quelqu’un vous oblige à vous regarder dans un miroir? L’aventure se trouve alors dans les territoires du vécu.

Cette description de l’enfant seul et triste que je cite plus haut donne l’image de l’adulte qui ne pourra s’abandonner aux grandes marées qui brassent l’être. Monsieur Archambault a été celui qui va sans faire de bruit dans des sentiers plus ou moins fréquentés, malgré sa vie dans les médias et à la radio, surtout. 

Et comment ne pas sourire quand il parle des écrivains?

 

«J’estime qu’un écrivain est un être à fuir. Il vous en voudra toujours un jour ou l’autre. La plupart du temps pour un détail sans importance, un adverbe, une virgule, un imparfait du subjonctif incongru. Surtout si, à l’instar de Jérémie, il vous soumet la moindre page qu’il écrit. Je n’ai jamais pu savoir si mon jugement lui importait ou si, sur ce chapitre, il n’était que vaniteux.» (p.52)

 

Je pense à des proches qui me demandaient de lire leur manuscrit. Ils espéraient un regard franc et honnête. J’ai acquiescé parfois. Et quand je leur expédiais une longue lettre, pour leur signaler des ratés ou des passages à revoir, tout se gâchait. Certains m’en ont voulu. Je refuse maintenant ce genre d’aventure, ce que j’aurais toujours dû faire. La plupart des écrivains ne cherchent pas à savoir la valeur de leur travail, mais ils quêtent des flatteries. 

Monsieur Archambault a bien raison. 

Il y a des exceptions, bien sûr. Ma compagne, Danielle Dubé. Nos lectures ont été franches et enrichissantes. Et l’incomparable Nicole Houde, qui lisait mes livres en soupesant chacun des mots. Je la taquinais en lui disant qu’elle était un «scanner».

Les personnages de Monsieur Archambault vivent souvent dans un appartement où ils ont de plus en plus de mal à s’entendre avec le quotidien. Le réel leur échappe et ils glissent tout doucement dans un cocon où plus rien ne les touche. Je pense à cet auteur qui devient un ami dans la nouvelle «Lentes et légères», la plus longue du recueil. Un écrivain célèbre que le critique a écorché avec une petite joie propre à la jeunesse se retrouve voisin de palier. Des liens se créent. L’ancienne tête d’affiche a beau prétendre qu’il se moque de tout, on voit bien que c’est tout le contraire. Il tente plutôt de se convaincre que cela n’a plus d’importance, mais ne cesse de noircir des pages ou d’accorder des entrevues pour demeurer à l’avant de la scène. 

 

RENCONTRES


Je suis allé avec des collègues raconter des histoires, avant la période de Noël, dans des résidences pour personnes âgées à Alma, Chambord et Roberval. J’y ai croisé des gens que j’ai connus comme journaliste, des amis presque, des artistes qui ne peuvent plus peindre ou créer de la beauté avec leurs mains. Certains s’y font et d’autres moins. Et, il m’a semblé que c’était possible de passer des moments heureux dans ces grandes maisons, de se parler, de s’écouter et de s’entraider. Tout le contraire de ma mère, qui a vécu isolée dans le foyer de La Doré, ne quittant guère sa chambre et ne se mêlant presque jamais aux activités du groupe. Je sais. S’il y avait une trentaine de spectateurs attentifs pour entendre nos histoires, il y en avait beaucoup plus qui sont demeurés dans leurs quartiers. Il y a les conviviaux dans ces résidences et les solitaires.


COMPLICITÉ

 

Un ensemble de nouvelles vibrantes que celles des «Années s’écoulent lentement et légères». Elles me montrent le chemin que je vais bientôt emprunter. Oui, je l’ai déjà mentionné en chuchotant «à voix basse» sur l’une de vos dernières publications, Monsieur Archambault. 

Je ne me lasse pas pourtant de ces amours gâchés par la faute du narrateur, des écrivains qui attirent son attention, leurs manigances souvent pitoyables et d’autres fort attachantes. Il y a les phrases, cette belle façon de s’accrocher au monde en faisant le moins de bruit possible. 

 

«Maintenant que la vieillesse a foncé sur moi, mon enfance ressurgit. Je m’imagine revenir à ce moment de l’existence où tout était lenteur. Une lenteur qui n’a jamais existé, je ne l’ignore pas. 

Je revois l’enfant que j’étais, je fais appel aux quelques souvenirs qui me restent. J’entends la voix de ma mère. Le temps me semble irréel. L’enfant que je recrée, est-ce bien moi? Cela n’a aucune importance.» (p.69)

 

Non, c’est de la plus haute importance. Il y a toujours le jour, celui que l’on marque par quelques mots, des bouts de phrases et des regards. Monsieur Archambault a réussi à me secouer une fois de plus avec ses sujets et ses hésitations. C’est pourquoi cette voix douce, ce chuchotement reste unique et nécessaire. Vous me donnez du bonheur, Monsieur Archambault, c’est ce qu’il y a de plus précieux.

 

ARCHAMBAULT GILLES : «Les années s’écoulent lentes et légères», Éditions du Boréal, Montréal, 112 pages. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/les-annees-ecoulent-lentes-legeres-4083.html

 

 


mercredi 29 janvier 2025

DELISLE SURPREND AVEC VEUVE CHOSE

JEAN-MARC est encore étudiant dans Veuve Chose de Michael Delisle. Il rêve de devenir architecte et de construire du solide. Tous les jeunes doivent choisir entre le service militaire d’une durée de douze mois ou la corvée où tous sont bourreaux d’un jour. Ils doivent passer la cagoule au condamné, le nœud coulant et actionner le mécanisme de la trappe. C’est vite fait, et la vie continue. Il reste peut-être un traumatisme. On ne tue pas sans ressentir une forme de culpabilité.

 

Michael Delisle m’a étonné avec Veuve chose, son tout récent roman. Ses derniers ouvrages tenaient du récit personnel et voilà qu’il nous plonge dans une dystopie où il maintient des liens avec le monde présent, bien sûr. Une société qu’un despote mène au doigt et à l’œil. Herménégilde Folch (un prénom bien québécois) règne sans partage. Il a fait ses classes dans la mafia avant de diriger le pays… Les drones sillonnent le ciel parce que le chef doit savoir ce qui se trame un peu partout.

Et il y a cette troisième option que personne ne choisit. En s’abstenant d’être le bourreau d’un jour et de faire son service militaire, le jeune devient le tuteur du criminel. Autrement dit, il est responsable du condamné et doit répondre des actes de ce dernier. Jean-Marc se rend à la prison et il se retrouve devant une célèbre meurtrière accusée d’avoir empoisonné ses enfants. Sous un coup de tête, il refuse et doit s’occuper de cette femme et d’un tueur à gages. 

Tout est vite réglé et les voilà en cavale dans le pays. Veuve chose, un surnom bien sûr, s’avère fort intéressante et Joe LePied, qui a reconnu avoir exécuté au moins quarante-sept personnes, n’est pas un mauvais bougre. 

 

«Chaque jour que je passe avec ces deux-là, mon compte s’alourdit. Vol de voiture. Vol de sandwichs. Je les soupçonne de faire du mal dès que j’ai le dos tourné. Un jour ou l’autre on va m’arrêter pour leurs délits, et ce sera mon tour de trotter vers la potence avec les entraves aux pieds.» (p.47)

 

Le jeune homme s’attache pourtant à ces deux lascars qui ne sont peut-être pas les monstres que l’on a décrits dans les médias. Ni l’un ni l’autre ne renient leurs actes, mais, dans une telle société, les pires criminels ne sont pas ceux qui croupissent en prison. Ça nous rapproche d’une certaine actualité. Comment être du côté des honnêtes gens quand toute l’économie du pays repose sur le trafic des drogues, de l’alcool et du jeu. 

 

FAMILLE

 

Le trio pourrait devenir une sorte de famille un peu dysfonctionnelle quand Joe disparaît mystérieusement. Ce tueur était à l’emploi de l’État et exécutait les basses œuvres du pouvoir avant sa disgrâce. 

Veuve chose et Jean-Marc doivent survivre et les deux se dénichent un travail dans une usine où ils fabriquent des gâteries et des sucreries. Un boulot répétitif, peu valorisant, éreintant, mais que faire d’autre quand la société a fait de vous des parias?

Jean-Marc a laissé entendre au responsable du camp que Veuve chose est sa mère et tout semble aller vers le meilleur des mondes. Surtout quand il croise une jeune femme (peut-être un homme) qui l’attire et qui vit dans ce camp avec sa famille depuis toujours. 

 

«Dès que nous sommes seuls, Myl et moi nous embrassons avec fièvre et rapidement les salopettes tombent. Je passe ma langue sur sa gorge comme j’ai toujours voulu le faire. Je mords son épaule. Myl souffle et halète, suce mon cou, agrippe mes flancs. Je baisse mon caleçon aux chevilles. À côté, Myl fait de même et ce n’est que lorsque mon visage descend sous son nombril que je vois son sexe. Myl est une fille. Eh ben. Je m’enfonce et l’avale. L’odeur est grisante. Le goût est grisant. Le plaisir est grisant.» (p.111)

 

Jean-Marc comprend surtout que Veuve chose est une sacrifiée, qu’elle a été vendue à un pêcheur par sa mère. Une femme de tête, qui aimait les sciences et qui avait tout pour tracer son chemin dans une société normale ou ce qui lui ressemble. Et que faire quand on est donnée à un homme qui ne se lave jamais et qui vous traite comme un sac de vidanges?

 

AVENTURE

 

Chacun parvient à se débrouiller et à en tirer parti, mais Jean-Marc souhaite autre chose. Il ne passera pas sa vie à faire ce travail abrutissant malgré tout l’amour qu’il porte à Myl. Il part avec Veuve chose quand la jeune femme refuse de quitter les siens par peur, par crainte de l’inconnu certainement. Jean-Marc ne sait ce qui l’attend et Veuve chose choisit de servir dans une congrégation de religieuses qui se consacrent aux plus démunis et aux dépossédés de la terre. 

 

«— On nous a affectées aux dispensaires du Nord. Je serai du détachement qui débarque à Cap Jaffo. La capitale mondiale des toxines et la plus forte concentration de maladies infectieuses dans l’univers. Chaque saison, on perd une des nôtres. Les autres iront mourir gelées dans le nord du Nord. Il faut être endurante, mais c’est une bonne œuvre. Et il y a des sphaignes à découvrir, des baies sauvages à tester. Je me suis fait une amie, elle s’appelle Gaétane. Gaétane Osaka. C’est la première fois que j’ai une amie. Je devrais peut-être avoir honte de dire ça, à mon âge, mais bon. Je ne suis pas seule, Gaétane est avec moi.» (p.138)

 

Une fable que Veuve Chose, sur fond de réalité, que Michael Delisle pousse dans ses derniers retranchements. Et, en tournant les pages de ce court roman, il est tentant de mettre des noms sur certains personnages. C’est le propre de la fiction que de flirter avec le présent tout en prenant ses distances. Surtout en ce qui concerne ce fameux Herménégilde, un criminel, un fraudeur qui assouvit sa passion de contrôle et de tout diriger. 

Une société polluée, souillée, saccagée, où les gens sont forcés de travailler dans des conditions pitoyables. C’est peut-être ce qui nous attend avec les étranges individus qui se font élire à la tête de nos gouvernements et qui font tout pour satisfaire des pulsions qui n’ont rien à voir avec la philanthropie. 

Il y a peut-être le Nord où il est possible de tout recommencer et de rêver un monde meilleur, d’échapper à la misère et aux contrôles. 

 

«Je sais qu’on engage au Nord. L’État veut peupler les grands espaces. On verra ce qu’il y a pour moi. Ce ne sera pas l’architecture, mais je trouverai moyen de travailler à la construction de quelque chose.»  (p.131)

 

Jean-Marc retrouve un ami sur le navire et un emploi. Il fera le lien entre le Nord et le Sud et peut enfin imaginer une vie un peu plus normale, même s’il doit oublier son rêve de dessiner des maisons et de créer du beau dans toute cette laideur. La planète est devenue un dépotoir, mais tout s’arrange dans le meilleur des mondes, pourrait-on affirmer avec un certain Candide. 

J’ai embarqué dans cette histoire qui nous rapproche de l’humain, de l’empathie, d’un milieu où les femmes et les hommes doivent se débattre pour survivre, allant jusqu’à tuer parfois. C’est grinçant, étonnant, fascinant et surtout, ça sonne juste, ce qui est le plus important. Et que dire de l’humour de Delisle?

C’est ce qui nous attend si on continue de faire confiance aux criminels qui proposent un retour dans le temps qui ne peut être que catastrophique et qui va détruire tout ce qu’il y a de plus précieux : l’intelligence, la compassion et l’entraide entre les humains. 

 

DELISLE MICHAEL : Veuve chose, Éditions du Boréal, Montréal, 152 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/veuve-chose-4080.html