J’OUBLIE LES parutions récentes cette semaine pour retrouver une écrivaine qui a marqué mon parcours de lecteur, et ce à partir du moment où j’ai lu Bonheur d’occasion. Gabrielle Roy a fait partie de ma vie, même quand elle se tenait loin de l’actualité littéraire et qu’elle se consacrait à son œuvre dans la plus belle des discrétions, toute concentrée sur son écriture, particulièrement l’été, alors qu’elle séjournait à Petite-Rivière-Saint-François, dans Charlevoix. J’ai toujours le roman qui l’a fait connaître et que je me suis procuré en 1970. J’avais du retard, mais ce tirage des Éditions Beauchemin m’est précieux. Le livre est usé, tout fripé, fragile, autant que L’octobre des Indiens, paru un an plus tard. Je n’arrive plus à ouvrir les quelques exemplaires que je possède encore parce que mon petit recueil blanc se défait. La colle ne tient plus. Le travail du temps ! Les imprimés (physiquement) vieillissent avec les lecteurs, mais la pensée, les mots restent enjoués et alertes. Au lieu de replonger dans le roman le plus connu et le plus louangé de madame Roy, j’ai choisi plutôt d’aller vers De quoi t’ennuies-tu, Éveline ? Ély ! Ély ! Ély ! Le premier récit est paru en 1982, un an avant la mort de l’auteure de Ces enfants de ma vie. Une longue narration que l’écrivaine aurait rédigée dans les années soixante. Ély ! Ély ! Ély ! voit le jour en 1978.
Les chroniqueurs n’en ont souvent que pour les parutions récentes, les textes du jour, ceux qui surgissent dans les médias et disparaissent tout aussi rapidement. Le livre est devenu un objet de consommation et il est considéré comme obsolète après quelques semaines. Un roman n’a pas plus qu’un mois pour s’imposer, sinon c’est l’enfer du purgatoire pour l’auteur. Comme si on s’émerveillait devant la floraison d’un cerisier au printemps et que l’on oubliait que cette beauté n’existe que grâce à un tronc solide, des branches et tout un réseau de racines.
Une littérature n’est pas faite que de nouveautés (trop nombreuses selon certains) qui repoussent dans l’ombre les œuvres fondatrices, essentielles qui jalonnent la vie intellectuelle. Pourtant une fiction et un récit nous touchent, peu importe le moment de sa parution. Il faut fréquenter Gabrielle Roy, Anne Hébert, Jacques Godbout, les premiers ouvrages de Marie-Claire Blais pour s’en rendre compte. J’ai fait un retour dans le temps dans mes chroniques à deux reprises si je me souviens bien. Soit pour Mémoire d’autre-tonneau de Victor-Lévy Beaulieu et Les chambres de bois d’Anne Hébert. Ce n’est pas suffisant, j’en conviens. Je me dis souvent que je pourrais voyager ainsi dans la littérature québécoise, écrire sur des textes négligés, mais tellement importants. Je me promets de relire des romans de Roch Carrier, de Louis Caron ou encore les premières parutions de monsieur Archambault. Qui s’attarde maintenant à Francine D’Amour, Suzanne Jacob, Francine Noël ou Pauline Harvey. Nicole Houde aussi, bien sûr, la grande oubliée.
AVENTURE
De quoi t’ennuies-tu, Éveline ? raconte l’ultime aventure d’Éveline, personnage inspiré de la mère de l’écrivaine, on s’en doute. Cette dernière quitte son lointain Manitoba en plein hiver pour rejoindre son frère Majorique qui en est au bout de ses errances et qu’elle n’a pas vu depuis des années. Un voyage qui la fera migrer du froid à la douceur de la Californie. Un long périple en autobus où elle évoque des souvenirs et se fait des amis.
Ély ! Ély ! Ély !, peut-être le plus émouvant des deux textes, raconte l’excursion de la jeune journaliste que fut Gabrielle Roy dans une petite bourgade de l’Ouest canadien pour y visiter les Huttérites d’Iberville tout près d’Ély. Une communauté religieuse qui vivait en autarcie, du travail de la terre et n’avait que très peu de contacts avec ses voisins. Des gens qui parlaient une sorte d’allemand et paraissaient bien farouches et peu avenants alors. Ces récits ont été publiés chez Boréal, dans la collection Compact en 1984.
Il m’arrive de fouiner dans ma bibliothèque, dans le rayon des « p » pour saluer Jacques Poulin qui loge juste au-dessus de Gabrielle Roy. Quasi voisin de Gaétan Soucy et de La petite fille qui aimait trop les allumettes. Un grand livre d’un formidable écrivain. Tout près aussi de Jean-Yves Soucy et de ses romans inoubliables que sont Les chevaliers de la nuit et Un dieu chasseur. Deux œuvres qui m’ont marqué et hanté longtemps.
LE TEMPS
Quand un texte devient un livre avec sa couverture attrayante, l’écrivain et l’écrivaine échappent au temps. Ils restent là, suspendus entre deux secondes, deux saisons et deux éternités peut-être, attendant qu’un lecteur tourne une page et que tout bouge alors, se secoue comme un chien qui sort de l’eau, avec la vague qui pousse une autre vague par jour de grand vent sur le lac qui berce mes nuits d’été.
Éveline s’est dégourdie quand j’ai pris le livre dans mes mains, assez pour qu’elle évoque quelques moments de sa vie. Elle a encore tant de choses à raconter et le silence la tue, plus que l’indifférence ou la solitude. Elle m’a fait penser à ma mère qui parlait du matin au soir. Bien sûr, nous étions là, les enfants, mais elle ne s’adressait jamais à nous. Elle commentait, apostrophait, jugeait des affaires du monde, c’est-à-dire les agissements de quelques voisins. Et quand elle était à bout de récit, elle reprenait son souffle en préparant un thé avant de recommencer, avec les tâches qu’elle effectuait dans sa grande maison de ferme où les saisons dictaient les corvées.
Éveline m’a touché comme si c’était la première fois que je la rencontrais. J’ai tendu l’oreille pour me plonger dans ses souvenirs, ses craintes devant ce voyage qui serait certainement son dernier, celui où elle se retrouverait près de Majorique après une vie faite de patience et de répétitions, après les lettres de ce frère qui apportaient un vent de liberté, donnaient corps à ses rêves et à l’ailleurs.
PREMIÈRE FOIS
Comment aurais-je pu résister ? « Dans sa vieillesse, quand elle n’attendait plus grande surprise ni pour le cœur ni pour l’esprit, maman eut une aventure. » (p.11) Cette Éveline, inspirée certainement de Mélina, la mère de la Gabrielle vagabonde, s’avère si avenante.
Et c’était encore une première fois. Toujours, quand on aborde le texte d’une écrivaine de la trempe de madame Roy. Comme si je redevenais le petit garçon qui tendait l’oreille lorsque les oncles et des voisins débarquaient avec plein de rires et d’histoires invraisemblables. Plus tard, la lecture m’a protégé des tsunamis de maman. Souvent, elle s’interrompait et je levais les yeux. « Maudit que tu es plate toi, avec tes gros livres. Tu ne dis jamais un mot. » Je souriais et elle reprenait, là où elle avait laissé.
J’ai accompagné cette femme de soixante-treize ans qui n’a jamais quitté son Manitoba. J’ai hésité en montant dans l’autobus, me méfiant avec elle de ces voyageurs qu’elle voyait pour la première fois. Comment ne pas lui tendre la main pour grimper les marches et s’installer dans un siège à droite, pas trop à l’avant, ni trop à l’arrière, pour observer le pays qui allait surgir dans les vitres un peu givrées de ce gros véhicule chaud et rassurant.
« Merveilleusement, elle ignora qu’elle avait soixante-treize ans, que son cœur demandait des ménagements. Toute prête à partir, elle s’assit pour nous écrire à chacun une lettre hâtive où elle nous annonçait comme une enfant son escapade vers la Californie. De toute façon, elle n’avait rien à craindre : quand nous recevrions la nouvelle, il serait trop tard pour la retenir. » (p.15)
Un long voyage où elle passe de l’hiver aux douceurs de la Californie. Une sorte de glissement dans sa vie faite de devoirs, une pause où elle se rappelle les missives de ce frère qui apportait des bouffées de bonheur dans son quotidien. Éveline parle et quand elle ouvre la bouche, tout le monde dans le véhicule tend l’oreille. C’est un art que celui de la parole bien menée et aiguisée, tout comme l’écriture de Gabrielle Roy tout épurée et envoûtante.
Comment ne pas songer aux longs voyages de Jack Kerouac ? Il traversait l’Amérique en autobus, se déplaçant de jour et de nuit, perdant la notion du temps, s’accrochant à quelques paysages enneigés, s’arrêtant pour se dégourdir, avaler un café, donner un mot et son sourire à une serveuse trop occupée. Il jonglait avec le bout de phrase d’un passager qui descendrait à la ville voisine pour disparaître de sa vie. C’était alors que Kerouac se sentait le mieux, en harmonie avec son âme voyageuse. Il rayonnait sur la route, hors de toute obligation et de responsabilité. Il laissait courir sa pensée migrante tout comme Éveline qui retrouve une jeunesse, le bonheur de découvrir du pays et de se faire des amis.
Elle arrive trop tard en Californie. Majorique n’a pas su l’attendre, mais elle fait connaissance avec les descendants de son frère. Il a constitué autour de lui une petite Société des Nations où tous travaillent, aiment, s’épanouissent en paix et en harmonie. Une sorte de village global et familial où règnent le partage et la bonne entente.
Victor-Lévy Beaulieu imaginera tout ça dans Antiterre où Abel Beauchemin se pose, s’invente une communauté idéale dans les hautes terres de Trois-Pistoles, au bout du rang Rallonge. Là, il peut respirer après avoir marqué le monde de ses pas.
Éveline a compris, pendant ces jours, sur la route, qu’il y a d’autres vies. Il suffit d’avoir le courage de partir et de courir derrière un rêve pour qu’il s’offre à vous.
Quelle histoire touchante, humaine, pleine d’empathie et d’amour qui s’exprime parfois si mal dans une famille ! Comme quoi il n’est jamais trop tard pour prendre un chemin de traverse et de donner une nouvelle direction à ses pas.
Ély !
Dans Ély !, un court récit, Gabrielle Roy crée une ambiance incroyablement sensuelle où les grandes plaines de l’Ouest canadien enivre la voyageuse par un chaud soir d’été. J’ai retrouvé Gabrielle Roy alors qu’elle était toute jeune et qu’elle parcourait le Canada en tant que journaliste pour en surprendre les visages, tirer sur des ficelles et peut-être apprendre ce qu’est ce pays dont on nous a tant parlé dans les livres sans trop savoir de quoi il est constitué. Elle n’avait pas encore publié Bonheur d’occasion, s’intéressait aux marginaux, aux migrants qui abandonnent tout derrière eux pour tenter de saisir leurs rêves à bras le corps en changeant de continent. Comme elle l’a fait en quittant Saint-Boniface pour séjourner en Angleterre et en France, pour trouver sa voie et ce qu’elle ferait de ses jours. C’est là qu’elle a délaissé son ambition de devenir comédienne pour s’avancer dans l’écriture qui serait l’immense affaire de sa vie.
Ce genre d’expédition était terriblement audacieux à l’époque, surtout pas dans les pratiques journalistiques. On peut lire ses chroniques et reportages dans Fragiles lumières de la terre. Un bonheur d’intelligence, de curiosité qui garde toute sa pertinence et sa modernité.
La jeune femme se retrouve en pleine nuit dans la grande plaine de l’Ouest après être descendue du train, à des kilomètres du premier village. Il fait chaud, la nuit est parfaite, le vent doux et caressant avec un dégât d’étoiles au-dessus de sa tête. La voyageuse s’abandonne au plaisir d’être là, toute dans son rêve et son corps, humant l’air sur ses bras et son visage comme si le pays la courtisait et voulait la séduire.
« Je me vis en sandales légères, loin de toute habitation, dans une sorte de nuit des temps, avec deux valises à traîner… et j’éclatai de rire. Puis laissant à travers les herbes hautes, mes valises qui n’avaient certainement rien à craindre, je partis à pied devant moi. Or la nuit que j’avais pu croire vide et inanimée se révélait toute pleine de légers bruits chantants qui se rattachaient à une vie nocturne abondante, quoique, tout d’abord, un peu difficile à déchiffrer. À une sorte de respiration tranquille, je devinai des champs de blé qui se déroulaient en profondeur de chaque côté du chemin de fer. Parfois, quand deux vagues de tiges en venaient à se heurter, il en résultait un étrange bruit de houle. Dans ces champs secs, selon les caprices du vent, il y a apparemment une manière de ressac. » (p.101)
Elle y fera des rencontres étonnantes. Surtout, elle décrit des lieux et des hommes un peu rudes, mais qui peuvent être accueillants et généreux quand ils savent à qui ils ont affaire. C’est surtout ce pays tout imbibé d’odeurs, d’effluves et de frissons qui s’impose, la rend terriblement heureuse de respirer dans toutes les dimensions de son corps. Un récit qui garde toute sa puissance et sa sensualité. On le hume, on le sent sur sa peau comme une brise par temps chaud et humide.
Quel plaisir de retrouver Gabrielle Roy, de se pencher sur cette écriture élégante et si juste, toute simple et évocatrice ! Belle comme une partition parfaitement équilibrée où tous les instruments trouvent leur pleine mesure.
Et je jure que je vais relire cette œuvre importante et unique. Parce que les textes de Gabrielle Roy n’ont pas pris une ride et qu’ils gardent une éternelle jeunesse. D’une actualité déconcertante en cette période où l’on prône la diversité et la dictature du moi. Tout est là déjà, bien avant notre époque qui ne sait plus où donner de la tête. Tout chaud et tout plein d’effluves. La preuve que certains auteurs voient beaucoup plus loin que le moment présent et que les mots se moquent du temps et de l’espace. En tous les cas, les récits de cette très grande auteure me touchent chaque fois, peu importe la circonstance où je les approche avec prudence et avidité. Toujours aussi palpitant quarante ans après la mort de cette romancière et journaliste remarquable. Elle écrivait hier pour des gens d’aujourd’hui, pour bousculer les frontières et des tabous de son époque. C’est formidable et jubilatoire de comprendre qu’un texte peut abolir le temps et s’échapper dans le vaste espace où des humains cherchent obstinément la paix et la tranquillité. C’est là le miracle que réalise Gabrielle Roy. Elle nous parle, murmure à l’oreille. Il suffit de fermer les yeux pour se laisser envoûter par les ressacs de sa phrase, de sa présence troublante.
ROY GABRIELLE, De quoi t’ennuies-tu, Éveline ? Ély ! Ély ! Ély !, Éditions du Boréal, Montréal, 1994.
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/quoi-ennuies-eveline-suivi-ely-ely-1953.html