Nombre total de pages vues

lundi 29 décembre 2025

COMBIEN DE « MOI » SE DISSIMULE EN NOUS

ÉTRANGE ROMAN que «Inlandsis» de Marie-Pier Poulin. Je croyais me glisser dans une histoire de changements climatiques, mais ce n’est pas tout à fait ça. Du moins, c’est ce que les premières pages laissaient entendre. J’étais prêt à prendre cette direction, mais l’auteure en a décidé autrement. Elyssa et Frank se sont croisés à l’université. Lui, chargé de cours, et elle, étudiante modèle promise au plus brillant avenir. Tous les deux ont beau éprouver une passion viscérale pour les sciences, leurs corps ont des exigences qui demandent satisfaction. L’amour. Lui et elle sont certains d’avoir rencontré l’être d’exception, celui avec qui ils vont parcourir les chemins des découvertes et de grandes réalisations. Pourtant, la vie impose des choses imprévues, surtout avec Elyssa, qui voit sa profession mise en veilleuse quand elle accouche de son premier bébé, une belle petite fille. Et la voilà hors de son rêve et de la vie qu’elle avait imaginée pour s’occuper de sa maison et de ses rejetons. 

 

Une histoire banale qui se répète partout dans le monde, même de nos jours. Une étudiante douée, promise aux plus grands succès intellectuels, met sa carrière entre parenthèses à l’arrivée des enfants. Ce qui devait être une pause s’avère une autre vie. Elyssa n’arrive plus à retrouver la route qu’elle croyait suivre quand elle était à l’université. La maternité aspire les femmes, la plupart du temps, en font les domestiques du foyer avec les petites et lourdes tâches du quotidien. 

Frank fait carrière comme enseignant et chercheur. Il participe à des colloques et écrit dans des revues scientifiques. Il devient quelqu’un de respecté et de reconnu dans sa spécialité : la géologie. Si tout semble aller comme dans le meilleur des mondes au début, la situation change peu à peu pour Elyssa, qui a l’impression d’être à côté de celle qu’elle voulait être.

 

«Debby naquit au printemps suivant. Au même moment, Frank décrochait un poste à l’université de l’État. Il enseignerait dans un domaine qui le passionnait tout en effectuant des recherches sur le terrain qui le mènerait à sillonner le continent. Il jubilait. Elyssa était heureuse pour lui. Le premier, il atteignait le but qu’ils s’étaient fixé. Un jour assurément son tour viendrait, mais pour l’instant, l’envie d’un retour aux études tardait à se manifester. Cette enfant magnifique l’enveloppait d’une volupté toute nouvelle. Les études et la carrière pouvaient attendre encore un peu. Puis Théo arriva cinq ans plus tard, un an après la mort de la mère d’Elyssa. À partir de là, c’était clair. La science, qui avait toujours été sa priorité, ne l’était plus. Elle préférait rester auprès des siens, leur donner temps et amour.» (p.30)

 

Un sort qui guette les femmes même maintenant. Rares sont celles qui parviennent à concilier à la fois une carrière professionnelle exigeante et la vie de mère de famille. Le peu de volontaires en politique illustre bien cette situation. Qu’on le veuille ou non, la maternité et les enfants touchent davantage les femmes que les hommes. 

La grossesse transforme le corps et met les mères en retrait du monde du travail, les aspire et ne leur laisse guère de temps et d’espace pour faire autre chose que d’être génitrice. Cette différence biologique est importante, même si maintenant, au Québec, elles font carrière en grand nombre. Quatre-vingt-sept pour cent des femmes occupent un emploi au Québec. Les garderies et les congés de maternité et de paternité peuvent certainement expliquer la situation. 

Frank n’a rien imposé à Elyssa, mais la société l’a fait avec ses rituels et ses traditions. La fatalité génétique a aspiré la jeune étudiante et l’a coupée de sa passion pour les sciences. Il faut dire que le couple vit aux États-Unis où la vie est bien différente de celle du Québec.

 

BONHEUR

 

Les soins aux enfants, l’entretien de la maison passionnent Elyssa au début. Elle s’occupe de son foyer avec une rigueur scientifique, s’étiole peu à peu dans les tâches quotidiennes pendant que les petits entreprennent le difficile tournant de devenir adulte. Debby est une jeune élève modèle, autant dans le sport que dans les études. Théo, plus fragile et moins doué intellectuellement, est d’une rare sensibilité. Il capte les émotions de ses proches sans avoir besoin des mots. 

Tout bascule quand Elyssa et Frank réalisent que Debby ne suit plus ses cours et que ses résultats scolaires sont en chute libre. Elle abandonne l’école pour se coller à Jess, une fille qui n’a de comptes à rendre à personne. C’est la dérive, l’alcool, les drogues, la fête perpétuelle. Elle résiste à ses parents avec un entêtement digne d’un chercheur scientifique.

 

«Au loin, Debby pouvait apercevoir son quartier. En attrapant la bouteille que lui tendait Shawn, elle se jura de ne jamais ressembler à ceux qui y habitaient. Elle était faite pour autre chose. Pour une vie ample, pleine d’expériences… Elle se promettait d’être à l’antipode de sa mère, prise dans cette existence minuscule, à errer entre les tâches ménagères et son travail médiocre de “classeuse de livres”. Enivrée d’alcool et de liberté, Debby se voyait maître de sa destinée. Elle aurait la vie qu’elle désirait. Fêter à toute heure du jour et de la nuit. Multiplier les rencontres!» (p.53)

 

Elyssa, pendant ce temps, lit les articles d’une femme, une géologue, une chercheuse, experte du Grand Nord et des glaciers. Élise R. Dupuis porte le même nom qu’elle et, surtout, elle lui ressemble physiquement. Un sosie. Son double? Est-il possible que cette femme réalise ce dont elle rêvait quand elle était étudiante? Elle qui était destinée à une brillante carrière le vivrait donc en quelque sorte dans un avatar… 

 

DRAME

 

Que fait-elle en mère de famille qui doit confronter une adolescente rebelle qui la déteste et la méprise? Elyssa est obsédée par ce double, sa jumelle, sa semblable. Elle lit ses travaux et ses réflexions, s’informe sur ses déplacements pour se mouler à elle et à sa vie. Bien plus, elle finit par vouloir la croiser, se retrouver pour ainsi dire devant son reflet dans le miroir. 

Pendant que Frank tente de colmater les fuites et à récupérer sa fille, Elyssa disparaît et part vers celle qu’elle aurait été si les enfants n’étaient pas venus, si la vie ordinaire ne lui avait pas sapé toutes ses énergies et coupé les ailes. Et qui sait? Peut-être qu’elle s’est dédoublée et que cette scientifique, c’est elle dans une vie libre et sans liens. 

 

«Puis ont surgi les questions plus délicates. Pourquoi? Pourquoi cette obsession pour cette femme? Une fois qu’elle se tiendrait face à elle, que se passerait-il? Elle n’en avait aucune idée. Elle traquait l’ombre d’une ombre. Et si elle ne la capturait jamais? Aurait-elle tout quitté pour rien? Bien sûr que non… C’était l’instinct qui l’avait menée jusqu’ici. Une intuition étrange…» (p.173)

 

Peut-être que nous avons la chance d’être plusieurs personnes dans une même vie et que le hasard et les circonstances font prendre une direction plutôt qu’une autre. Est-il possible de devenir tous les êtres qu’il y a en nous? Que serais-je si j’avais eu l’audace de fréquenter le conservatoire d’art dramatique pour être comédien? Que serais-je si j’avais suivi mes frères qui écumaient les forêts du Nord? À quoi je ressemblerais si j’avais continué à étudier en littérature pour faire un doctorat et travailler comme chercheur universitaire? Il m’arrive de jongler avec tout ça sans trouver de réponses. 

«Inlandsis» de Marie-Pier Poulin m’a touché. Tellement, qu’après cette lecture, j’hésitais devant mon reflet, n’étant plus certain d’être celui que je pense être. Et si quelqu’un d’autre, quelque part, incarnait l’un de mes rêves? L’auteure bouscule et nous tient en haleine avec Elyssa, qui part à la recherche de celle qu’elle est vraiment et qu’elle a trahie d’une certaine façon. Un roman étrange et captivant! J’ai eu l’impression que le sol se dérobait sous Elyssa et qu’elle pouvait glisser dans une faille du temps en m’entraînant. 

 

POULIN MARIE-PIER : «Inlandsis», Éditions Sémaphore, Montréal, 2025, 192 pages, 27,95 $.

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/inlandsis/

mardi 23 décembre 2025

LA BELLE ÉMANCIPATION DE JULIE VINCENT

J’AVAIS OUBLIÉ le livre de Julie Vincent sur le rayon des nouvelles publications. Il a fallu un message de l’attachée de presse de La Pleine Lune, Dominique Lalande, pour me rappeler l’existence de «La chair de Julia». Il était toujours là, patient comme seuls les volumes le sont, sur la tablette qui s’étire, on dirait, à mesure que la saison des parutions d’automne s’écoule. Je l’ai placé bien en vue, pour qu’il soit le premier à me surprendre. Surtout le sourire de la comédienne, celui de la Joconde, je dirais. J’avais l’impression de le sortir du néant, ce livre, me sentant coupable de négligence. Parce que dans le monde littéraire, un ouvrage s’efface si rapidement. Quelques jours, deux ou trois semaines, et les nouveautés se perdent dans les limbes des librairies et des bibliothèques. Merci, Dominique Lalande, de m’avoir rappelé que je ne devais pas oublier Julie Vincent. Ce conte théâtral permet d’approcher une femme qui échappe à son milieu pour être quelqu’un dans un univers inventé. Une histoire qui nous plonge dans le rêve d’une fillette qui ne s’imaginait pas ailleurs que sur une scène pour dire ce qu’elle entendait en elle. Un lieu où elle pouvait se métamorphoser. Julie Vincent nous convoque dans un monde où fiction et réalité se bousculent. Il y a la parole, bien sûr, mais aussi des dessins et des croquis qui donnent un contour à cet univers onirique. Une façon de s’approcher de ce qu’elle voyait dans sa tête quand elle tentait de s’approprier les mots de l’étrangère qui chuchotait en elle.

 

«Je voulais parler de ma lutte de jeune fille pour survivre et je comprenais que les événements intimes de ma petite histoire étaient inscrits dans ma chair, ils étaient liés à des mouvements plus grands de l’histoire du Québec. J’avais des interrogations : qu’est-ce que le féminin? Suis-je la femme que les autres ont voulu que je sois ou vais-je devenir enfin toutes ces puissances qui sont en moi? Ces questions ont alimenté l’écriture. Je ne sais pas s’il s’agit d’une autofiction, ou si j’ai fait de ma vie un théâtre pour mieux l’offrir. Je voulais raconter ce que je n’avais jamais dit sans renoncer aux stratégies de mon imagination puisque faire de mes rêves une réalité m’avait permis de me constituer et de jouir de cette vie.» (p.11)

 

Il y a l’idée, la direction à prendre pour se dire… De mon côté, c’est toujours un peu étrange quand je m’aventure dans un nouveau roman ou un récit. Je passe des semaines à chercher le mot, le bout de phrase qui s’ouvre comme une porte sur une chambre qui peut avoir la dimension d’un continent. Des mois à aller et venir sur quelques paragraphes pour découvrir un rythme, une écriture, une petite musique qui colle à ce que j’ai en tête. Et quand je suis certain de l’avoir bien ancré cette histoire, d’avoir enfin trouvé le souffle et la cadence, je pars pour le plus long des voyages. Surtout, je sais que je vais devoir éliminer ce premier texte d’une dizaine de pages, parce que mon roman commence toujours au deuxième chapitre. 

 

SE TROUVER

 

Julie Vincent s’est posé cette question certainement avant de se lancer dans cette expérience difficile et émouvante. Les chemins vers soi sont toujours les plus tortueux et les plus invraisemblables.

 

«J’ai travaillé une forme hybride inspirée à la fois du théâtre, du conte et du cabaret. La chair de Julia après mille péripéties est donc devenue une fête carnavalesque sur l’histoire de ma vie.» (p.12)

 

Nous nous retrouvons sur une scène. Difficile de définir le point de vue narratif. Nous sommes peut-être dans un lieu où Julie Vincent enfile des vêtements pour se transformer peu à peu en Julia, son reflet et son double. On oublie rapidement où nous sommes. L’auteure apprend la terrible nouvelle. Son père est décédé. Plus rien n’est possible et s’amorce, alors, le retour vers soi. 

 

«Quand j’ai appris la mort de mon père, j’étais dans l’autobus de tournée dans un coin perdu en Argentine, il y avait un homme dans un marécage avec son troupeau de chevaux tout maigres. Mon père adorait les chevaux, j’avais le cellulaire en main, ma sœur me racontait comment mon frère était allé avec les pompiers pour sortir le corps de mon père de la maison et d’un coup, je me suis revue petite fille l’après-midi dans le champ de neige, assise dans la sleigh à côté de mon père qui avait attelé sa team de chevaux.» (p.15)

 

Tout s’arrête, comme si l’élan qui l’a fait se rendre dans l’autre Amérique s’estompait. Et voilà qu’elle part à rebours pour revenir au début de son aventure. Tout est possible quand on est sur une scène et que l’on peut convoquer tous les personnages qui se cachent en vous et qui vous hantent depuis des années. Il y a la vie, les souvenirs, des ombres, des figures disparues qui ne s’écartent jamais vraiment. 

Son père adorait les chevaux. 

Elle arrête tout et rentre au pays, se retrouve au point de départ, dans un commencement si loin et si près. Tout de suite (la magie du théâtre), avec la fillette. C’est formidable de pouvoir se moquer du temps et de l’espace, et de secouer le passé.

 

«Je voyage pas sans ma bibliothèque ambulante. Les livres ont forgé mon destin. Je me suis construite avec la lecture.» (p.17)

 

Nous voilà dans toutes les époques de Julie et Julia, celle qu’elle était et celle qu’elle est, la comédienne, la femme et l’enfant. La mort la rejoint dans son périple. Le moment est venu de voir et de comprendre. 

 

LES LANGUES


Les marionnettes s’animent en espagnol, comme si Julia et Julie parlaient deux langues. L’une côté pile et l’autre du côté face.

 

«Sur mon passeport, sous ma photo, il y a le prénom d’une jeune fille que j’ai été et qui rêvait de connaître les voyages, les grandes villes, la passion, une jeune fille qui rêvait de devenir une artiste. Maintenant que mon père est mort, je veux la retrouver cette jeune fille-là qui brûle encore en dedans de moi, mais j’ai oublié son prénom.» (p.23)

 

Périple à l’envers au pays de l’enfance, alors qu’elle était sans visage et cherchait à échapper à toutes les contraintes qui l’empêchaient de s’avancer dans ses rêves et ses espérances. Revenir pour toucher les interdits, les blessures à peine cicatrisées. Comme si le temps déshabillait Julia pour qu’elle redevienne Julie, celle qui a survécu par les livres et la fiction. La nouvelle du décès de son père libère l’auteure, provoque un reflux de souvenirs et des traumatismes encore et toujours sensibles. 

Elle était d’un monde figé au commencement, dans une histoire où les jeunes filles devaient étouffer leurs désirs et leurs rêves pour jouer le seul rôle que la société leur permettait : celui de mère. 

 

«Je ne veux pas vivre dans la réalité.

Ce n’est pas ma réalité à moi, c’est la vie qui est faite de même.

Je suis différente de toi, je veux plus aller à l’église, je veux pas de bungalow.

J’ai un joyau en dedans de moi. Je veux le faire briller. Ça t’enlèvera rien à toi si je brille, moi. Ça n’enlèvera rien à personne. Ici, j’ai jamais le droit de rien faire. Je m’en vais.» (p.53)

 

Et c’est la fuite, le voyage rêvé, magique, étrange, où tout bouge et se transforme. L’impression de flirter avec le monde de Gabriel Garcia Marquez que j’aime tant, surtout son magnifique «Cent ans de solitude» que je ne cesse de relire depuis plus de vingt ans. 

 

CIRQUE

 

Julie Vincent se dépose dans le cirque, le lieu de tous les possibles, des mutations et des effets de miroir où tout peut prendre vie. Les marionnettes se redressent et voilà qu’elles bougent. 

Les répliques rebondissent, reviennent en échos pour passer d’un temps à un autre. Ce que j’aurais aimé être dans la salle pour écouter Julie et Julia, pour la voir se métamorphoser. Parce que j’adore le théâtre depuis toujours. Avant d’écrire, je souhaitais monter sur une scène pour être tous les autres et parler bien des langues. Être, un soir, un Quichotte à mille visages, à mille aventures et aux plus folles extravagances. Même devenir la figure de la mort et traverser le long fleuve du temps dans une embarcation qui tangue et peut couler à la première vague. 

Le texte de Julie Vincent m’a saisi et enchanté, me ramenant à mon village de La Doré, quand je passais des heures dans les effluves des trèfles à rêver des mondes qui n’existaient pas entre les clôtures de la ferme familiale. Et je me revois sur la sleigh de mon père, avançant dans un champ grand comme le continent où la neige pouvait germer.

Voilà une envolée libératrice, un lieu pour échapper aux contraintes de l’enfance, peut-être le chemin de tous les petits garçons et toutes les petites filles du Québec. Celui que nous avons dû emprunter dans les encoignures des années 60 pour nous présenter à la fenêtre du pays. Le Québec s’impose en Julie et Julia, ce pays qui a secoué bien des balises et des carcans pour aller vers son futur rapproché. Le témoignage et le récit des femmes et des hommes du Québec qui ont osé se dire oui lors de deux référendums où l’on aurait pu passer du rêve à la réalité. Un texte qui mute et change, restant toujours juste et émouvant. Le plus beau périple qui soit, celui de l’affirmation et de la liberté. 

 

VINCENT JULIE : «La chair de Julia», Éditions de La Pleine Lune, Montréal, 2025, 112 pages, 22,95 $.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/711/la-chair-de-julia


mercredi 17 décembre 2025

LA FABULEUSE HISTOIRE DE J.-E.-A. DUBUC

GASTON GAGNON signe un travail colossal avec «Julien-Édouard-Alfred Dubuc (1871-1947) Le Roi de la pulpe», un homme un peu méconnu de Chicoutimi et de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean malgré son importance. Né à Saint-Hugues, en 1871, Dubuc fait ses études à Sherbrooke, où sa famille a déménagé alors qu’il était enfant. Il fera le cours classique qui se donnait à l’époque avec trois années spécialisées dans les affaires. À la fin de sa formation, il entre à la Banque Nationale comme commis. Il gravira les échelons jusqu’à ce qu’on lui offre la direction de la succursale de Chicoutimi en 1892. Il n’avait que 21 ans alors. C’est bien jeune pour jouer le rôle de banquier qui aura à conseiller des hommes beaucoup plus âgés que lui, soit les entrepreneurs locaux et le clergé, les commerçants et aussi les agriculteurs. Il parvient à faire sa place rapidement et devient un incontournable dans sa nouvelle ville. C’est un audacieux et il sait attirer l’attention de ceux qui rêvent et veulent que Chicoutimi et la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean aient un bel avenir dans les affaires et le développement de ses ressources.

 

Le parcours de Julien-Édouard-Alfred Dubuc est singulier, pour ne pas dire unique. Tout nouveau banquier dans un milieu qu’il doit apprivoiser, il rencontre les gens et évalue des idées où la Banque Nationale est sollicitée, des prêts et, surtout, il analyse certains projets et leur rentabilité. Rapidement, le jeune homme devient un intervenant incontournable et un complice de ceux qui pensent changer le présent et esquisser le futur. Surtout, un certain Joseph-Dominique Guay. 

 

«De cette ville à “deux villes” qu’est Chicoutimi en somme, J. —É. — Alfred Dubuc a l’occasion de voir de près le jeu des interrelations, des alliances et des conflits entre les familles. Tout en se plaçant à l’écart avant de prendre parti, il observe avec perspicacité les traits de la mentalité avec ses clans et son esprit de division issus de l’adversité du commerce et des combats politiques entre rivaux ou opposants à l’échelle municipale, provinciale et fédérale.» (p. 117)

 

À l’époque, Chicoutimi comptait à peine quelques milliers d’habitants, mais quelques personnes dynamiques rêvaient grand pour leur ville. À titre de banquier, il interviendra un peu partout et s’impliquera dans différentes compagnies importantes. Par exemple, l’électrification de Chicoutimi, le réseau d’aqueduc ou encore une entreprise de téléphonie pour mettre la région en contact avec le monde. 

 

ENVOL

 

En 1898, il quitte la Banque Nationale et devient directeur-gérant de la compagnie de pulpe (matière végétale obtenue en séparant les fibres de cellulose du bois pour produire du papier), qui amorce alors un développement foudroyant. Pour avoir l’énergie nécessaire à cette activité, il construit des barrages sur la rivière Chicoutimi et hausse le niveau du lac Kénogami, installe des usines près du cours d’eau, dans le secteur du bassin. Il sera rapidement le pivot de la croissance économique de la ville avec ses projets et ses réalisations. 

 

«Cette participation grandissante de J.-É.-Alfred Dubuc dans la CPC qui s’observe alors s’explique par le fait qu’entretemps celui-ci est incité à donner sa démission à ses directeurs comme gérant de la succursale de Chicoutimi “pour prendre la direction financière de la Pulpe”. J.-D. Guay qui préside la CPC depuis sa fondation et à l’origine de ce changement, après avoir nommé Dubuc lors de la réunion du bureau de direction du 26 octobre 1897 : “gérant de la Compagnie avec le titre de directeur-gérant et de secrétaire-trésorier avec une entrée en fonction le 1er décembre prochain et un salaire fixé après un exercice de six mois à compter de son entrée en fonction”». (p.211)

 

Ce sera le début de la grande aventure de la Pulperie, le développement de l’entreprise qui deviendra la plus importante compagnie à produire de la pulpe au monde. Construction des usines, de véritables bijoux conçus par l’architecte René-Pamphile Lemay (le fils du poète Pamphile Lemay) barrages, port sur le Saguenay et installations des structures vitales dans Chicoutimi (éclairage, eaux potables et égouts) pour en faire une ville moderne et attrayante.

 

ESSOR


La population de Chicoutimi doublera en quelques années. On pourrait croire que toute cette énergie et cette poussée vers la grande industrie se sont faites dans l’harmonie et la solidarité. C’est tout le contraire. Dubuc doit composer avec un milieu hanté par des querelles et des rancunes, surtout, la présence de la famille Price, qui tire avantage de cette division et qui décide à peu près tout depuis le début de la colonisation de la région et qui mettra des bâtons dans les roues des entrepreneurs locaux et ses concurrents. 

 

«En deux ans seulement, entre 1896 et 1898, à titre d’exemples, 148 causes sont instituées par Belley à la seule Cour supérieure de Chicoutimi contre la CPC et ses directeurs. Ce climat de conflit et de tension étonnera les étrangers et exaspérera des Chicoutimiens, dont le marchand Jean-Baptiste Petit qui écrira dans ses chroniques qu’il espère que Guay et Belley “se dévoreront entre eux” et qu’ils laisseront les gens “tranquilles” avec leurs différends.» (p.178)

 

C’est dans cette ambiance de rancunes, de chicanes et d’entêtements qui aboutissent la plupart du temps devant les tribunaux que Dubuc doit travailler. L’avocat Louis-de-Gonzague Belley sera l’un des porte-étendards de cette guerre larvée, contestant systématiquement toutes les entreprises de Dubuc et de la CPC. La belle solidarité régionale en prend pour son rhume dans l’aventure Dubuc.

 

TRACES

 

L’entrepreneur devient un véritable ambassadeur du Saguenay-Lac-Saint-Jean auprès des Américains et des Européens qu’il reçoit en grande pompe dans la région, particulièrement dans sa villa du lac Kénogami. Il rencontre des partenaires en Angleterre et du côté des États-Unis pour financer ses projets et surtout ratifier des contrats pour écouler la production de pulpe. 

Ce grand voyageur se rendra en Europe pendant des semaines chaque année pour créer des liens, signer des accords avantageux et se tenir au courant des innovations de l’industrie dans les pays nordiques. Il bâtira la ville de Port-Alfred, un port maritime important, et le chemin de fer du Saguenay. Il contribuera également au développement de Val-Jalbert, même si certains hommes politiques du Lac-Saint-Jean voient d’un mauvais œil «cet étranger» qui s’immisce dans leurs affaires. Il tentera de faire construire un chemin de fer pour ceinturer le lac Saint-Jean sans succès. Toujours avec les tracasseries juridiques et les procès que lui intente l’avocat Belley avec la complicité des Price qui tirent les ficelles. 

 

«Pour n’en mentionner qu’une, dira-t-il, je fus le promoteur et le président du “merger” de la North American Pulp and Paper dont les actifs, en 1915, étaient de 30 millions $. À un moment donné, je fus le plus grand producteur de pâte mécanique au monde. J’employais 4000 hommes.»

 

Il est aussi un incontournable pour ses interventions philanthropiques, autant dans l’éducation que dans le système de santé de la région, que dans les affaires de la ville et son développement. 

Il sera élu député à Ottawa en 1925 et contribuera à la construction du pont Sainte-Anne et du port de Chicoutimi. Là encore, il fera face à de l’adversité, particulièrement celle du député du Lac-Saint-Jean, Joseph Girard, qui le voyait comme un envahisseur et un ennemi.

Je ne pourrai plus aller sur la promenade qui longe le Saguenay entre la zone du vieux port de Chicoutimi et la côte du Parasol sans penser à Dubuc. C’est lui qui a fait réaliser cette structure importante.

 

FASCINATION

 

Un véritable roman d’aventures plein de rebondissements qui pourrait faire une série télévisée formidable et montrer que nous n’avons pas été que des «porteurs d’eau», mais qu’il y a eu des visionnaires et des innovateurs qui ont su construire des barrages, produire de l’électricité et surtout bâtir des usines qui sont demeurées des bijoux architecturaux. Ce ne fut jamais le cas de Price, qui ne se souciait guère du côté esthétique de ses installations. 

Un homme remarquable, ce Julien-Édouard-Alfred Dubuc, dont le nom est présent un peu partout dans la région. Le comté Dubuc, Port-Alfred, la Pulperie, le village de Val-Jalbert. Son activité et ses entreprises ont changé le visage de Chicoutimi et ont plongé la ville dans la modernité et la grande industrie. Un moment crucial de l’histoire du Saguenay-Lac-Saint-Jean et une figure d’exception qui peut servir de modèle encore de nos jours. 

Gaston Gagnon, dans ce gros et magnifique bouquin plein de photographies et de références, a réalisé un travail de moine pour esquisser une fresque digne de J.-É.-Alfred Dubuc et de son engagement dans le milieu des affaires de la région. Une foule de détails et d’anecdotes pour décrire cette épopée que j’ai lue comme les aventures d’un pionnier qui a eu toutes les audaces et toutes les réussites tout en se jouant de ses adversaires. 

 Malheureusement, la crise économique des années 1920, l’époque et le manque de ressources ont fait en sorte que Dubuc a dû abdiquer et voir l’entreprise de sa vie péricliter et fermer ses portes. Il serait certainement heureux de la Pulperie maintenant, de savoir que ses usines sont devenues un musée et un lieu de culture. Il a toujours lu, voyagé dans le monde pour apprendre et arriver à changer les choses et, surtout, à améliorer le sort de ses concitoyens et de ses employés. Un homme exceptionnel du Saguenay-Lac-Saint-Jean qui devrait faire la fierté de tous les gens de la région. Et surtout servir de leçon : la chicane et les conflits ne mènent qu’au pire. Les tumultes que vit le milieu municipal à Saguenay encore de nos jours seraient-ils un héritage de cette époque? On peut se poser la question. 

Un beau cadeau à offrir pendant la période des fêtes et à se faire que ce livre imposant et fort bien documenté.

 

GAGNON GASTON : «Julien-Édouard-Alfred Dubuc (1871-1947), Le Roi de la pulpe», Les Éditions GID, Québec. 2025, 580 pages, 49,95 $.

https://leseditionsgid.com/ja-dubuc-le-roi-de-la-pulpe.html?v=2347

mercredi 10 décembre 2025

RUBA GHAZAL RACONTE SON ODYSSÉE

RUBA GHAZAL a eu la bonne idée de raconter son histoire à Sandrine Bourque, qui a mis le tout en forme pour donner «Les gens du pays viennent aussi d’ailleurs», un récit où elle parle de ses origines palestiniennes et des tribulations de sa famille avant d’atterrir à Montréal. Son père, comptable, a fui Beyrouth à cause de l’éternel conflit entre la Palestine et Israël. Les Ghazal se demandaient quel avenir ils avaient dans une communauté où la guerre sévissait en permanence. Le Canada s’est imposé comme destination parce qu’ils avaient des connaissances à Toronto. Pourtant, ils ont abouti à Montréal d’une bien curieuse façon. Quand les formulaires ont été remplis, les parents ont demandé à leurs enfants l’endroit qu’ils préféraient : Montréal ou Toronto? Ce fut Montréal. Ruba avait dix ans et la logique aurait voulu qu’ils atterrissent à Toronto où ils auraient pu avoir le réconfort et l’aide d’amis. Néanmoins, tous se sont retrouvés à l’aéroport de Mirabel pour amorcer l’aventure de la migration, pour se familiariser avec un nouveau milieu et surtout pour apprivoiser une autre langue.

 

Personne ne parlait français chez les Ghazal lorsqu’ils ont posé le pied sur le sol québécois. Un environnement étranger et différent de tout ce que la famille connaissait. À l’époque, en 1988, il y avait des organismes au Québec qui accompagnaient les arrivants et qui les aidaient dans les petites choses du quotidien qui peuvent être tellement compliquées quand on se retrouve en terre inconnue. Se trouver un logis, acheter les objets nécessaires pour s’installer, aller à l’épicerie ou à la pharmacie. Tout cela est particulièrement difficile, surtout si on ne parle pas la langue du pays. Et que dire de tous les formulaires à remplir, la ville à apprivoiser, l’école pour les enfants et l’entreprise toujours éprouvante de dompter une autre langue. Toutes ces tâches épuisent et deviennent une question de survie. 

Les parents, comme les enfants, doivent se familiariser avec les habitudes de leur nouveau monde. L’apprentissage du français demeurant la principale occupation pour se doter d’un outil de communication avec leurs nouveaux concitoyens.

 

«Comme tous les immigrants à la fin des années 1980, mon père s’inscrit au Centre d’orientation et de francisation des immigrants (COFI) près de chez nous. Le COFI, c’est la caverne d’Ali-Baba pour les nouveaux arrivants. Le réseau créé en 1969 et implanté partout au Québec a l’avantage immense de rassembler dans un seul endroit tous les outils nécessaires pour s’intégrer à la société québécoise. C’est là que sont offerts les cours de francisation, mais aussi des ateliers d’initiation à la culture québécoise. Plusieurs groupes communautaires travaillent en partenariat avec les COFI pour aiguiller les immigrants dans leurs recherches de logement et d’emploi. Plus qu’un “guichet unique” de francisation, c’est tout un écosystème qui se développe autour du réseau des COFI. C’est une institution bien rodée.» (p.46)

 

Les COFI ont été abolis par Lucien Bouchard en 2000. On peut se demander pourquoi, surtout quand le Québec a tant besoin des arrivants, il faut le répéter. Une décision étonnante, sauf si l’on porte les lunettes du comptable. 

Que se passe-t-il de nos jours? Pour avoir des proches dans le milieu de l’éducation, je sais que les enseignants voient des jeunes aboutir dans leurs classes comme s’ils tombaient d’une autre planète à chaque début d’année. Ces enfants ne comprennent rien à leur environnement et sont souvent laissés à eux-mêmes parce que les instituteurs n’ont pas le temps ni la formation pour accueillir ces étudiants qui exigent beaucoup d’attention et des méthodes d’apprentissages adaptées pour arriver à les insérer tout doucement dans leur nouveau milieu. Je m’imagine dans un milieu arabe sans posséder un mot de la langue et devoir me débrouiller. Seulement penser à ça me donne des frissons. Ça demande un effort surhumain pour réussir à se faire une vie à peu près normale dans de telles conditions. 

 

AVENTURE

 

La jeune Ruba fait sa place et se sent à l’aise dans son nouveau milieu. Elle aura surtout la chance de se retrouver dans une classe où l’on accueille les arrivants et où on leur permet d’atterrir tout doucement dans un lieu qui leur est totalement inconnu.

 

«En apprenant la langue de Molière, j’ai découvert les chansons de Félix Leclerc, Passe-Partout, la Chasse-galerie, tous les livres de la Courte échelle et mon nouveau temple, le Salon du livre. J’ai découvert l’existence de l’Halloween — qui n’existait pas dans les pays arabes à l’époque où j’y vivais —, de Pâques et de l’Action de grâce. J’ai découvert La guerre des tuques et les “Contes pour tous”. Tous ces morceaux de culture qui m’ont été offerts ont marqué mon imaginaire. J’ai dévoré ces nouveautés insolites et formidables, elles m’ont avalée aussi. Je me suis fondue dans ce nouveau décor, je m’y suis reconnue et, grâce à Monsieur Gilles, j’ai acquis la certitude que cette société, traversée par le Saint-Laurent, était aussi enthousiaste à l’idée d’être transformée par la présence des déroutants Ghazal, qui pratiquent le ramadan au lieu du carême.» (p.56)

 

Bien sûr, comme tous les immigrants, la question de l’indépendance du Québec s’est imposée, surtout au début des années 1990. L’approche du deuxième référendum avait tout pour effaroucher les nouveaux venus. Ruba Ghazal observe d’abord, reste un moment en retrait, fascinée (surtout à partir du cégep) par cette question de souveraineté à laquelle elle adhère rapidement. Si les Palestiniens réclament une Palestine bien à eux, pourquoi les Québécois n’auraient pas leur pays? Tout cela au grand dam de ses parents qui se méfient de la politique et de ces idées associées à la violence dans leur esprit. 

 

«De Palestiniens chassés de leur terre lors de la Nakba, de réfugiés ayant fui la guerre civile au Liban, de travailleurs étrangers aux Émirats arabes unis ayant émigré au Canada juste avant l’éclatement de la guerre du Golfe, voilà que mes parents passent au statut d’immigrants dans un pays au bord de la sécession. Ils n’aspirent qu’à une chose : vivre en paix, sans déranger personne. Voilà ce que devrait être le Canada : un pays où il ne se passe jamais rien. Une terre sans conflit. Un fleuve tranquille. Un lieu de répit pour se mettre à l’abri des tumultes de l’histoire.» (p.84)

 

La jeune Ruba s’intéresse aux luttes de Françoise David pour la place des femmes dans la société du Québec, qui la mènera à fonder un mouvement politique qui donnera naissance à Québec solidaire. L’étudiante s’engage d’abord dans «Option citoyenne», qui deviendra le parti que nous connaissons. Si on lui avait dit alors qu’elle en serait la porte-parole, elle aurait certainement éclaté d’un grand rire. 

 

ENGAGEMENT

 

Ruba Ghazal s’attarde aux grands remous qui ont secoué le Québec depuis le référendum de 1995. J’ai l’impression de marcher sur un fil en abordant ce sujet et de ne pas dire tout ce que j’aimerais dire. Surtout en ce qui concerne le «nationalisme identitaire». Ruba Ghazal trace une sorte de nomenclature de cette question à partir de la fameuse déclaration de Jacques Parizeau le soir du référendum de 1995, où elle s’est sentie exclue et repoussée hors de son Québec. Depuis ce soir historique, le Québec aurait lentement dérivé vers un «nationalisme identitaire» qui rejette les arrivants et qui se replie sur le noyau francophone. Je ne crois pas qu’il y ait au Québec une formation politique qui prône une idéologie nette et précise qui voudrait donner toute la place aux francophones blancs de souche. Oui, il y a des déclarations malheureuses, des maladresses, des affirmations partisanes à courte vue et électoraliste, mais pas l’idée installée aux États-Unis de faire du pays du Québec le royaume des francophones et de voir dans les immigrants des ennemis. C’est pousser pas mal fort sur le bouchon. Le Québec que j’habite depuis huit décennies n’est pas ça. Bien sûr, il y a les dérives. On entend surtout cela sur les réseaux sociaux, mais une grande majorité de Québécois ne pense pas comme ça. Jouer avec de tels propos est dangereux. La porte-parole de Québec solidaire est mieux placée que quiconque pour le savoir. 

Je suis un peu désolé de dire ça parce que la citoyenne Ghazal est touchante et sincère, je crois. Nous pouvons débattre longuement de la question des accommodements raisonnables, de la charte des droits et aussi de la loi sur la laïcité encore mal digérée par une partie des nouveaux arrivants. Les propos du premier ministre François Legault n’arrangent rien. La crise du logement, le déclin du français, les soins de santé fragilisés et un indéniable chaos dans le monde de l’éducation ne sont pas causés par les nouveaux venus. Le bouc émissaire sert les dirigeants depuis des siècles. Bien sûr, il faut en discuter. Combien d’immigrants une société peut-elle recevoir? Un pays est une éponge qui absorbe une certaine quantité d’eau avant de régurgiter. On peut en parler sans brandir le racisme et toutes les épithètes qui pleuvent trop souvent dans les interventions des politiciens et des «opinionistes» à tout crin qui squattent les réseaux sociaux.

 

RÉALITÉ

 

Il ne faut pas oublier que nous lisons Ruba Ghazal, la porte-parole féminine de Québec solidaire, et que la politique n’est jamais loin. Elle enfile des oeillères comme tous les chefs et doit suivre une ligne de parti. Je n’aime pas cet acharnement de Ruba Ghazal à parler de «nationalisme identitaire» où elle accuse les formations politiques autres que le sien de vouloir ostraciser les immigrants pour protéger les Québécois francophones de souches. La moutarde est un peu forte, tout comme on doit faire preuve de prudence avec les insinuations de racisme. C’est jouer avec le feu que de brandir ces mots sans trop se soucier de leur portée. Ruba Ghazal décrit une dérive totalitaire… Qu’est-ce que ça signifie dans la réalité? La laïcité de l’État avec ses controverses sur le port des signes religieux est-elle un repli identitaire?

J’en doute.

«Les gens du pays viennent aussi d’ailleurs» demeure un récit intéressant qui raconte la démarche exemplaire d’une arrivante qui s’est plongée dans la culture du Québec et qui l’a faite sienne. J’ai des amis qui ont fait le même parcours avec bonheur. C’était peut-être plus facile d’y parvenir dans les années 1980 que maintenant, j’en conviens. Voilà un livre chaleureux qui nous présente une femme ouverte, franche, prête au dialogue, capable d’argumenter, de discuter et de le faire dans le plus grand des respects et l’écoute. 

Je venais tout juste de refermer le récit de madame Ghazal lorsque j’ai eu la surprise de voir «la parodie» publiée par Québec solidaire, qui reprend la page couverture du volume de Ruba Ghazal pour y accoler le nom de Paul Saint-Pierre Plamondon. Le titre a été trafiqué pour devenir : «Les gens d’ailleurs ne devraient pas être ici». J’ai pensé d’abord qu’elle ne devait pas être au courant, qu’elle ne pouvait avoir consenti à cette manœuvre, à cette attaque cheap. Et quand elle a présenté ses excuses, j’ai compris qu’elle savait. Quelle déception! Ce n’est pas l’image que j’avais d’elle en parcourant son témoignage. La citoyenne ouverte, consciente, ne peut avoir adhéré à ce coup en bas de la ceinture. 

Je préfère de loin la femme du récit à la politicienne partisane. Malgré tout ça, il faut lire «Les gens du pays viennent aussi d’ailleurs» pour comprendre les immigrants, les nouveaux venus qui doivent faire face à de terribles embûches. Heureusement, la plupart trouvent leur lieu, font de la politique et aussi des gaffes, comme tous les politiciens québécois qui parlent beaucoup trop et ne réfléchissent jamais assez.

 

GHAZAL RUBA : «Les gens du pays viennent aussi d’ailleurs», Éditions Lux, Montréal, 2025, 192 pages, 26,95 $.

https://luxediteur.com/catalogue/les-gens-du-pays-viennent-aussi-dailleurs/