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mardi 18 décembre 2018

CHATILLON RACONTE SON ANCÊTRE


PIERRE CHATILLON m’a fait prendre conscience, avec L’homme au regard de lion, que j’ignore tout de mes ancêtres. Cet écrivain prolifique a mis le doigt sur une lacune importante de mon histoire familiale. Je peux évoquer mon grand-père Aurélien du côté paternel ou encore Napoléon Bélanger, le père de ma mère, mais plus loin, c’est le brouillard. Rien. Étrange, moi qui adore l’histoire, je ne me suis jamais intéressé à mon passé, ce qui m’aurait permis de remonter dans le temps et de faire des découvertes fort intéressantes, j’en suis certain.

Pierre Chatillon prend la peine de s’expliquer dans une courte postface. Pour que nous ne fassions pas de faux pas et que nous sachions la direction qu’il a choisie. Pour se souvenir aussi, certainement, et surtout se rapprocher de cet homme qui l’a fait rêver dans son enfance, un héros qui est demeuré présent à son esprit malgré ses nombreuses publications et son travail d’enseignant.

« Frédérick Rolette est mon arrière-arrière-arrière-grand-père. Marin, héros de la guerre de 1812, il fut oublié pendant deux cents ans. Toutefois, il ne le fut jamais dans ma famille puisque nous avons précieusement conservé le sabre d’honneur que la Ville de Québec lui avait remis en 1814. » (p.325)

L’aventure débute en 1786, soit près de trente ans après la bataille des plaines d’Abraham et la défaite du marquis de Montcalm. Un affrontement plutôt bref, une vingtaine de minutes en tout, qui a changé le destin de la population du Canada et coupé l’élan de ces Canadiens qui voyageaient partout en Amérique du Nord et avaient constitué un véritable empire. Le continent américain était alors leur territoire de chasse et d’exploration. Il suffit de se pencher sur une carte de l’Amérique française pour être impressionné par la dimension de ce territoire que les coureurs des bois avaient parcouru.

CONQUÊTE

Le drame est encore tout frais dans la mémoire des personnages de Chatillon qui se font un devoir de ne pas oublier. Plusieurs rêvent de changer les choses comme Victorien, l’oncle d’Yvon, qui aimerait voir Napoléon débarquer au Québec avec son armée pour chasser les Anglais des rives du Saint-Laurent.
La situation est tendue parce que tous ne partagent pas ce désir de renverser l’histoire.
Si plusieurs rêvent de buter l’Anglais hors du pays et de redonner toute la place à la France, d’autres collaborent avec le conquérant, font leur place et ont même adopté la langue anglaise. Cette situation entraîne des prises de bec particulièrement violentes lors des rencontres familiales, surtout quand l’alcool échauffe un peu les esprits.

C’est du monde pour qui la Conquête a été une bénédiction. Elle leur a même permis de monter en grade. Ne voulant rien perdre de leurs privilèges, y se sont empressés de s’assimiler et de nouer des liens d’amitié avec ceux qui venaient de nous bombarder, de brûler nos maisons, de violer nos femmes, de tuer nos miliciens, de nous humilier, et qui souhaitaient nous voir disparaître le plus rapidement possible. (p.198)

Plusieurs francophones sont devenus des collaborateurs et se sont faufilés dans la bourgeoisie dirigeante. D’autres ont baissé la tête, se contentant de travailler sur la ferme ou en usine en maugréant. Pierre Chatillon montre bien le déchirement de la population francophone après 1760, la présence des militaires dans les rues de Québec, la langue anglaise qui s’impose dans les services gouvernementaux et les parvenus qui s’installent dans la haute ville en jouant au conquérant. Une scission qui persistera au cours des siècles et qui existe encore de nos jours avec les fédéralistes et les indépendantistes.
On connaît la suite, les soubresauts de l’histoire, le drame que fut la révolte des patriotes en 1837 et le nationalisme qui a pris un tournant politique depuis la Révolution tranquille.

FICTION

Yvon Beaupré incarne ce héros qui veut vivre l’aventure, échapper à la grisaille des jours, plonger dans des moments exaltants et souder peut-être deux aspects du monde qui ne peuvent l’être. Il refuse la vie des sédentaires qui travaillent souvent dans les usines dirigées par de riches propriétaires anglophones ou vivent à la campagne, sur une ferme, de façon traditionnelle. Deux parcours qui s’opposent et tiraillent les jeunes aventuriers qui n’hésitent pas à partir. Les sédentaires, les campagnards surtout, rongeront leur frein en baissant la tête et en laissant aller leur colère lors de certaines rencontres familiales.
Tout le déchirement de la colonie française est là. Le nomade, l’homme libre qui parcourt l’Amérique, s’ensauvage souvent, crée une nation métisse ou le catholique qui reste sous le joug du clergé dans des paroisses bien circonscrites. Des façons de voir qui s’opposent dans la colonie depuis le début et que l’on retrouve encore dans notre littérature.
Yvon Beaupré a besoin d’espace, des horizons lointains qui ne cessent de reculer. Il sera marin de la marine royale de Sa Majesté, combattra même la flotte française de Napoléon ce qui est une trahison pour bien des membres de sa famille. Après des combats féroces et des aventures au loin, il se retrouvera dans les Pays d’en haut pour vivre la vie des coureurs des bois, mettre les pieds dans les empreintes de son père qui a connu la vie à l’indienne, des amours fugaces et qui a abandonné des petits métis dans des tribus avec qui il faisait le commerce. Un côté de sa vie dont il ne parle jamais, bien sûr. La vie sédentaire a triomphé comme elle s’imposera du côté de son fils.
Yvon et son cousin Xavier s’adaptent rapidement à cette nouvelle vie et connaissent une forme de bonheur, de liberté avec des compagnes indiennes. Même que le cousin Xavier choisit de s’ensauvager comme on disait à l’époque et d’échapper à la vie rigide des gens du Québec.

Rien ne leur était plus naturel que de s’aimer nus dans un tel paradis d’harmonie. Yvon avait compris pour la première fois à quel point l’amour n’avait rien en commun avec la morale et les religions. À quel point l’esprit tordu des humains avait tout compliqué, tout souillé avec ses inventions de culpabilité, de péché. Jamais il n’avait connu une telle béatitude ni un tel sentiment de liberté ! (p.147)

DESROSIERS

Ce passage m’a rappelé le roman Les engagés du Grand-Portage de Léo-Paul Desrosiers que j’ai lu au début du secondaire. Les grands espaces, les lacs sans fin, la vie dans des populations indiennes indépendantes, les voyages et les amours libres. Si Léo-Paul Desrosiers reste plutôt discret sur les relations entre les coureurs des bois et les jeunes Indiennes, Chatillon n’hésite pas à décrire ces contacts et ces coutumes qui pouvaient scandaliser les âmes bien pensantes de l’époque, surtout un clergé qui perdait toute son emprise sur ces rebelles qui disparaissaient dans les forêts et remontaient les rivières jusqu’aux grandes plaines de l’Ouest américain et canadien. Ces trappeurs et commerçants s’inventaient une nouvelle vie et découvraient une liberté qu’ils n’avaient pas dans les villages où la cloche de l’église réglait toutes les vies comme un métronome. 
 Yvon rentre à Québec en abandonnant sa compagne Tallulah de la tribu des Folles-Avoines, une vie de liberté et de découvertes, devient officier de la marine canadienne, épouse Louise d’Argenteuil, une jeune bourgeoise, et oublie la jeune femme qu’il a aimée dans les Pays d’en haut et n’aura plus jamais de ses nouvelles. Ils iront s’installer près des Grands Lacs où la vie de marin est plutôt agréable et paisible jusqu’à ce que la guerre éclate avec les Américains. Tout basculera alors et les hommes en sortiront éclopés, blessés et diminués. Ils devront apprendre à devenir des humains, oublier les exploits du héros sans peur et sans reproche. Ils sont marqués au corps et dans leur esprit. La vie ne peut plus être la même et l’aventure bascule peu à peu du côté des souvenirs.

HISTOIRE

Cette page d’histoire illustre parfaitement les tensions qui ont marqué la société québécoise jusqu’à une époque récente. Bien sûr, il est plutôt rare que l’on cherche de ce côté quand on tente de comprendre les comportements des Québécois de maintenant.
Mais comment oublier que le présent ne trouve son sens que dans les racines du passé et que le futur, quel qu’il soit, ne peut advenir que quand toutes les parties se confondent et se lient.
Ce récit reste étonnamment contemporain et d’actualité. Chatillon sait retourner les racines et expliquer les ramifications de la pensée du francophone d’Amérique.
J’ai aimé cette épopée, parce qu’elle nous connecte à nos sources, à un passé dont on ne parle plus, à des héros qui ont risqué leur vie avant de prendre conscience qu’ils ont été utilisés par les conquérants et que jamais ils n’ont été considérés comme des égaux. Tous sont demeurés des citoyens de seconde zone malgré des exploits remarquables et leur vie qu’ils ont sacrifiée.
Pierre Chatillon a fait un travail de mémoire exceptionnel en proposant un roman qui nous réconcilie avec un passé plutôt méconnu, une époque que le gouvernement de Stephen Harper a tenté de remettre à l’ordre du jour récemment sans vraiment comprendre les tenants et les aboutissements de cette guerre avec nos voisins du Sud. Et quel beau prénom pour un héros ! Il était temps qu’un Yvon secoue les cordages de notre histoire et fasse rêver toute une génération peut-être.



L’HOMME AU REGARD DE LION, roman de PIERRE CHATILLON publié aux Éditions FIDES, 2018, 328 pages, 29,95 $.

http://www.editionsfides.com/fr/product/editions-fides/litterature/romans-recits-nouvelles/lhomme-au-regard-de-lion_804.aspx?id_page_parent=14&prevnext=typemodule%3d1017%26globalitemindex%3d61%26aidcategorie%3d1%26sort%3dDateCreationASC

mercredi 12 décembre 2018

DANIEL GRENIER NOUS ENVOÛTE

DANIEL GRENIER revient au roman après avoir fait un pas vers l’essai avec La solitude de l’écrivain de fond en 2017. Françoise en dernier, un titre un peu étrange, permet de suivre une adolescente qui garde ses distances avec sa famille. Elle n’en fait qu’à sa tête et peut facilement abandonner mère et père pour se faufiler dans la maison de voisins partis à l’étranger. Une manière de plonger dans sa tête qui m’a rappelé le magnifique roman Les chants du large d’Emma Hooper. Cora, une jeune fille, squatte les maisons des voisins pour rêver les pays étrangers avant de partir pour l’Ouest canadien. Françoise va prendre la même direction. Il arrive parfois que les chemins des écrivains se croisent et c’est tant mieux.

Tout va bien pour la jeune Françoise. Ses parents sont des gens ouverts et compréhensifs. Les deux respectent les volontés d’indépendance de leur fille. Ils sont toujours là pour lui pardonner « ses petites absences » de quelques jours. Après tout, leur grande jeune fille va plutôt bien à l’école et s’entend parfaitement avec son jeune frère. Tout pourrait continuer ainsi comme dans le meilleur des mondes, mais la fillette lit un article dans un magazine Life, déjà un peu vieilli, qui va changer sa vie.

Elle avait lu la phrase sans vraiment y porter attention sur le coup, mais maintenant elle lui revenait en tête, dans une traduction qui la satisfaisait. Comme une petite musique bien composée, avec des notes choisies pour leur efficacité et aussi pour leur beauté intrinsèque. C’était la première phrase de l’article sur Helen Klaben, qui avait fait la une du Life en avril 1963. Elle a rouvert le magazine. Helen avait fait la une, quelques jours après après avoir été secourue avec son compagnon d’infortune, Ralph Flores, en plein mois de mars au Yukon, où leur avion s’était écrasé. (p.28)

Les deux ont survécu dans des conditions climatiques difficiles à imaginer. Un froid terrible et la neige pendant quarante-huit jours. Une lutte de chaque instant avec très peu de nourriture, en plus de composer avec des blessures importantes. Ils ont été retrouvés par hasard, tous ayant abandonné les recherches. Une aventure qui fascine la jeune Françoise.
Il n’en fallait pas plus pour qu’elle prenne la décision de quitter sa famille pour aller voir ailleurs.

Elle n’était pas toujours en fugue. Dans sa chambre elle se sentait bien. Elle se touchait les orteils du pied droit en lisant, normal. Ses parents et son frère étaient en bas, Pyramide allait commencer bientôt. Elle avait le même âge qu’Helen Klaben et elle avait soudain trouvé une raison de s’acheter un billet d’autobus pour l’Oregon, ou la Californie. (p.31)

L'étudiante, comme beaucoup de jeunes, pratique le tag, vous savez ces dessins et ces messages que l’on trouve partout sur les murs et que je déteste particulièrement. J’aime les surfaces lisses, impeccables comme j’adore un lac en hiver quand la poudrerie efface toutes les traces des humains.
La jeune fille pratique cet art dans une gare de triage tout près de chez elle et les wagons deviennent les pages de son carnet de dessin. Une façon de faire voyager ses tags sur ces wagons qui bougent selon les besoins et les aléas du commerce, du transport des marchandises. Ses messages vont un peu partout en Amérique en suivant des parcours erratiques. C’est sa manière de lancer des bouteilles à la mer, de partir en laissant tout derrière et de marcher en regardant droit devant pour voir sa vie approcher et peut-être aussi faire ressurgir l’autre qui se dissimule en soi.

En dessous de son tag à la fois indéchiffrable et limpide, juste en dessous de sa scène de la vie quotidienne où les seules variations de couleur étaient celles que la lumière générait, il y avait d’écrit : This is beautiful. Love, Mary. CHT.TN. (p.47)

Son dessin est revenu et une certaine Mary, quelque part en Amérique, a aimé son travail et lui envoie un message. Une autre raison de partir, d’aller rencontrer cette fille pour la regarder droit dans les yeux. Il y a quelqu’un, quelque part aux États-Unis qui aiment ce qu’elle fait, qui l’aime peut-être et peut la comprendre.
À elle l’Amérique, l’aventure, l’arrêt à Chattanooga pour un rendez-vous avec cette Mary. Tout est possible quand on se déplace, quand le mouvement devient une façon d’être et de surprendre la réalité du monde.

ROUTE

Françoise se laisse emporter par les grandes routes américaines, atteint le lieu où vit celle qui a aimé son tag et lui a écrit « love ». Elle y rencontre une fille étrange qui devient sa compagne de route. Les deux prennent la direction du Yukon en auto, le pays où Helen Klaben a dû muter dans son corps et sa tête pour survivre.
L’article qu’elle a lu dans le numéro de Life devient une obsession pour la jeune fille à mesure qu’elle se rapproche de Whitehorse. Elle aurait pu aussi retrouver la silhouette d’Émilie Fortin, cette audacieuse qui a été la première femme blanche à traverser le col Chilkoot à l’époque de la ruée vers l’or.
Les grandes routes n’ont jamais de fin, surtout dans les romans, et les filles roulent en faisant très peu d’escales. Tout comme un certain Jack Kerouac qui partait avec Neal Cassady au volant quand ils ressentaient un urgent besoin de changer d’air et de respirer ailleurs. Ils roulaient jour et nuit, sans jamais s’arrêter, jusqu’à ce qu’ils touchent le bout du continent, la fin de la route et qu’il ne reste plus qu’à faire marche arrière, à repartir en sens inverse en espérant retrouver la magie de la vitesse, la sensation d’être nulle part et de foncer vers un futur où tout est possible.


Françoise s’est retournée en souriant vers le rétroviseur du côté passager et elle a fait les mêmes lèvres que Sam, à la Betty Boop, en se regardant dans les yeux. Elle n’avait pas envie d’aller s’emmerder sur une base militaire. À quelques centaines de kilomètres d’ici, quelque part dans les forêts de pins, Helen et Ralph s’étaient écrasés et avaient survécu presque deux mois. Elle sentait sa présence partout, la présence d’Helen. (p.153)

Elles approchent de ce pays de neige et de froidure sans trop savoir ce qu’elles y trouveront. Françoise croise Victor. Lui aussi est obsédé par l’histoire d’Helen et ils se rendent sur les lieux de l’accident.
La carcasse de l’avion est toujours là et il y a encore des traces d’Helen et de Ralph. Elle se retrouve dans une aventure humaine terrible, touche à tout comme à des reliques pour changer des choses et sa manière de voir peut-être. Françoise prend conscience alors que c’est elle qu’elle rencontre enfin et qu’elle vient de survivre à son adolescence.

AVENTURE

Le roman de Daniel Grenier m’a fasciné et c’est bon de suivre cette jeune fille curieuse qui cherche une forme de vérité en parcourant l'Amérique du Nord.
J’ai adoré cette histoire de chimères qui surgissent dans la prochaine courbe, loin devant, sur ces routes qui vont nulle part et partout, sauf peut-être dans le plus profond de sa pensée et de son être.
Plus qu’un rêve, qu’une aventure, voilà le fantasme que l’on finit par effleurer du bout des doigts et à le rendre vibrant et vivant en suivant la jeune fille dans ses déplacements.
Il y a une solitude et une difficulté à communiquer chez Françoise qui touche et témoigne peut-être de notre époque où jamais nous n’avons été aussi seuls malgré tous les outils qui nous branchent à tout et à tous.
Un beau roman d’initiation. Que demander de plus ? Ça marche parfaitement. Daniel Grenier n’a rien perdu de cette façon de raconter qui m’a subjugué dans L’année la plus longue, un roman qui permet au lecteur de se glisser hors du temps et de toucher ce qui donne sens à la vie.
  


FRANÇOISE EN DERNIER, roman de DANIEL GRENIER publié aux Éditions LE QUARTANIER, 2018, 224 pages, 24,95 $.


http://www.lequartanier.com/catalogue/francoise.htm

vendredi 7 décembre 2018

SERGIO KOKIS DÉRANGE ENCORE

JE FAIS TOUJOURS la même chose quand je reçois une nouvelle publication de Sergio Kokis. Je mets de côté tous mes projets de lecture et me penche sur le nouveau livre de cet écrivain que je lis depuis ses débuts en 1994. Désolé pour ceux qui doivent attendre leur tour. J’aime secouer de grandes questions ontologiques avec lui, discuter tout en dégustant une liqueur ambrée. Et je dois souvent arrêter ma lecture pour ne pas être « enfirouapé » par ce formidable conteur.

 Sergio Kokis est demeuré plutôt fidèle au genre romanesque depuis Le pavillon des miroirs, sa façon privilégiée d’aborder l’écriture après vingt-cinq publications. Bien sûr, il a fait des excursions du côté du récit où il s’est permis de raconter ses longues déambulations sur le chemin de Compostelle dans Le sortilège des chemins ou encore dans des nouvelles. Et voilà L’innocent, une autre publication qui vient toucher ceux et celles qui aiment les questionnements existentiels.
Mon ami Sergio Kokis ne rate que rarement son coup avec moi. J’écris ami, parce que je connais l’écrivain depuis presque sa première publication et pour l’avoir côtoyé à plusieurs reprises dans certaines manifestations littéraires. Même que j’ai eu le plaisir d’être son chauffeur lors de l’une de ses visites au Saguenay. Nous avons même dû affronter ensemble un certain matamore qui voulait nous « casser la gueule » parce que nous étions tous les deux dans le stand de XYZ Éditeur, au Salon du livre de Montréal et que nous occupions prétendument sa place.
Pas que nous nous fréquentions, non. C’est un ami au même titre que tous les écrivains que je lis depuis des années.
J’étais un compagnon de Gabriel Garcia Marquez et Günther Grass sans que jamais ils ne l’apprennent. Un lecteur se fait des amis partout dans le monde, et ce à toutes les époques. Je salue ces grands discrets à qui j’ai très peu parlé dans la vie. Monsieur Gilles Archambault, Jacques Poulin dont je me languis depuis un bon moment, Victor-Lévy Beaulieu qui m’a occupé pendant des mois avec les cathédrales que sont James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots ou 666 Friedrich Nietzsche. La liste pourrait s’allonger si je me tourne vers Dominique Fortier, Larry Tremblay, Christian Guay-Poliquin, Éric Dupont, Daniel Grenier et Daniel Canty.

AUDACE

Sergio Kokis ose ce que peu d’écrivains font de nos jours, soit jongler avec des questions philosophiques ou métaphysiques. Rares sont ceux maintenant qui osent s’aventurer dans les hautes sphères de la pensée. Kokis a même convoqué Dieu en personne dans Le maître de jeu.
Isidoro, frère apothicaire et Alberto, barbier-médecin, discutent et abordent de grandes questions qui pourraient les mener tout droit devant le tribunal de l’Inquisition si leurs propos étaient ébruités. Parce qu’ils vivent à une époque où la liberté d’expression n’existe guère. Il faut marcher droit et suivre les enseignements des supérieurs, se faire le plus discret possible pour avoir la paix. Ça ressemble à notre époque où les tribunaux de l’Inquisition se multiplient sur les réseaux sociaux et que la censure se sert de « l’appropriation culturelle ».

Et après la mort du frère Basilius, son confesseur et directeur de conscience, frère Isidoro était sans aucun recours pour l’aider à retrouver la paix. Comment pouvait-il continuer à croire en Dieu et à la sainte Église, s’il fallait passer d’abord par le démon ? Parce que sans la main du démon, ce miracle n’était qu’une vaste supercherie doublée affreuse cruauté. (p.14)

Toutes ces questions sont provoquées par l’arrivée d’un petit garçon au monastère, un jeune garçon abandonné qu’ils ont accueilli et qui se comporte de façon plutôt étrange. L’enfant est d’une très grande beauté physique et tout le monde veut le protéger pour de bonnes ou mauvaises raisons. Un bambin silencieux, plutôt perdu dans sa bulle et qui semble naviguer hors de la réalité du cloître. On dirait de nos jours qu’il est « autiste » ou « asperger ».
Le jeune démontre rapidement qu’il est capable de répéter tout ce qu’il entend. Il ferait fureur maintenant en devenant animateur à la radio et en jonglant avec les clichés et les formules à longueur de jour. Le jeune prodige répète tout ce qu’il entend en classe ou lors des services religieux.

Mais il parlait un peu, au grand soulagement du frère Isidoro. Qui plus est, le garçon se montra bientôt fort habile pour répéter de mémoire de longues séquences verbales entendues soit à la messe, soit aux cours de catéchèse. Évidemment, son jeune âge ne lui permettait pas de comprendre la teneur de ce qu’il répétait. Isidoro était cependant encouragé par cette mémoire d’allure prodigieuse qui, pensait-il, tôt ou tard serait au service d’une raison naissante et tout aussi remarquable. (p.44)

À l’époque où Sergio Kokis situe son histoire, en 1593, nous sommes au début de la Renaissance. La raison tente de s’opposer à la foi aveugle, aux délires et aux miracles que l’Église avait la fâcheuse habitude de dénicher un peu partout pour édifier des fidèles qui en redemandaient.
Isidoro et Alberto cherchent la vérité et ne se laissent pas emporter par leurs pulsions et les racontars. Cette quête de la vérité revient souvent dans les ouvrages de Kokis qui aime argumenter et développer de longues réflexions, montrer ainsi l’envers et l’endroit d’une situation ou d’une question philosophique. Il décrit ainsi son art de vivre où il aime aborder des sujets existentiels tout en faisant bonne chère.

MÉMOIRE

En 1593, la mémoire était considérée comme une manifestation du génie et tout l’enseignement reposait sur la faculté de répéter des formules. Il en fut ainsi jusqu’à une période récente. Je pense à mon enfance où il fallait mémoriser toutes les questions et réponses du petit catéchiste pour avoir son certificat d’adulte. Il était interdit de réfléchir à ce que l’on pouvait ânonner comme des perroquets. Tout le contraire de la réflexion et de l’intelligence.
Les livres étaient plutôt rares à l’époque d’Isidoro et seuls les maîtres pouvaient citer les textes des philosophes et les commenter. Tiago possède cette faculté de pouvoir répéter tout ce qu'il entend à la première occasion. Les deux amis se demandent si l’enfant est un prodige ou un idiot. Chose certaine, il ne comprend rien aux textes qu’il répète et semble avoir un don pour tout mélanger.

Il avait, certes, quelques qualités, dont en particulier une mémoire prodigieuse. Isidoro se rendit compte de cette aptitude un peu par hasard et non sans stupéfaction. Il surprit un jour l’enfant en train de réciter tout seul et en latin une série de psaumes. Même si cela paraissait extraordinaire, il dut se rendre à l’évidence que le petit avait appris les textes en l’écoutant marmonner à voix basse, comme c’était son habitude, durant ses moments de lecture ou de prière. De toute évidence, Tiago ne savait pas ce qu’il répétait, puisqu’il mélangeait de manière ludique les divers psaumes entre eux, cherchant plutôt à accentuer les passages rimés, comme s’il s’agissait de comptines. (p.59)

Sa grande beauté physique et son innocence aveuglent à peu près tout le monde, surtout le frère Ambrosio qui ne cache pas son amour des jeunes garçons et qui malgré ses vœux se tient plutôt loin de la chasteté. Tiago devient malgré lui l’objet de convoitises charnelles et un idéal de pureté et d’innocence.
Le jeune garçon est fasciné par les sonorités et le faste des cérémonies religieuses. Il adore le rituel de la messe et rêve de porter les habits de l’officiant en répétant des formules.
Attiré par des comédiens ambulants (toujours le spectacle) il n’hésite pas à les suivre et se fait initier à la sexualité de façon violente par un couple. Il confond la femme avec la Vierge, répète que Marie la mère du Christ l’a protégé dans son délire éthylique. Il n’en fallait pas plus. Les moines tiennent leur miracle.

Les visions qu’on attribuait à Tiago et ses évocations de la figure de Marie durant ces orgies étaient alors le simple délire d’un scélérat. Un délire en cours de luxure, mêlant de manière blasphématoire le saint corps de la mère du Christ à des pratiques lubriques. Comment donc, se demandait-il, les autorités de la Sainte Inquisition avaient-elles pu être aveugles face à cette question, au point de se laisser leurrer complètement et d’y voir un réel miracle ? (p.147)

Les religieux finissent par se rendre compte que Tiago délire et qu’il peut tout gâcher s’il parle devant les invités lors de la grande fête qu’ils organisent. Ils prennent les grands moyens pour le faire taire. Kokis décrit une scène d’une cruauté sans nom et le pauvre idiot est muré dans une tour où il est forcé de devenir un anachorète qui consacre sa vie à Dieu. Le pauvre innocent meurt de faim et de froid.

QUESTION

Encore une fois, Sergio Kokis se faufile derrière les déguisements pour secouer la réalité. Cette fois, il s’attarde à la fabrication d’une image ou d’une icône de sainteté. Un grand théâtre pour impressionner et manipuler la foule. Le marketing n’est pas né avec la télévision et la radio. De nos jours, les manipulateurs vivent dans le monde du cinéma et des communications où l’on crée de véritables vedettes qui se révèlent souvent de bien piètres humains quand la vérité finit par sortir.
Les conversations entre les deux amis sont fascinantes. Surtout que Kokis jongle avec tous les tabous de cette époque, aborde l’être, le savoir et le rôle de la science.
Le sujet reste très actuel parce que nous vivons dans un monde d’images, de slogans et que les mythes se multiplient. Cette approche permet d’élire des prestidigitateurs qui ne camouflent même plus leur cynisme, leur incompétence et leur ignorance. Sergio Kokis demeure plus pertinent que jamais en nous faisant faire un pas en arrière pour mieux évoquer le monde contemporain. L’histoire ne peut que se répéter, c’est du moins ce que cet écrivain démontre ici. Les gens aiment les icônes, les héros et nous sommes capables maintenant d’en créer à la douzaine avec les moyens de communication. Sergio Kokis reste lucide et j’imaginais son sourire chaque fois que je levais les yeux de la page ou que je retournais une question du frère Alberto. Quel rafraîchissement dans ce monde où « rire de tout » est devenu une obligation !


L’INNOCENT, roman de SERGIO KOKIS publié aux Éditions LÉVESQUE ÉDITEUR, 2018, 228 pages, 27,00 $.