PIERRE
CHATILLON m’a fait prendre conscience, avec L’homme
au regard de lion, que j’ignore tout de mes ancêtres. Cet écrivain
prolifique a mis le doigt sur une lacune importante de mon histoire
familiale. Je peux évoquer mon grand-père Aurélien du côté paternel ou encore
Napoléon Bélanger, le père de ma mère, mais plus loin, c’est le brouillard.
Rien. Étrange, moi qui adore l’histoire, je ne me suis jamais intéressé à mon passé, ce qui m’aurait permis de remonter dans le temps et de faire des
découvertes fort intéressantes, j’en suis certain.
Pierre Chatillon
prend la peine de s’expliquer dans une courte postface. Pour que nous ne
fassions pas de faux pas et que nous sachions la direction qu’il a choisie. Pour se
souvenir aussi, certainement, et surtout se rapprocher de cet homme qui l’a
fait rêver dans son enfance, un héros qui est demeuré présent à son esprit
malgré ses nombreuses publications et son travail d’enseignant.
« Frédérick Rolette est mon
arrière-arrière-arrière-grand-père. Marin, héros de la guerre de 1812, il fut
oublié pendant deux cents ans. Toutefois, il ne le fut jamais dans ma famille
puisque nous avons précieusement conservé le sabre d’honneur que la Ville de
Québec lui avait remis en 1814. » (p.325)
L’aventure
débute en 1786, soit près de trente ans après la bataille des plaines d’Abraham
et la défaite du marquis de Montcalm. Un affrontement plutôt bref, une
vingtaine de minutes en tout, qui a changé le destin de la population du Canada
et coupé l’élan de ces Canadiens qui voyageaient partout en Amérique du Nord et
avaient constitué un véritable empire. Le continent américain était alors leur
territoire de chasse et d’exploration. Il suffit de se pencher sur une carte de
l’Amérique française pour être impressionné par la dimension de ce territoire
que les coureurs des bois avaient parcouru.
CONQUÊTE
Le drame est
encore tout frais dans la mémoire des personnages de Chatillon qui se font un
devoir de ne pas oublier. Plusieurs rêvent de changer les choses comme
Victorien, l’oncle d’Yvon, qui aimerait voir Napoléon débarquer au Québec avec
son armée pour chasser les Anglais des rives du Saint-Laurent.
La situation est
tendue parce que tous ne partagent pas ce désir de renverser l’histoire.
Si plusieurs
rêvent de buter l’Anglais hors du pays et de redonner toute la place à la France,
d’autres collaborent avec le conquérant, font leur place et ont même adopté la langue anglaise. Cette
situation entraîne des prises de bec particulièrement violentes lors des
rencontres familiales, surtout quand l’alcool échauffe un peu les esprits.
C’est du monde pour qui la Conquête a été une bénédiction.
Elle leur a même permis de monter en grade. Ne voulant rien perdre de leurs
privilèges, y se sont empressés de s’assimiler et de nouer des liens d’amitié
avec ceux qui venaient de nous bombarder, de brûler nos maisons, de violer nos
femmes, de tuer nos miliciens, de nous humilier, et qui souhaitaient nous voir
disparaître le plus rapidement possible. (p.198)
Plusieurs
francophones sont devenus des collaborateurs et se sont faufilés dans la
bourgeoisie dirigeante. D’autres ont baissé la tête, se contentant de
travailler sur la ferme ou en usine en maugréant. Pierre Chatillon montre bien
le déchirement de la population francophone après 1760, la présence des
militaires dans les rues de Québec, la langue anglaise qui s’impose dans les
services gouvernementaux et les parvenus qui s’installent dans la haute ville
en jouant au conquérant. Une scission qui persistera au cours des siècles et
qui existe encore de nos jours avec les fédéralistes et les indépendantistes.
On connaît la
suite, les soubresauts de l’histoire, le drame que fut la révolte des patriotes
en 1837 et le nationalisme qui a pris un tournant politique depuis la
Révolution tranquille.
FICTION
Yvon Beaupré
incarne ce héros qui veut vivre l’aventure, échapper à la grisaille des jours, plonger
dans des moments exaltants et souder peut-être deux aspects du monde qui ne
peuvent l’être. Il refuse la vie des sédentaires qui travaillent souvent dans
les usines dirigées par de riches propriétaires anglophones ou vivent à la
campagne, sur une ferme, de façon traditionnelle. Deux parcours qui s’opposent
et tiraillent les jeunes aventuriers qui n’hésitent pas à partir. Les
sédentaires, les campagnards surtout, rongeront leur frein en baissant la tête et
en laissant aller leur colère lors de certaines rencontres familiales.
Tout le
déchirement de la colonie française est là. Le nomade, l’homme libre qui
parcourt l’Amérique, s’ensauvage souvent, crée une nation métisse ou le
catholique qui reste sous le joug du clergé dans des paroisses bien
circonscrites. Des façons de voir qui s’opposent dans la colonie depuis le
début et que l’on retrouve encore dans notre littérature.
Yvon Beaupré a
besoin d’espace, des horizons lointains qui ne cessent de reculer. Il sera
marin de la marine royale de Sa Majesté, combattra même la flotte française de
Napoléon ce qui est une trahison pour bien des membres de sa famille. Après des
combats féroces et des aventures au loin, il se retrouvera dans les Pays d’en
haut pour vivre la vie des coureurs des bois, mettre les pieds dans les
empreintes de son père qui a connu la vie à l’indienne, des amours fugaces et
qui a abandonné des petits métis dans des tribus avec qui il faisait le
commerce. Un côté de sa vie dont il ne parle jamais, bien sûr. La vie sédentaire
a triomphé comme elle s’imposera du côté de son fils.
Yvon et son
cousin Xavier s’adaptent rapidement à cette nouvelle vie et connaissent une
forme de bonheur, de liberté avec des compagnes indiennes. Même que le cousin
Xavier choisit de s’ensauvager comme on disait à l’époque et d’échapper à la
vie rigide des gens du Québec.
Rien ne leur était plus naturel que de s’aimer nus dans un
tel paradis d’harmonie. Yvon avait compris pour la première fois à quel point
l’amour n’avait rien en commun avec la morale et les religions. À quel point
l’esprit tordu des humains avait tout compliqué, tout souillé avec ses
inventions de culpabilité, de péché. Jamais il n’avait connu une telle
béatitude ni un tel sentiment de liberté ! (p.147)
DESROSIERS
Ce passage m’a
rappelé le roman Les engagés du
Grand-Portage de Léo-Paul Desrosiers que j’ai lu au début du secondaire. Les
grands espaces, les lacs sans fin, la vie dans des populations indiennes indépendantes,
les voyages et les amours libres. Si Léo-Paul Desrosiers reste plutôt discret
sur les relations entre les coureurs des bois et les jeunes
Indiennes, Chatillon n’hésite pas à décrire ces contacts et ces coutumes qui
pouvaient scandaliser les âmes bien pensantes de l’époque, surtout un clergé
qui perdait toute son emprise sur ces rebelles qui disparaissaient dans les
forêts et remontaient les rivières jusqu’aux grandes plaines de l’Ouest
américain et canadien. Ces trappeurs et commerçants s’inventaient une nouvelle
vie et découvraient une liberté qu’ils n’avaient pas dans les villages où la
cloche de l’église réglait toutes les vies comme un métronome.
Yvon rentre à Québec en abandonnant sa
compagne Tallulah de la tribu des Folles-Avoines, une vie de liberté et de
découvertes, devient officier de la marine canadienne, épouse Louise
d’Argenteuil, une jeune bourgeoise, et oublie la jeune femme qu’il a aimée dans
les Pays d’en haut et n’aura plus jamais de ses nouvelles. Ils iront
s’installer près des Grands Lacs où la vie de marin est plutôt agréable et paisible
jusqu’à ce que la guerre éclate avec les Américains. Tout basculera alors et
les hommes en sortiront éclopés, blessés et diminués. Ils devront apprendre à
devenir des humains, oublier les exploits du héros sans peur et sans reproche.
Ils sont marqués au corps et dans leur esprit. La vie ne peut plus être la même
et l’aventure bascule peu à peu du côté des souvenirs.
HISTOIRE
Cette page
d’histoire illustre parfaitement les tensions qui ont marqué la société
québécoise jusqu’à une époque récente. Bien sûr, il est plutôt rare que l’on
cherche de ce côté quand on tente de comprendre les comportements des Québécois
de maintenant.
Mais comment oublier
que le présent ne trouve son sens que dans les racines du passé et que le
futur, quel qu’il soit, ne peut advenir que quand toutes les parties se
confondent et se lient.
Ce récit reste
étonnamment contemporain et d’actualité. Chatillon sait retourner les racines
et expliquer les ramifications de la pensée du francophone d’Amérique.
J’ai aimé
cette épopée, parce qu’elle nous connecte à nos sources, à un passé dont on ne
parle plus, à des héros qui ont risqué leur vie avant de prendre conscience
qu’ils ont été utilisés par les conquérants et que jamais ils n’ont été
considérés comme des égaux. Tous sont demeurés des citoyens de seconde zone
malgré des exploits remarquables et leur vie qu’ils ont sacrifiée.
Pierre
Chatillon a fait un travail de mémoire exceptionnel en proposant un roman qui
nous réconcilie avec un passé plutôt méconnu, une époque que le gouvernement de
Stephen Harper a tenté de remettre à l’ordre du jour récemment sans vraiment
comprendre les tenants et les aboutissements de cette guerre avec nos voisins
du Sud. Et quel beau prénom pour un héros ! Il était temps qu’un Yvon
secoue les cordages de notre histoire et fasse rêver toute une génération
peut-être.
L’HOMME AU REGARD DE LION, roman de PIERRE CHATILLON publié aux Éditions
FIDES, 2018, 328 pages, 29,95 $.