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jeudi 11 septembre 2025

MARIE-HÉLÈNE VOYER NOUS SECOUE

MARIE-HÉLÈNE VOYER publie un troisième recueil de poésie depuis 2018. Un livre qui m’a entraîné dans l’univers des femmes à travers les époques. «Précieux Sang» se présente comme des chants qui se concentrent sur la terrible épopée des humains qui ont trimé dans des usines et dans des conditions où l’on devait subir la chaleur et l’air irrespirable. Tâches épuisantes pendant de longues heures, cadence imposée, stress avec des maladies qui apparaissaient avec le temps. Les fibres attaquaient les poumons. Que dire des allumettières qui devaient manier le souffre et qui héritaient de cancers qui leur rongeaient le visage. Sans compter les agressions des contremaîtres qui se permettaient à peu près tout. Toutes vues comme des machines qui n’avaient droit à aucune erreur. Madame Voyer nous fait entendre des voix et des chants que nous ne retrouvons plus souvent en poésie. L’écrivaine continue ainsi son engagement et secoue la parole et les mots pour montrer les souffrances vécues par les femmes et les hommes au cours des siècles. 

 

Marie-Hélène Voyer amorce son recueil avec une image saisissante qui indique bien sa démarche et le regard qu’elle a sur le monde. Fillette, elle se dissimulait derrière les longs rideaux qui pendaient devant les fenêtres jusqu’au plancher. Elle s’enroulait dans les tentures et pouvait tout surveiller en se croyant «invisible», voir sa famille de l’extérieur pour décortiquer leurs rituels. Comme si elle apercevait le tout à travers un filtre et surprenait des propos qui venaient comme d’un ailleurs qui pouvait l’avaler. Peut-être que, déjà, elle refusait d’être happée par le monde des adultes.

 

«Je m’imaginais témoin de vies anonymes; dans la touffeur des champs, des corps affairés se confondaient avec les vies laborieuses de toutes époques; dans le jardin, je distinguais pareils corps, sarcleux et bêcheux, des silhouettes qui s’évanouissaient en se recomposaient dans leurs gestes anciens. Sort de ton maudit coqueron, me criait grand-mère, voyez donc cette enfant toujours fourrée dans les rideaux.» (p.9)

 

Toutes les générations se mélangeaient alors dans les travaux de ses parents, de ses frères et de ses sœurs. Tous devenaient des ombres qui traversaient l’espace en reprenant des gestes, des tâches qui ne semblaient jamais vouloir prendre fin. 

 

TÉMOIN

 

La petite fille devenait la témoin d’un monde, d’une réalité poreuse qui faisait s’effriter les limites du temps. Comme si, en surveillant sa famille, elle pouvait surprendre ses ancêtres. Elle percevait dans ce jeu des forces et des règles que la société maintenait à travers les âges. Le moment s’étiolait et elle prenait conscience de la fatalité des corvées qui revenaient sans fin, ces besognes qui avalaient toutes les générations et qui finissaient par les briser. 

 

«J’ai grandi hantée par des portraits aveugles ou démembrés. J’ai grandi avec la certitude qu’il était normal de laisser sa peau au travail. D’y perdre des morceaux.» (p.187)

 

J’ai l’impression de voir ma mère qui, jour après jour, n’arrivait jamais à bout de toutes les tâches ménagères. Ou mon père, qui travaillait dur sur la ferme pour nourrir les bêtes et cultiver les champs, ou dans la forêt où il s’éreintait pendant des mois de froid et de neige. Un univers sans pitié où tous risquaient leur peau du matin au soir et qui ne faisait jamais de gagnants. Comme condamnés en naissant à un fardeau abrutissant. C’était comme ça avant la Révolution tranquille où la fille reprenait les gestes de la mère et où les fils suivaient les pas du père. L’éducation et la scolarisation ont permis à ma génération de se libérer de ces «esclavages» sans pour autant devenir des êtres totalement libres.

 

«Je viens d’un monde où nos corps — adultes, enfants et bêtes — se confondent dans une seule et même force de travail. Des corps rompus et ramanchés, des corps souvent soignés avec les remèdes des animaux… … Je viens d’une lignée de corps ployés. J’écris le dos courbé.» (p.190)

 

Je pense à mon père et à mes frères les plus âgés qui se désâmaient dans la forêt et qui risquaient leur peau à la drave quand le dégel venait et qu’il devait défaire les embâcles pour que les troncs flottent jusqu’aux moulins. Ou encore ces corps qu’il fallait ramener dans la paroisse au printemps, des morts qu’on avait gardés au froid pendant des semaines dans un hangar. 

 

L’ENFER DU QUOTIDIEN


Ces tâches épuisantes, terribles où le risque faisait partie du quotidien. Ce travail qui demandait toutes les énergies. Je le sais pour avoir trimé en forêt pendant des étés pour pouvoir aller à l’université, à l’automne. Un ouvrage qui me laissait hébété et comme vidé de toute pensée au bout de la journée.

Et les femmes qui couraient du matin au soir, s’occupant des enfants et du bétail avec l’aide des plus grands pendant les mois d’hiver, pendant que l’homme était dans les chantiers. Des tâches qui ne leur cédaient pas une seconde de répit, qui les empêchaient de simplement respirer, d’être pleinement dans leur tête et dans leur âme. Toujours bousculées par une corvée ou en train de veiller sur un petit malade. Sans compter ces bouches qui se multipliaient et qui déformaient leurs corps. 

 

«Quand j’écris, je cherche à nommer au plus juste l’à-vif de l’expérience de vivre. Je ne connais de beauté que la beauté un peu douloureuse, craquelée… … Écrire, c’est tâtonner, chercher notre chemin entre nos propres aveuglements… … Je veux voir avec les yeux de chair. Toujours. Je ne sais pas écrire autrement qu’éblouie.» (p.193-195-197)

 

Celles et ceux qui ont risqué leur vie dans des usines et dû s’adapter à la fragmentation du travail, répétant pendant des heures des gestes qui ont transformé des humains en mécanique. On a commencé par faire des femmes et des hommes des robots dans les manufactures avant d’inventer des machines qui ont pris leur place.

 

«la fonderie c’est l’enfer

   une vraie vie de bestiaille

 

   dans les cuivres

   les plombs fondus

   les gars travaillent

   encatinés dans leurs combines

   coupe-feu

 

   quand ils se mettent à boucaner

   les autres gars les tapochent

   les roulent à terre

   pour les éteindre

 

   ça magane un homme

   flamber souvent» (p.55)

 

Les femmes ne sont pas en reste dans les filatures ou encore dans ces lieux insalubres où l’on fabriquait les allumettes. Marjolaine Bouchard et Marie-Paule Villeneuve ont fait un travail admirable pour décrire la vie de ces héroïnes dans des romans saisissants. 

 

«on travaillait tapies

   dans nos gestes

   murées

   dans le temps replié

   on démottait martelait

   séparait l’amiante

   du minerai

   roche de crin

   cœur d’épouvantail» (p.81)

 

Tous écourtaient leur vie, mais que faire quand c’est le seul moyen de nourrir la famille et les enfants? Tous des sacrifiés et des victimes de travaux forcés, écrasés par une fatalité qui se transmettait de génération en génération.

 

«on se savait maganées

   on tombait comme des mouches

   inhalations

   cataplasmes

   toux quintes consomption

   couenne et carrés de camphre

   nos remèdes s’épuisaient

   au même rythme que nous» (p.93)

 

Nous sommes loin du «moi-je» qui s’impose si souvent dans la poésie actuelle, des petites démangeaisons existentielles, des rimes émotionnelles où l’on étale son mal être sans prendre la peine de s’ouvrir les yeux pour voir autour de soi, pour s’imbiber du monde et de la souffrance collective dans laquelle nous sommes toujours engoncés malgré les publicités qui nous font rêver d’un paradis inatteignable. 

 

RÉALITÉ

 

Marie-Hélène Voyer empoigne la réalité, la dit dans le long temps, celui d’avant et de maintenant, décrit ces conditions où des hommes et des femmes risquent leur peau pour gagner leur vie. Bien sûr que ces tâches existent encore malgré les lois et les syndicats. 

Que penser de l’exportation du travail trop dangereux et abrutissant vers les pays du tiers-monde et ces travaux que l’on ne veut plus faire et que l’on confie aux migrants? L’horreur des usines du début du siècle dernier se retrouve ailleurs. Et nous fermons les yeux en arborant nos vêtements fabriqués par des enfants dans de véritables geôles. 

Recueil nécessaire, celui de Marie-Hélène Voyer. Un effort remarquable de conscientisation, de sensibilisation et un témoignage qui échappe aux carcans du temps et de l’histoire. Un ouvrage qui démontre que nous sommes les mailles d’un immense tricot et que l’assujettissement d’un homme ou d’une femme par d’autres, peu importe l’endroit de la planète, nous touche tous. 

Un recueil dur, juste, dérangeant, parfois intolérable dans certaines descriptions. Pas moyen de demeurer indifférent. Dans une langue vigoureuse et rebelle, l’écrivaine nous sensibilise à cette déresponsabilisation qui marque notre époque en plongeant dans le temps pour dire et faire voir que nous sommes tous liés à la grande et folle course des humains, à la tragédie de la survie. Peut-on imaginer autre chose? Il le faut pour l’avenir de la planète et de l’aventure humaine. 

 

VOYER MARIE-HÉLÈNE : «Précieux Sang», Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 214 pages, 27,95 $.

https://lapeuplade.com/archives/livres/precieux-sang

jeudi 4 septembre 2025

MARIE-SISSI LABRÈCHE SURVIT AU PIRE

MARIE-SISSI LABRÈCHE est courageuse. Il le faut pour écrire «Ne pas aimer les hommes», un récit inqualifiable et terrible. Marie-Sissi… Labrèche. J’allais retenir juste son prénom parce que j’ai l’impression de la connaître intimement après quelques pages. Comme si elle était quelqu’un de ma parenté. Donc, Marie-Sissi Labrèche aime les hommes, peut-être un peu trop même. Elle a puisé ce titre dans les sentences que lui répétait sa grand-mère quand il était question de la sexualité ou de l’amour. «Ma grand-mère m’a appris à ne pas aimer les hommes. Elle me disait toujours de me méfier d’eux, que c’étaient des profiteurs, des batteurs de femmes en puissance, des violeurs en série, des maniaques, des pédophiles, des fifis, des sans-cœur qui gaspillaient tout l’argent de la famille à boire comme des trous dans les tavernes…» Des propos que plusieurs de mes tantes auraient pu ressasser parce que, dans ma famille, plusieurs oncles étaient des violents et des agresseurs. Toutes se contentaient de murmurer en serrant les dents : «Les maudits hommes». Ça voulait tout dire, tout ce que la grand-mère de Marie-Sissi répétait à cœur de jour. Voilà, je la tutoie maintenant.

 

Marie-Sissi ne l’a pas eu facile avec un héritage de maladies mentales qui se transmettaient d’une génération à l’autre. La pauvreté des taudis, les coquerelles, les vêtements trouvés ici et là. Pourtant, la fillette réussissait à s’imposer à l’école et à se tenir parmi les plus brillantes ou les plus douées.

Un vrai miracle.

Dans ce récit, l’écrivaine revient sur son enfance, ses ancêtres venus en ville comme des milliers de campagnards québécois pour connaître la plus terrible des misères. Son arrière-grand-père était un déchaîné qui cognait sur tout le monde autour de lui. Il a rendu sa femme sourde à force de la frapper à la tête avant de disparaître un matin pour ne jamais ressurgir, abandonnant sa femme et ses dix-huit enfants. Vous avez bien lu : dix-huit enfants. 

 

«Sa mère se met donc à quêter de porte en porte pour remplir les petits ventres affamés, car il n’y a pas d’aide sociale au début du 20e siècle, elle doit compter sur la bonté de son prochain et le travail de ses plus vieux à l’usine, dont ma grand-mère qui, à quinze-seize ans, doit faire une croix sur son rêve de devenir maîtresse d’école, comme elle disait quand elle était choquée noir : Maudit câlisse de tabarnak!» (p.16)

 

Sa mère, une très belle femme, sera marquée par cette misère et des troubles mentaux. Des dépressions, des tentatives de suicide, l’omniprésence de sa grand-mère qui la protège et la couve parce qu’elle la sait effarouchée du monde et vulnérable.

 

«Ma grand-mère mène maintenant la danse. C’est elle qui a l’énergie et ma grand-mère, c’est un monstre d’énergie. C’est elle le boss. Je pense qu’elle vit sa meilleure vie à ce moment-là. Elle s’occupe du logement, le grand-père en pantoufles avec son plateau-repas sur tréteaux en métal scotché devant la télé la laisse tranquille et elle a ma mère pour lui tenir compagnie, ma mère, sa grande fille adorée qui ne travaille pas, n’étudie pas, sa grande fille à la santé mentale fragile, qui voit des sorcières marcher dans les couloirs depuis sa préadolescence, qui ne sort pas beaucoup, qui reste toujours collée sur papa-maman à dormir, manger du sucre, dormir encore, une espèce de Belle au bois dormant schizo.» (p.21)

 

Malgré tout, la jeune femme, à 22 ans, rencontre son prince charmant. Cette Belle au bois dormant donnera naissance à Marie-Sissi, qui aura un terrible héritage à porter. Il y aura un second père que Marie-Sissi aimera bien, même si sa grand-mère déteste tous les hommes autour d’elle.

 

S’ÉCHAPPER

 

La fillette veut de toutes ses forces s’évader ou échapper à cette fatalité, s’éloigner de cette misère et de la maladie mentale qui peut l’avaler. Il n’y a qu’un chemin à prendre, celui des études pour devenir quelqu’un, pour conquérir son autonomie, avoir toutes les chances de s’affirmer, ce dont les femmes de sa famille ont été privées. 

Elle fait sa vie dans cette famille dysfonctionnelle comme on dit maintenant, rencontre des amies, expérimente des jeux sexuels, les premiers baisers, même si sa grand-mère ne cesse de lui répéter qu’elle doit se méfier et garder les garçons à distance. Elle s’impose dans le sport (une véritable kamikaze au ballon-chasseur) et dans à peu près toutes les matières scolaires. Elle le sait, elle le sent, elle le désire de toutes ses forces : elle va écrire. Elle sera écrivaine, rien d’autre. 

 

«J’ai beau venir d’un milieu de coquerelles, sans culture, remplie de folie, je m’accroche à l’école, je veux devenir quelqu’un, voire quelqu’un d’autre. Je veux quelque chose de mieux pour moi, je veux plus. En tout cas, le gars qui, en plus, arbore une coupe Longueuil, a l’air de m’aimer puisqu’il veut même me fiancer. Je le quitte.» (p.65)

 

C’est ce qui la sauvera. Ne jamais se laisser prendre dans les filets de l’amour, partir, s’éloigner, protéger sa liberté même si le cœur veut lui éclater. Elle fera l’université, deviendra l’écrivaine qui surprend, étonne et envoûte avec son rire et sa façon unique de décrire les pires situations et les plus terribles misères. Le Québec l’adoptera rapidement dès son premier ouvrage : «Borderline», paru en 2000.

 

AMOURS

 

Il y a des professeurs qui lui collent aux fesses et qui ont presque réussi à écraser son envie de bousculer le monde et de s’en tirer par l’écriture. Des obsédés souvent, des contrôlants, des excessifs, des possessifs. Marie-Sissi a l’art d’attirer les hommes un peu détraqués, les bizarres qui cherchent de toutes les façons possibles d’en faire leur chose comme si elle était un bijou ou un objet précieux. 

 

«On a beau se cacher derrière les livres, les jolies fringues, les belles manières, les sofas Roche Bobois, ou Mariette Clermont, quand on a autant d’estime de soi qu’un pot de mayonnaise, on repère et on se fait repérer rapidement par ceux qui nous ressemblent. Les relations se passent d’inconscient à inconscient, les prédateurs sentent leur proie de loin. C’est peut-être cela qui nous a attirés, notre désamour envers nous-mêmes, je dirais bien notre haine, mais ce serait pousser dans mon cas, car je nourris toujours l’espoir de devenir quelque chose de mieux.» (p.140)

 

Un parcours terrible qu’elle raconte à sa façon, avec des rires dans son écriture pour chasser les larmes, pour ne jamais s’apitoyer sur une existence qui ne lui fait jamais de cadeaux. Sans doute qu’elle ne pourra jamais s’éloigner de cette enfance «pas comme les autres» pour s’inventer un passé. Impossible : elle est marquée au cœur et à l’âme. Elle fait avec son héritage, regarde autour d’elle et compose avec ses mots pour se rassurer et respirer. C’est que Marie-Sissi est une rescapée qui a échappé à la misère et à la folie, à tous les pièges de l’amour pour s’installer dans une vie normale, même s’il y aura toujours «un poulet à mettre au four». Un récit saisissant, émouvant et inoubliable. La vie dans ses pires excès, mais aussi dans des coulées lumineuses qui envoûtent.

 

MARIE-SISSI LABRÈCHE : «Ne pas aimer les hommes», Éditions Québec Amérique, Montréal, 152 pages, 22,95 $

https://www.quebec-amerique.com/collections/adulte/litterature/iii/ne-pas-aimer-les-hommes-10801

 

mardi 2 septembre 2025

POUR SALUER VICTOR-LÉVY BEAULIEU

J’AI EU L’HONNEUR d’être présent à l’hommage que tout le Québec a rendu à Victor-Lévy Beaulieu, le samedi 30 août, à Trois-Pistoles. La grande église, qui se donne des allures de cathédrale, était bondée pour les circonstances. J’étais parmi la quarantaine d’artistes, de comédiens et comédiennes, de proches et d’intimes qui ont lu des extraits des livres de Victor ou encore chanté et joué de la musique. J’étais là en tant qu’ami (Je le connaissais depuis 1970) et l’un des écrivains qu’il a publiés aux Éditions du Jour, aux Éditions VLB et enfin aux Éditions Trois-Pistoles. Ce fut deux heures de grâce, des instants comme nous en vivons peu dans la vie. Un moment précieux et unique. Je vous transmets le texte que j’ai fait «s’envoler» dans le chœur de la magnifique église qui était devenu le lieu de tous les possibles et de tous les miracles pour Victor-Lévy Beaulieu.   

 

«1970. Une voix que je n’oublierai jamais au téléphone. 

— Ici, Victor-Lévy Beaulieu des Éditions du Jour. Je vous appelle pour votre manuscrit. Nous l’acceptons.

Silence.

— Monsieur Beaulieu… Je n’ai jamais envoyé de manuscrit aux Éditions du Jour. 

— Vous êtes Yvon Paré… Vous êtes l’auteur de “L’octobre des Indiens”. Nous publierons votre manuscrit.»

— Très bien, merci…

C’est comme ça que je suis devenu écrivain.

J’ai su après que Gilbert Langevin, qui avait emprunté mon manuscrit, l’avait déposé aux Éditions du Jour sans m’en parler.

Et je me suis retrouvé quelques jours plus tard dans le bureau de Victor, rue Saint-Denis, pour signer mon contrat.

Raoul Duguay était à mes côtés pour son nouveau livre «Lapokalipso». J’étais prêt à signer n’importe quoi. Le poète et chanteur s’est mis à discuter les articles, s’attardant à une virgule, un point, une obligation ou une omission. 

La lecture du contrat a duré… longtemps.

Là, j’ai découvert l’immense bienveillance de Victor-Lévy Beaulieu avec les écrivains, leurs manies ou leurs obsessions. Il avait répondu à Duguay en souriant, rallumant sa pipe qui s’éteignait à chacune de ses objections. Il était comme ça avec ses auteurs. Patient, aidant, allant jusqu’à réécrire les contes d’Yves Thériault qu’il a publié chez VLB Éditeur. Des contes écrits rapidement pour la radio par Thériault. 

Et cette fois au Salon du livre de Montréal? J’étais là pour mon roman «La mort d’Alexandre». Le poète Denis Vanier arrive et se met à protester. Ses livres ne sont pas à la bonne place. Il hurle et saccage le stand. Victor-Lévy le calme et ramasse les livres lentement. 

— Ça va attirer les lecteurs, m’a-t-il soufflé en repoussant son chapeau.

Il aimait les écrivains, les poqués, les originaux, les migrants qui venaient des régions comme lui. Il m’a répété souvent qu’il espérait que je serais assez fou pour écrire toute ma vie sur mon village de La Doré, au Lac-Saint-Jean. 

Et bien, je l’ai écouté.

Il n’aimait pas visiter les amis, mais aimait recevoir. Je passais chez lui presque tous les étés, même s’il ne répondait jamais aux appels téléphoniques ou aux courriels. Des nuits, Danielle et moi, à l’écouter parler de ses écrivains, d’anecdotes, de lectures et de textes oubliés. Des personnages qui s’échappaient de son téléroman «L’Héritage» pour venir le hanter et camper sur sa galerie. 

Victor et sa fabuleuse mémoire. 

Je pense à nos tournées dans sa grande Cadillac «aux ailerons lumineux» sur les lieux de tournage de «L’héritage» ou de «Bouscotte». J’avais l’impression d’accompagner un seigneur qui descendait parmi ses sujets. C’est ce qu’était mon ami Victor, un seigneur parmi les écrivains, la mémoire du Québec et la passion de dire «ce pays qui n’est toujours pas un pays», selon sa belle trouvaille.

Allez, bonne route, mon ami! Que Dieu te blesse, comme chante Richard Desjardins.»



jeudi 28 août 2025

FRANCINE CHICOINE S’OUVRE LES YEUX

LE CARNET est certainement une forme littéraire que les écrivains et les écrivaines apprivoisent à mesure que le temps file. Monsieur Archambault pratique la courte nouvelle ou la confidence pour se rapprocher de la méditation, même s’il flirte encore et toujours avec la fiction. Alain Gagnon l’a fait bellement dans «Le chien de Dieu» et je l’ai imité avec «L’enfant qui ne voulait pas dormir». Je pense aussi à Reine-Aimée Côté, à son magnifique «Eux, ces instants d’arrière-cour», et à Rita Lapierre, qui, dans «Territoires habités, territoires imaginés» et «L’infini du regard», a trouvé dans le carnet sa voie d’expression. Francine Chicoine offre depuis quelques semaines un carnet au titre intriguant : «Même si on oublie tout le reste». Ce qui suggère que l’on peut escamoter bien des choses de son parcours, mais que respirer est fascinant et qu’il est toujours temps, dans les soubresauts du quotidien, de faire de grandes découvertes. 

 

Francine Chicoine se plie aux caprices de l’existence comme tout le monde et ce carnet témoigne d’une femme qui connaît des moments difficiles (début de surdité et douleurs aux mains), mais qui demeure aux aguets, s’arrête pour mieux voir son entourage, certains phénomènes qui embellissent la vie malgré les petits inconvénients qui viennent secouer son corps et son esprit. Elle persiste dans ses habitudes, écrit en se demandant pourquoi elle continue de s’acharner parce que ce n’est pas plus facile qu’il y a vingt ans. Et il y a cet espace entre le projet et sa réalisation, le texte qui ne semble jamais à la hauteur, le temps qu’il faut pour sculpter une phrase qui devient un fragment. 

«Je ne cherche pas à m’évader, j’essaie plutôt de m’envahir.» C’est là le propos de Francine Chicoine, qui, dans son coin de pays de la Côte-Nord, s’arrête pour écouter la voix du monde et s’enivrer des grands bouleversements des saisons. Elle oublie les gestes répétés machinalement et regarde pour de vrai, surprend, pendant quelques secondes, un miracle qui se produit dans sa cour et celle du voisin.

 

«Les feuilles tombent tantôt en vrille, tantôt à la verticale, mais toujours dans la clarté du soleil. Plus loin, dans l’érable du voisin, un phénomène semblable. Des feuilles en chute libre du côté éclairé, mais aucune du côté ombragé. J’ouvre la porte pour voir comment se comportent les érables, à l’est de la maison. La même danse paisible du jaune dans la lumière. Le givre est plus léger que l’eau. Réchauffées par le soleil, les feuilles s’alourdissent et tombent.» (p.31)

 

Un moment unique, une sorte de jubilation devant ce phénomène qui se présente comme une épiphanie, là, tout près, dans l’arbre du voisin et le sien. Pendant un court instant, l’écrivaine contemple une danse dans l’œil du jour. 

Ce sont ces moments que Francine Chicoine veut saisir en faisant taire la voix qui tourne dans sa tête. Comment être une conscience qui s’étonne de la beauté du monde, de la seconde qui se déboutonne comme une gloire du matin qui ne dure que quelques heures

S’arrêter, regarder et goûter le présent ou encore un éclat du passé qui s’impose. Un temps rare, celui que Yvon Rivard définit ainsi dans «La mort, la vie toujours recommencée». «… tous mes chats, morts et vivants, qui m’apprennent à communiquer même en étant silencieux, comme si notre rencontre avait lieu dans un autre temps, à être immobile même en me déplaçant, comme si l’espace s’ouvrait et se répandait à l’infini autour de moi.» 

 

MÈRE

 

Sa mère la précède dans l’aventure du vieillissement, elle qui a toujours été une volontaire qui se méfie des mirages du passé et de l’apitoiement qui fait oublier le présent. Une femme qui a des réparties étonnantes.

 

«Maman détestait le verbiage, le placotage et ces conversations où l’on ne parle que de malheurs, de maladie et du passé. Elle habitait la maison du silence. Elle aimait cependant qu’on lui parle, qu’on l’informe de ce qui nous arrivait. Elle ne jugeait jamais ses enfants, peu importe ce qu’ils avaient fait : elle prenait acte, mais n’émettait pas d’opinion. Elle était fière de ses enfants.» (p.27)

 

 «Elle habitait la maison du silence», écrit Francine Chicoine, qui semble suivre ses traces pour mieux goûter le moment présent, pour être tout entière dans son corps et sa tête. Peut-être aussi pour devenir une conscience, un regard et parvenir, pendant quelques minutes, à être un tout petit éclat d’éternité.

 

ARRÊT

 

Pas facile de se centrer quand tout autour de vous incite au divertissement et à l’oubli de soi avec les médias qui nous envahissent. Il faut des efforts pour s’aventurer dans le silence et la contemplation, un endroit calme d’abord, de grands espaces de temps. Et surtout ne pas se laisser emporter par des obligations et des tâches qui sont comme l’eau d’une rivière qui va toujours de l’avant, qui capte vos énergies et vous attire hors de soi. Voilà une forme d’ascèse qui permet à Francine Chicoine de devenir celle qui voit, qui respire et qui s’ouvre à la vie. Un arbre qui perd ses feuilles, les corneilles si bavardes, le chat Tango qui ne cesse de la surprendre et de lui montrer le chemin peut-être. C’est au cœur de ces instants que la véritable sensation d’être tout entière se produit. 

 

«Maintenant, j’ai l’impression d’avoir exprimé ce qui, en moi, réclamait un droit de parole. J’entre, dirait-on, dans la poétique des mille petits bonheurs. Rien de majuscule, rien de flamboyant, oh non! Le grandiose étourdit, désoriente, fait perdre la voie. Et quand on perd la voie, on risque aussi de perdre la voix.» (p.34)

 

C’est peut-être pourquoi nous avons décidé, Danielle et moi, de vendre notre havre au bord du grand lac, notre coin de paradis comme nous disons. Les édens, nous le savons, sont exigeants et demandent beaucoup de soins et d’attention. Se délester des tâches et des corvées, d’un lieu qui finit par vous posséder. Il est temps pour nous de nous mettre à l’apprentissage de l’être, d’occuper toutes les frontières de nos corps et de nos esprits. 

Francine Chicoine en est là dans son parcours. 

Le chat Tango lui donne des leçons et la surprend par ses désirs de félin. Il sera la source du seul haïku de ce carnet.

 

«le ronron du chat

   mes mains peuvent l’entendre

  mais mains seulement» (p.98)

 

C’est ce qui arrive quand on entend moins. Les mains prennent le relais et il y a toujours les yeux. 

 

ABOUTISSEMENT

 

La mort finit toujours par la rejoindre. Celle de ses proches, de son père et de sa mère, de sa sœur qui a recours à l’aide médicale à mourir qui choisit de partir de la plus belle des façons, dans son jardin, dans une sorte de fête où la vie éclate de partout. 

Sa mère lui avait demandé de répandre ses cendres et celles de son mari dans le fleuve. Francine n’est pas du genre à se défiler devant une obligation. Elle longe le «fleuve aux grandes eaux», comme disait Frédéric Back pour dénicher l’endroit idéal où accomplir cette dernière volonté. Après bien des arrêts, elle trouve le lieu où les cendres pourront s’éloigner vers le large dans des barquettes, sans être repoussées sur la berge ou se fracasser sur les rochers. Ce sera là où la petite rivière Godbout se jette dans le fleuve. Elle dépose les urnes dans ses barques et les voilà qui dansent vers la ligne de l’horizon, peut-être pour se faufiler dans l’au-delà.

 

«J’ai très bien vu : deux petites barques blanches qui, par je ne sais quel prodige, voguent l’une à côté de l’autre. Les cendres de ma mère et celles de mon père, ensemble, en direction du large.» (p.116)

 

Ce carnet, je l’ai parcouru tout doucement, pour suivre la démarche de l’écrivaine, m’arrêtant sur une phrase, une histoire, une réflexion ou encore un mot de sa mère. Et je me suis senti là, tout près de Francine Chicoine, comme un témoin ou un proche qui se laisse guider vers la grâce et des instants où la vie nous éclabousse. 

Francine Chicoine nous entraîne dans le vrai, l’authentique, la vie pleine et toute simple qui se présente dans un regard, un geste de la main, un sourire ou un souvenir qui devient autre avec la patine du temps. L’écrivaine sait donner tout leur poids et leur importance aux mots. Tout dans l’être et le présent. Pour saisir la vie à bras le corps et la savourer goulûment. 

Quels beaux moments et quelle leçon de vie! «Même si on oublie tout le reste» permet de s’attarder dans le jour, de faire marche arrière, de fermer les yeux et de faire le tour d’une phrase pour en surprendre toutes les rondeurs. Un ouvrage magnifique, un chemin que je vais emprunter certainement après toutes les turbulences qui ne cessent de me bousculer actuellement. Francine Chicoine pourra alors être l’un de mes guides. 

 

CHICOINE FRANCINE : «Même si on oublie tout le reste», Éditions David, Ottawa, 2025, 144 pages, 19,95 $. 

https://editionsdavid.com/livres/fiche-livre/?titre=meme-si-on-oublie-tout-le-reste&ISBN=9782898660467