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samedi 15 décembre 2007

Un inventaire qui manque de consistance

Comment dresser un bilan de sa vie, esquisser les moments inoubliables qui façonnent l’être que nous serons lors du dernier souffle?
Robert Laliberté préviligie trois temps pour dresser un court bilan, amorcer une réflexion peut-être. L’enfance au temps de la «Grande noirceur», quand tout était différent, tourné vers le passé. Un récit à la troisième personne du singulier pour marquer la frontière entre le présent et ce temps si près et si loin.
«Pourquoi faut-il toujours que les enfants soient élevés pour un monde qui ne sera plus celui de leur âge mûr? Depuis quand en va-t-il ainsi? Dans les sociétés d’autrefois, entre l’enfance et l’âge adulte, les choses ne devaient pas changer si vite. (Ceux qui prétendent que nous sommes entrés dans une ère posmoderne ne sauraient guère nous rassurer à ce sujet)». (p.11)
Des remarques intéressantes sur le métier d’enfant, ce petit être que l’on prépare mal à la vie adulte.

Autres étapes

Seconde étape: 1977. Le narrateur vit depuis quelques années dans un appartement, pratique le dessin pour oublier sa solitude. Il dresse, juste avant de prendre un grand virage qui le mènera au Mexique, un inventaire des objets qui s’accumulent sur l’appui de la fenêtre. Un dessin et aussi un lexique très précis des choses qui ont accompagné le jeune homme dans ses activités quotidiennes.
«un DÉCAPSULEUR, dont un bout pointu permet aussi de percer les boîtes de jus ou de sirop d’érable ;
une BOÎTE DE PETITES ALLUMETTES du Guatemala, illustrée d’un paysage, posée en angle p pour tenir coincée…
une PILE DE FEUILLES de papier à rouler ;
un STYLO-FEUTRE noir à pointe fine…»  (p.31)
Un an plus tard, le narrateur se retrouve en Provence, dans une communauté. Il rédige un lexique comparatif de certaines expressions. Rien d’original même si on veut apprendre une autre manière d’être quand on se retrouve en groupe, j’imagine. Le «je» s’impose dans ces deux derniers fragments, se rapprochant ainsi du présent du narrateur.
«Je me rappelle sa main fine et allongée caressant la couverture de fragments d’un discours amoureux, où figuraient justement une main d’homme et une main de femme, fines et allongées, comme c’est beau, disait-elle.» (p.43)
L’écriture perd ses aspérités. La phrase oublie les majuscules pour évoquer, peut-être, la vie en groupe. Comme des notes griffonnées dans un carnet de voyage.
«Inventaire de succession» paraît comme un projet bâclé. Un recensement où il manque un souffle qui emporte et rend à la vie... À quoi sert un tel exercice si on ne donne pas une seconde chance à ces moments du passé?

«Inventaire de succession» de Robert Laliberté est paru à L’Hexagone.

Jean-Claude Germain raconte son enfance

Jean-Claude Germain est connu d’à peu près tout le monde au Québec. Un personnage apprécié pour sa bonhomie, sa verve intarissable et ses dons de conteur.
Dans «Rue Fabre, centre de l’univers», l’homme de théâtre, le comédien, le journaliste et l’historien évoque l’enfance d’un garçon de dix ans qui a de bonnes oreilles et des yeux pour tout voir.
Le père a exploré tous les métiers imaginables, ayant «plusieurs vies» comme il dit. Un peu assagi, il gagne le pain de la famille en vendant des sucreries, sillonne l’île de Montréal dans son petit camion. Une occupation qui permet d’explorer les alentours de la grande ville pour courtiser une nouvelle clientèle. Une manière de plonger dans des territoires qui échappent à toutes les contraintes et attirent les excentriques.
Dans ces courts tableaux, le lecteur découvre des univers étonnants, des personnages fascinants, une grand-mère qui pourrait être le pendant féminin de Louis Cyr, un père qui a le don de la parole et qui retombe toujours sur ses pieds. Jean-Claude a de qui tenir.

Monde anarchique

Germain décrit, à grands traits un monde anarchique, retord et rebelle, malgré la présence des curés. Surtout dans le tableau qu’il esquisse de la Rive-Sud qui était, à l’origine, une véritable cour des miracles, un territoire qui attirait les têtes fortes qui souhaitaient échapper à toutes les contraintes et réinventer l’art de vivre peut-être.
«Le climat d’insouciance et de désinvolture qui régnait dans ces développements sauvages, où les habitations étaient perpétuellement en chantier et les rues, impraticables, n’a eu d’équivalent que la joyeuse pagaille du Far West ou la ruée vers l’or. Mon père avait connu la frénésie et la misère de l’Abitibi du boom et des culottes à Vautrin. Il était donc le « voyageur » tout désigné pour prospecter cette nouvelle colonisation et ouvrir la route du sud pour son bourgeois – les termes n’avaient pas changé depuis la traite des fourrures.» (p.107)
Jean-Claude Germain s’amuse et, derrière chaque phrase, on croit entendre son rire tonitruant.
«À lui tout seul il résume dans mon souvenir ce Québec marginal, sans pudeur et sans apprêts, qui attristait Pierre Vallières et faisait sourire le docteur Ferron. Pour ma part, j’ai toujours cherché à traduire son intarissable gouaille et son rire rabelaisien. Ou plutôt à lui rendre justice.» (p.159)
C’est sympathique même si, souvent, malgré son parti pris, on aurait aimé qu’il s’attarde auprès de certains personnages, qu’il prenne la peine de plonger dans une époque fascinante où tout était possible, même les éclats de rire.

«Rue Fabre, centre de l’univers, Historiettes de mon jeune âge» de Jean-Claude Germain est paru aux Éditions Hurtubise.

Violaine Forest fait vivre une expérience

«L’Adoration du Bourreau» nous entraîne dans un monde déroutant où le lecteur doit oublier ses références.
Nous voici dans l’univers de la suggestion, du murmure, du soupir et du fantasme, dans un «Conte des mille et une nuits» où les chaînes luisent, les chairs brûlent de désir et les parfums étourdissent.
«L’éponge de la servante aux aguets qui lisse l’ambre, l’or de la peau. L’étirant. Ouvrant l’amande.» Une même sensualité d’un lieu à un autre, peu importe les époques. «Je vis d’effluves, de parfums de vanille, de réglisse. Je me replie soudain dans ma petite manche, dans l’or et les bleus du royaume ancien. Un éventail de plumes à la main. Je prends la lumière du jour, et m’abreuve à n’en plus finir de songes interdits et de douceur humaine.» (p.23)
Douleurs et espérance, univers recroquevillé hors temps. Et puis tout bascule dans la «pièce aux tremblements». Le désir appelle la douleur, l’amante cherche la fulgurance dans le supplice, la caresse et l’écartèlement. «Combien de fois l’huile, le sang et l’eau, les ongles dans la pierre. Je suis la force du monde qui tue.»
Le poème devient incantatoire, chant de mort et de vie. «Je me drape dans la transparence des bourreaux. Je m’offre sans résistance. J’ai mis mon nom à la table ancillaire. Je suis la maison de ma mère, je fais lessives successives qui calment. Je prends le plus long détour jusqu’aux choses simples. Au temps assis d‘un bonheur interdit, je réclame mon dû, la vie son pesant d’or arrache les sangles qui me lient au destin.» (p.51)

Violence

La poésie de Forest évoque aussi ces existences qui forment une chaîne depuis des millénaires sans jamais bercer l’espoir. «Je ne crois plus à la beauté du monde/ aux hommes heureux/ je dis que la vie est un leurre/ qu’au bout de leur nez/ pend la souffrance/ des femmes toujours/ partent sans douleurs/ des fils blancs s’étirent/ déroulent, leurs paroles inutiles». (p.118)
Bien sûr, la marche de l’humanité est écrite en lettres de sang, mais est-ce une raison pour rechercher ces instants où la vie effleure la mort, la douleur rameute le plaisir. «Il n’y a de beauté que dans la violence et l’injustice.» Certaines images vibrent comme des gongs.
Un univers où une femme recherche la douleur et le plaisir de la main du maître. Comment imaginer une quête semblable après trente ans de féminisme ?
«Reviens/ Que je sois/ Vie ou trépas/ Reviens/ Me l’apprendre/ Je n’ai d’autres desseins/ Ici bas/ que tu sois/ mon unique et dernière adresse. »
Un texte qui oscille entre la prose et le poème, le chant et la stance. Une fixation pour des images où «l’or et l’ambre» luisent dans des chambres où fument de lourds parfums. Une complaisance qui finit par lasser.

«L’Adoration du Bourreau» de Violaine Forest est paru aux Éditions d’art le Sabord.

Quand les personnages deviennent un prétexte

Louis-Edmond Hamelin est un grand spécialiste des «pays froids» et des Autochtones. Toute sa vie a gravité autour de ces nomades qui lui ont beaucoup appris, on n’en doute pas.
Dans «Nipish», le géographe campe une femme qui devient la figure mythique de la métisse (son père est anglophone), qui cherche à s’épanouir en protégeant le savoir des ancêtres et les traditions malgré des études chez les francophones. Le tout ne se fait pas sans embûches. Hamelin montre rapidement ses intentions dans une courte présentation.
«Le récit, complètement fictif, mais que le Québec du XXe siècle aurait pu connaître, fait découvrir, par dialogues élaborés, l’état conflictuel des relations entre les Autochtones et les non-Autochtones. Les difficultés affectent tous les milieux : religion, armée, enseignement, administration, domicile, voire tout le pays. Maints comportements de la société au sujet des thèmes de pouvoir et même d’existence se trouvent ainsi mis à jour.» (p.1)
Les médias rappellent régulièrement les conditions de vie à peine imaginable de certains groupes dispersés dans la partie nordique et «effacée» du Québec. «Le peuple invisible»  de Richard Desjardins et Robert Monderie vient, une fois de plus, illustrer l’indifférence des Blancs envers les premiers habitants de l’Amérique.

Autochtonie

En première partie, Louis-Edmond Hamelin suit un groupe d’Autochtones qui entreprend le «Grand voyage » vers le Nord, le pays du caribou et des Inuits. On se croirait par moments dans «Récits de Mathieu Mestokosho, chasseur innu» de Serge Bouchard.
«Le grand circuit correspond à un type particulier de mouvance, car c’est un périple d’envergure, nécessitant la gestion de risques inhabituels et, après quelques années, le retour au foyer initial. Il ne s’agit ni d’une errance ni d’un dérangement imposé, mais d’une migration libre répondant à des objectifs précis, préparée longtemps à l’avance et vécue également à l’intérieur de soi.» (p.38)
Tout se gâche quand Marie-Marguerite entre au couvent. L’auteur occupe toute la place pour élaborer ses idées dans de longs dialogues entre la postulante et la supérieure du couvent qui fait preuve d’un racisme borné. C’est encore pire quand il décrit les aventures maritales de la pauvre métisse. Comment croire que Marie-Marguerite, une femme particulièrement intelligente, accepte un tel mariage. Nous basculons dans l’invraisemblable.
M. Hamelin possède certainement des idées généreuses et originales sur les Autochtones, mais il n’arrive pas à inventer des personnages qui les incarnent. Malgré tout le respect pour l’homme et son travail, «Nipish» ne tient pas la route. Un récit boursouflé, indigeste et particulièrement désolant.

«Nipish, une narration en autochtonie» de Louis-Edmond Hamelin est paru chez Guérin éditeur.

Paul Chanel Malenfant n’oublie pas son enfance

Paul Chanel Malenfant dans «Rue Daubenton» s’abandonne aux méandres de sa pensée, aux chemins du souvenir comme aux rencontres, peut-être rêvées.
Une rue de Paris, une fenêtre aveugle. C’est le point de départ pour un voyage au pays de l’enfance, des arrêts en Italie et dans certaines villes d’Europe.
L’essentiel, ce sont les avenues de l’écriture, les souvenirs qui imbibent le présent. Un mot et le lecteur suit un jeune garçon sur les rives du grand fleuve, devant Trois-Pistoles. L’enfant se tait aux côtés du père, espérant des révélations sur la vie. Il y découvrira la douleur et la mort. Une malédiction qui le suivra jusque dans son âge d’homme. Mort d’un frère en bas âge, de la mère adorée, du père qui emporte ses secrets et d’un autre frère qui choisit le suicide. De quoi marquer le poète qui en fera les fondements de plusieurs de ses ouvrages.
«J’avance au bras de ma mère veuve voilée de noir. Je suis un orphelin de vingt-quatre ans, je sais que je n’aurai pas de fils, et je rêve de devenir écrivain. Intérieurement, je répète, la remaniant, décalque de ma dérive, la phrase inaugurale, laconique, de L’Étranger d’Albert Camus: Aujourd’hui, papa est mort.» (p.43)
Malenfant ne peut s’empêcher de ressasser ses souvenirs malgré ses envolées dans l’écriture et le voyage. Il ne peut non plus distancer la mort. Elle le nargue à heure fixe à la télévision, dans les bulletins d’informations. Au Québec ou à l’étranger, elle ne s’éloigne jamais.

Enfance

Si l’enfance imprègne l’œuvre de Paul Chanel Malenfant, il ne faut pas oublier sa joie de découvrir une ville étrangère, un musée ou à retrouver l’amant et les gestes de l’amour. Des moments intenses, forts même si j’ai un faible pour les incursions dans son passé.
«Ils ont entonné le libera, le chant pour un enfant mort sans baptême. Ils ont sorti la boîte de bois sur la galerie, l’ont placée sur un traîneau qui a glissé dans la neige avec un bruit d’étoiles. Ils sont repartis comme ils étaient venus. De nulle part et du froid. Ils ont emporté mon frère mort dans les limbes, de l’autre côté de la ligne d’horizon, là où mon père travaille sur un chantier de la Côte-Nord.» (p.69)
Pour la part européenne, Malenfant s’abandonne un peu trop souvent aux mots et aux images. Nous nous butons parfois à des phrases qui tournent à vide.
«Nos mots n’ont pas de son sur nos lèvres et nous parlons longuement ainsi, en silence, sans pourvoir rien nous dire.» (p.113)
Le familier de Paul Chanel Malenfant ne fera guère de découvertes dans «Rue Daubenton». J’ai préféré, et de loin, «Des airs de famille», chez le même éditeur.

«Rue Daubenton» de Paul Chanel Malenfant est paru à L’Hexagone.

vendredi 14 décembre 2007

Pierre Chatillon et l'amour de la musique

Souvent, les écrivains, en rédigeant un journal ou un carnet, questionnent jusqu’à l’obsession l’acte d’écrire. Comme s’ils avaient du mal à s’abandonner au plaisir du mot et à la jubilation de la phrase. Ils résistent, jonglent avec cette question et donnent souvent l’impression de tourner le dos à une œuvre importante qui jalonne leur parcours.
Je pense à André Major qui, dans «L’esprit vagabond», retourne cette question dans tous les sens, se nourrissant des réflexions des écrivains qui reprennent le même exercice dans leurs journaux.
Pierre Chatillon dans «Île était une fois», un carnet au nom évocateur, oublie les tourments existentiels et assume pleinement le plaisir de l’écriture. Comme s’il faisait de sa vie un conte pour déjouer le temps en explorant l’imaginaire. Il donne le ton dans une courte présentation.
«J’aime le mot île. Tout petit dans la rivière d’une phrase. Avec son i aussi jaune que celui du mot lumière. Son accent circonflexe évoquant la cime d’un sapin. Son l qui s’élance avec l’élégance d’un peuplier. Son l dont la sonorité s’envole comme celle du mot aile. Son e qui le féminise de telle sorte qu’il pourrait devenir un adorable prénom de femme : Île Beaulac, Île Larivière, Île Desruisseaux ou simplement Îlabelle. Et quelle belle histoire que celle qui débuterait par : « Île était une fois…» Je rêve de l’écrire, cette histoire-là.» (p.11)
Nous n’avons plus qu’à nous abandonner au voyage, à courir dans le temps et l’espace.

La musique

Surtout, Pierre Chatillon a une manière exceptionnelle de nous entraîner dans l’univers des musiciens qui l’ont accompagné depuis son adolescence. Mozart, Debussy, Bach, Beethoven, Schumann et Schubert. Il se faufile dans les poèmes symphoniques, une sonate, un lieder, accroche des mots aux portées musicales, fait vivre un mouvement ou une voix. Magnifique! De quoi retourner à nos disques pour redécouvrir «La mer» de Debussy ou «Le Requiem» de Mozart. La musique devient concrète et palpable.
«Dès le début du premier mouvement intitulé De l’aube à midi sur la mer, le salon de ma maison se remplit d’eau salée sans que j’en souffre le moindrement. Au contraire, j’y respire à l’aise et m’y abandonne avec béatitude. Un vers du Bateau ivre de Rimbaud me revient à la mémoire: «Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème/ De la Mer.» C’est exactement ce que j’éprouve. L’eau est d’une grande limpidité. Ma lourde chaise berceuse en merisier laminé y flotte dans un état d’apesanteur, ainsi que le téléviseur, la lampe sur pied et le divan. Les portraits de musiciens, tantôt suspendus au mur, circulent eux aussi comme des poissons.» (p.12)
Bien plus, certains compositeurs viennent cogner à la porte de son chalet du bord du grand fleuve pour partager avec lui des moments précieux. Il suit Beethoven dans la forêt, nous plonge au cœur de la Symphonie pastorale.
«C’est là que, pour la première fois, j’aperçus Beethoven. Il était facile à reconnaître, marchant les mains derrière le dos, soliloquant à voix haute, griffonnant sur un calepin, secouant avec mécontentement son abondante chevelure en broussaille, frappant parfois dans le vide avec son poing. Il était à peine plus âgé que moi. Ayant constaté que sa surdité croissante allait mettre un terme à sa carrière de virtuose, il venait de rédiger le Testament d’Heiligenstadt et d’échapper de peu au suicide.» (p.103)

Toutes les directions

Des nouvelles, ici et là, renvoient à la fiction. Comme si le réel et l’imaginaire étaient les deux facettes d’une même aventure. Le poète se révèle un amoureux de la vie, des femmes, de la nature et de la poésie. Une ode à l’amour même si le temps se fragmente et se fait plus court à mesure que les années filent.
Chatillon ne cesse de réinventer sa vie dans un carnet époustouflant. Une belle communion avec la poésie et la musique, des poètes qui ont cheminé avec lui pendant des années et qui le remuent encore. Rimbaud, Baudelaire et Shelley particulièrement.
Pour qui aime la poésie et la musique, les plages chaudes du Sud, les endroits sauvages, les couchers de soleil, les amours qui retournent l’être et brûlent l’âme.

«Île était une fois» de Pierre Chatillon est paru chez XYZ Éditeur.

jeudi 6 décembre 2007

La décentralisation relancera-t-elle le Québec?

On ne peut reprocher à Roméo Bouchard de manquer de suite dans les idées. Au cours de la dernière année, il a signé deux ou trois ouvrages qui permettent de réfléchir au développement du Québec. Après s’être demandé si les régions ont un avenir, analysé la marche de la Belle province depuis la Révolution tranquille, il s’est attardé à l’énergie éolienne et à la main mise des multinationales sur une richesse qui fait rêver bien des dirigeants régionaux.
Avec des collègues de la «Coalition pour un Québec des régions», il se penche dans «Libérer les QuébecS», sur la décentralisation et la représentativité qui font les manchettes depuis trente ans. Des idées que les élus s’empressent d’oublier une fois installés à l’Assemblée nationale.
Ce que propose la Coalition pour un Québec des régions, (signalons la participation de Marc-Urbain Proulx et Denis Trottier à cet ouvrage) est «ni plus ni moins qu’une deuxième Révolution tranquille, axée sur la réappropriation du territoire et de la gouvernance par les citoyens et les communautés, un État régionalisé et démocratique.»
Les rédacteurs évoquent René Lévesque qui établissait les grandes lignes de sa pensée dans «un livre blanc sur la décentralisation» publié en 1977. Il rêvait d’un Québec plus près de ses citoyens. «Un vaste projet collectif qui renouvellera notre façon de vivre en société et de s’administrer», écrivait-il. Pour des raisons technocratiques et politiques, le projet a été étouffé dans l’œuf. Une résistance qui dure depuis une trentaine d’années, qu’importe les partis politiques qui se succèdent à l’Assemblée nationale. Le Québec est un état «l’un des plus centralisés au Canada et dans le monde» où l’on prend plaisir à confondre «réaménagement» et «restructuration» avec «décentralisation».
«La «décentralisation», c’est un mot technocratique. Le vrai nom, c’est: «démocratie régionale». Comme dans toutes les formes de démocratie, le cœur de l’affaire, c’est le pouvoir citoyen. Ce n’est pas d’abord une affaire de structures, de services, ni de budgets, c’est une affaire d’aménagement de l’État par un transfert de pouvoirs vers les citoyens.» (p.45)

Scrutin proportionnel

Pour relancer la vie économique et politique du Québec, le collectif n’oublie pas le «scrutin proportionnel» qui fait consensus dans la population depuis des décennies. Roméo Bouchard va plus loin en prônant une «politique d’occupation du territoire».
Tous s’entendent pour remanier, restructurer, abolir certains organismes, se pencher sur les cartes des régions administratives et faire en sorte que les gens soient près du pouvoir et aient leur mot à dire. Sans jamais perdre de vue des habitudes et des manières de faire.
On suggère d’élire les préfets des MRC et les dirigeants de la Conférence des élus au suffrage universel. Il est assez étonnant de retrouver des maires et des conseillers à la CRÉ ou à la MRC sans que la population se prononce. On a vu les tiraillements à la MRC Lac-Saint-Jean Est lors de l’élection d’un préfet. La polarisation des secteurs nord et sud n’a jamais été aussi forte et la lutte laissera des séquelles.

Le point

Une belle manière d’explorer des pistes et de secouer un Québec qui, économiquement et politiquement, va de crise en crise sans arriver à se sortir d’un malaise qui frappe tour à tour la forêt, l’agriculture et provoque le dépeuplement des régions.
La «Coalition pour un Québec des régions» propose une mobilisation des jeunes et des citoyens qui sont de plus en plus indifférents à la gestion publique, croyant qu’il est impossible de changer quoi que ce soit. Elle propose aussi d’enchâsser cette nouvelle façon de faire dans une constitution typiquement québécoise. Les nations autochtones sont également conviées à participer à cette démarche démocratique en véritables partenaires. Un beau défi, une façon de relancer «les pays du Québec» qui se heurtera, on peut le parier, aux courtes vues des politiciens et à un appareil étatique allergique aux changements.
«Libérer les QuébecS» fait le point sur un sujet qui revient de façon endémique dans les discours des politiciens depuis trente ans.

«Libérer les QuébecS»; Décentralisation et démocratie, Coalition pour un Québec des régions est paru aux Éditions Écosociété.

jeudi 29 novembre 2007

Daniel Castillo Durante suit les traces du père

Daniel Castillo Durante étonnait les lecteurs, l’an dernier, avec «La passion des nomades», un roman qui a remporté le prix Trillium. Dans cet ouvrage, un consul argentin, Juan Carlos Olmos, est assassiné dans les Laurentides, au nord de Montréal, dans des circonstances nébuleuses. Gabriel, le fils débarque au Québec pour faire la lumière sur cette mort inexpliquée. Rapidement subjugué par Ana Stein, une maîtresse de son père, il entreprend un véritable chemin de Croix. Une femme d’une froideur et d’un manichéisme qui donnent des frissons dans le dos.
Dans «Un café dans le Sud», Castillo Durante retourne le canevas. Paul, le fils d’un commerçant argentin et d’une Québécoise qui s’est suicidée, apprend que son père se meurt d’un cancer et souhaite le revoir une dernière fois. Ce dernier est peu empressé de quitter Montréal et les petits bonheurs du Plateau Mont-Royal. Encore là, le père a multiplié les conquêtes et le fils a été particulièrement troublé par Leda, celle qui a remplacé sa mère et nourrit ses fantasmes d’adolescent.
Il finit par se rendre à Buenos Aires pour toucher son héritage, se retrouve dans une maison de montagne acquise par son père lors d’une transaction plus ou moins nébuleuse. Une fille étrange vit là et s’occupe de tout. Il devient vite obsédé par Poma, une très belle femme, qui ne manifeste aucune émotion et se plie à tous ses désirs. Il y laissera tout ce qu’il possède.

Les fils

Dans ses romans, Castillo Durante suit des fils en quête d’un père, des éclopés qui s’éprennent des conquêtes de leurs géniteurs et tentent de juguler le passé.
«Je me sentais coincé comme dans un cercueil, bloqué de toutes parts, harcelé par cette voix venant du Sud qui sonnait le glas d’un passé que j’avais mis des années à essayer de comprendre. Peut-on d’ailleurs comprendre le lieu où, un jour, un père est né? Père-pays, qui es-tu pour m’apostropher ce soir alors que j’ai un rendez-vous tacite avec la fille de mon épicier dont les fesses ne valent peut-être pas celles de Leda mais ont au moins le mérite de sentir le basilic et l’estragon lorsque mon regard les caresse?» (p.17)
Paul, tout comme Gabriel, suit un long chemin avant d’assumer son destin, obsédé par un père qui se glisse entre les femmes qu’il désire et lui.
Plus que tout, Castillo Durante décrit la misère des pays du Sud et l’exploitation dans ce qu’elle a de plus sordide.
«De multiples files d’attente caracolant devant différents guichets témoignaient de la foi hésitante de tous ces petits épargnants qui, à vrai dire, ne savaient pas trop à quel saint vouer leur pécule amassé à la sueur de leurs fronts. Dans un pays où l’on connaît la date du dépôt de la somme investie mais jamais celle de son retrait, la foi est immanquablement un article qui s’écrit au passé. Le seul miracle réside dans le fait qu’elle se renouvelle en dépit de l’acharnement des institutions financières à dévaliser leurs clients. Escroquer son semblable et être escroqué par lui faisait partie de la culture locale.» (p.151)
La jungle

Les romans de Castillo Durante sont luxuriants, étourdissants, pleins d’odeurs et de couleurs, posent un regard impitoyable sur l’Argentine et l’exploitation des femmes et des enfants.
«En début de carrière ou au bout du rouleau, les putes de ce quartier offraient aux clients les deux extrêmes d’une même perversion : celle d’une femme qui, fraîche ou décatie, se transforme en chose le temps d’une passe à l’hôtel. Elles étaient nombreuses et fardées jusqu’à l’os. Un bordel à ciel ouvert qui exhibait son décor autant que ses pensionnaires. Mais ce qui frappait le plus, c’était le regard résigné, absent, de ce troupeau de femmes sous le joug de la misère qui les obligeait à se vendre pour ne pas crever.» (p.234)
La loi de la jungle est implacable pour les êtres sensibles qui défendent une certaine moralité. Un style incisif, mordant, un envoûtement à chaque page, une fresque qu’il est difficile d’abandonner. Et quel retournement à la fin ! Daniel Castillo Durante vous laisse pantois.

«Un café dans le Sud» de Daniel Castillo Durante est paru chez XYZ Éditeur.
http://www.editionsxyz.com/catalogue/470.html

vendredi 23 novembre 2007

Maggie Blot s’abandonne trop aux mots

Maggie Blot aime les mots. Elle fonce sans regarder dans le rétroviseur, emprunte toutes les directions en se souciant peu de larguer son lecteur.
Pas question de s’attarder à camper des personnages ou de développer une intrigue. L’écrivaine bondit comme le grand chien Plagiste, un nom vraiment impossible, quand il surprend des mouettes sur le sable. Elle s’attarde à la préparation d’un repas, évoque la vie conjugale de Bianca Jagger ou s’inquiète des aspérités de la vie. Résultats: de brefs moments fascinants et une exubérance qui se perd dans des virages imprévisibles.
«Nous avons franchi le pas de la porte chez « Bernard et Bernadette vos hôtes adorent vous restaurer » et pouf, l’odeur de la nourriture nous a fait taire, l’eau à la bouche nous refilait notre squelette – celui qui voit, goûte, tend l’oreille, prend les choses comme elles sont, en intégrant-désintégrant tout commentaire. Le pas franchi, spontanément, ma main d’acolyte a cherché celle de Nico. J’avais besoin de sa main. Je me suis repris aussitôt, ai reculé. Je me disais que j’étais en une seconde redevenu un enfant qui a la main d’un monkey à crochet. Toutefois je l’avais frôlée et cela avait brûlé.» (p.46)
Un récit qui a de l’élan, mais qui s’étiole souvent, un certain regard sur la société et les humains.

«Plagiste Dormir ou esquisser» de Maggie Blot est paru aux Éditions Triptyque.

jeudi 22 novembre 2007

Philippe Porée-Kurrer surprend encore

Philippe Porée-Kurrer, depuis la parution du «Retour de l’orchidée» en 1990, n’a cessé de dérouter. Cet écrivain vit sa vie comme un roman et en fait une aventure. Il n’hésite jamais à changer de lieux et à dire oui à toutes les expériences. Il a vécu à Windsor, dans les Maritimes, en Colombie-Britannique, fait le tour de l’Amérique, séjourné au Lac-Saint-Jean et travaille présentement à Toronto. Il était de retour dans «sa région» lors du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean, en septembre, pour fêter le trentième anniversaire des Éditions JCL. À cette occasion, il lançait un roman au titre un peu étrange: «La main gauche des ténèbres».
Cet écrivain originaire de Fécamp, en Normandie, ignore les chemins convenus et les balises. Que l’on songe à son incursion du côté de «Maria Chapdelaine». Il fallait une belle audace pour s’intéresser aux personnages de Louis Hémon et imaginer une suite.
Signalons surtout «Chair d’Amérique», un roman initiatique où il s’attarde à un jeune Français qui rêve du Nouveau Monde, se nourrit des écrivains américains et cherche à s’inventer une autre vie. Un grand roman qui n’a pas eu l’audience qu’il aurait dû recevoir. Que dire aussi de «Shalôm», cette formidable incursion dans le territoire israélien. Il y brosse des images et des décors inoubliables. Un ouvrage également passé inaperçu.

Bien et mal

Dans «La main gauche des ténèbres», Porée-Kurrer reprend le mythe du Christ et de Marie. Miriam accouche d’une fille tout en demeurant vierge.
«Il serait faux de prétendre que Miriam tombe des nues ; quelque part, dans ce que l’on nomme le subconscient, elle en avait déjà un peu l’intuition. Mais entre cela et la connaissance directe du fait, il y a un abîme. Elle n’est donc pas terrassée par la surprise, mais chancelle sous le choc de ce qu’implique pour elle le fait d’être enceinte ; enceinte et vierge ! Rien, dans tout ce qu’elle a pu apprendre, ne lui indique que la chose soit possible. Pourtant, malgré cette impossibilité, la première certitude qui se fait en elle est qu’Adam, qui ne l’a jamais touchée et qui n’est pas son mari, ne peut être que le seul père possible et envisageable.» (p.68)
La jeune mathématicienne élève seule sa fille Hella, reste fidèle à cet époux vite disparu même si le corps et les désirs sont difficiles à brider. Elle finira par croiser Loki, un Islandais qui déteste l’univers et cherche à détruire l’humanité. Il œuvre en Chine où tout est possible et imaginable. Avec sa fortune, le contrôle des médias, il peut déclencher des famines, provoquer des guerres, plonger l’humanité dans des conflits qui menacent l’avenir du genre humain.
Le Bien et le Mal s’attirent autant qu’ils se repoussent, ne peuvent exister l’un sans l’autre. Ce sont des forces centrifuges et centripètes. Les contes populaires ont bien saisi cette nécessaire confrontation où Dieu réagit aux manigances de Belzébuth. Le Diable est toujours vaincu et floué par les forces du Bien, comme il se doit. Porée-Kurrer, quant à lui, ne s’embarrasse pas de la morale et donne toute latitude au Mal.

Personnages

Tout bascule en Islande, dans ce pays à la frontière de deux continents, à cheval sur une faille qui sépare l’Europe de l’Amérique. La disparition d’Hella, lors d’une escale, déclenche l’éruption d’un volcan plutôt sage jusqu’à maintenant.
Fin observateur de la société, l’écrivain voit bien que l’Occident, avec la mondialisation et la déréglementation de tous les marchés, va à sa perte. Son roman repose sur une trame qui fait appel aux mathématiques quantiques, aux grandes légendes nordiques, aux principes physiques qui équilibrent l’univers et les galaxies. Le futur repose sur ces forces cosmiques qui se neutralisent. Il suffit de si peu pour que tout dérape. Qui sait si depuis une décennie, les États-Unis d’Amérique ne sont pas devenus cette «terrible main gauche» qui, en cherchant à éradiquer l’axe du Mal, a multiplié les zones de conflits et les attentats. Un roman étonnant qui ramène à des pulsions, des tourments moraux et des problématiques essentielles. L’écriture s’efface pour donner toute la place aux personnages. Porée-Kurrer reste un formidable conteur.

«La main gauche des ténèbres» de Philippe Porée-Kurrer est paru aux Éditions JCL.
http://www.jcl.qc.ca/fr/biographie.php?id=164

jeudi 15 novembre 2007

Marie-Paule Villeneuve suit des militantes

Marie-Paule Villeneuve a connu un beau succès avec «L’enfant cigarier», roman paru en 1999. Six ans plus tard, elle récidive en entraînant le lecteur dans le monde ouvrier du début du siècle dernier.
Elle prend pied à Hull, dans la fumée des installations de E. B. Eddy qui fabrique des allumettes. La pauvreté y est héréditaire avec les maladies industrielles, les accidents de travail. La survie dépend souvent des pulsions des contremaîtres anglophones.
Nous retrouvons des personnages de «L’enfant cigarier». Jos a gravi les échelons pour devenir agent des unions américaines, le père de Victoria, Gédéon, a pris ses distances et travaille avec le clergé qui, par les unions catholiques, entend contrer certaines idées subversives.
Victoria est une forte tête qui suivra naturellement Donalda Charron, la boiteuse, une militante syndicale de tous les moments. Ces personnages permettent à l’auteure de nous entraîner dans les installations insalubres de la Eddy, de vivre la misère de ces travailleurs illettrés qui se débattent avec la misère. Victoria s’exilera à Lowell, quasi en même temps que les parents de Jack Kerouac qu’elle aurait pu côtoyer. Elle se rapprochera plutôt des activistes qui luttent pour la libération de Sacco et Vanzetti. Beau clin d’œil à l’histoire et à des personnages réels.
«Élisabeth Gurley Flynn portait une élégante robe sombre que sa mère lui avait confectionnée. Hormis un pendentif mince et sobre, elle n’arborait aucun artifice. Son magnétisme et son charme naturels lui suffisaient pour séduire une foule et la gagner à sa cause. Ses discours, qu’elle préparait soigneusement, savaient toucher les cœurs et ouvrir les esprits. De ses séjours en prison, toujours pour sédition, elle avait appris la patience et la persévérance, mais pas la soumission.» (p.233)

Les travailleurs

Encore une fois Marie-Paule Villeneuve explore un monde peu décrit par les écrivains du Québec. Le monde ouvrier, les syndicats sont rarement des milieux privilégiés par les littérateurs. On ne peut s’empêcher d’évoquer «La grande chamaille» de Jean-Alain Tremblay qui décrivait les mêmes luttes et les mêmes combats mais en faisant vivre ses héros dans le microcosme de Chicoutimi et Jonquière.
Marie-Paule Villeneuve embrasse la diaspora francophone de l’Amérique, fait voir l’envers du monde par les yeux de Victoria qui n’hésite jamais à bousculer des tabous, à se laisser séduire par le père Jean, un Oblat à la soutane légère.
«Dans la chambre aménagée dans un coin de la sacristie, entre la crèche de Noël et les différents personnages de la nativité, Victoria avait connu l’extase dans les bras du père Jean. Trop heureux de se retrouver, leurs corps n’arrivaient pas à se détacher. Sur le matelas recouvert de nappes d’autel et garni d’ornements sacerdotaux, le père lui avait juré qu’il n’avait jamais connu un tel bonheur.» (p.195)
Un roman efficace, sans fioriture, même si parfois, Marie-Paule Villeneuve délaisse un peu la trame romanesque pour s’étendre dans des descriptions des usines, des façons de préparer les allumettes ou le coton. Certains dialogues manquent un peu de naturel aussi.
Qu’importe! Les personnages permettent de découvrir, page après page, un volet méconnu de notre histoire, des luttes et des combats qui, qu’on le veuille ou non, ont changé le Québec et préparé lentement la venue de la Révolution tranquille.
Victoria est un personnage attachant et souvent ce roman historique devient un véritable thriller. Une belle manière de livrer un pan de cette histoire méconnue, de faire connaître le sort de ceux et celles qui ont franchi la frontière pour améliorer leurs conditions de vie.

«Les demoiselles aux allumettes» de Marie-Paule Villeneuve est paru chez VLB Éditeur.

jeudi 8 novembre 2007

Un vrai bonheur signé Lise Tremblay

Pour connaître un peu Lise Tremblay, j’ai eu l’impression tout au long de ma lecture de l’entendre rire, raconter ses histoires avec l’humour qui lui est propre. Difficile de ne pas confondre la narratrice avec la romancière qui nous ramène à Chicoutimi-Nord, rue Mésy, à la fin des années soixante.
Son héroïne, une jeune fille de douze ans, voit sa vie basculer pendant ce qui devait être l’été de tous les enchantements.
Claire, la sœur de Judith, sa meilleure amie, la plus belle fille de la ville, doit rencontrer Bruce des Sultans et l’accompagner lors de sa grande tournée d’adieu. La danseuse à gogo est victime d’un accident d’auto et les rêves s’effritent. Même son mariage n’est plus possible avec le fils des Blackburn, un futur médecin. Marius, le garçon qui capte tous les regards, trahit en épousant une fille ordinaire en délaissant son uniforme de joueur de baseball. Le monde s’effrite.
Surtout, la fillette prend la relève de sa mère pour «faire le ménage», surveiller ses frères et garder chez des voisins pour amasser un peu d’argent. Elle confronte la violence, la mort, la folie, la sexualité et s’éloigne peu à peu de Judith. À Chicoutimi-Nord, comme partout au Québec, l’époque est incertaine en ce début de Révolution tranquille. Comme si tous les secrets de famille sortaient sur la galerie pour se promener au grand jour.

Fillette inoubliable

Des personnages fascinants. Une mère qui a sacrifié ses rêves en se mariant, mais qui est demeurée rétive, ne jurant que par l’éducation, refusant les chimères qui font soupirer les adolescentes et bomber le torse aux garçons. La politique la fascine et elle n’hésite surtout pas à faire connaître ses idées.
«Ça fait deux semaines que l’école est finie. Je ne peux pas beaucoup sortir parce que ma mère est toujours partie le soir. Elle fait du porte-à-porte dans le quartier pour faire élire un nouveau maire parce que l’autre, celui qui est là depuis vingt ans, est un vrai voleur et c’est le temps que les choses changent. Je n’aime pas qu’elle se mêle de cela, même monsieur Bolduc l’a dit à mon père, il ne laisserait pas madame Bolduc faire de la politique ainsi. Ce n’est pas la place des femmes.» (p.37)
Peu à peu le lecteur surprend des drames, des obsessions et des vies ratées dans ce quartier pourtant bien tranquille. La rue Mésy est un champ d’initiation qui glisse vers l’avenir et défait le passé. Il y a aussi cette passion pour les livres et des découvertes qui font espérer un monde autre. Tout peut être différent, peut-être…

Thèmes marquants

On retrouve dans «La sœur de Judith», une fascination pour la nourriture, l’obésité et les livres. Des thèmes qui marquent tous les ouvrages de Lise Tremblay.
«Le bonhomme Soucy n’était toujours pas réapparu. J’ai écouté ce que ma mère disait au téléphone à madame Bolduc. Après, elle a explosé : elle m’a dit d’arrêter de l’espionner comme ça. Je ne sais pas ce qui m’a pris mais j’ai explosé moi aussi. Ça m’arrive parfois, je ne peux pas m’en empêcher. Je lui ai crié qu’elle ne voulait jamais que je sorte, qu’elle trouvait toujours des défauts à mes amies. Je me demandais bien où je pouvais aller, je ne pouvais pas disparaître. Je ne voulais pas, mais je me suis mise à pleurer. Je suis partie dans ma chambre. J’ai pris un «Brigitte» et comme toujours, quand je commence à lire, j’oublie et je cesse de pleurer.» (p.80)
Un portrait saisissant! Qui sait, la rue Mésy à Chicoutimi-Nord deviendra peut-être aussi connue que la rue Fabre de Michel Tremblay un jour. Sans doute à cause de la mère qui subjugue malgré ses sautes d’humeur, du père si compréhensif qui doit s’exiler dans la forêt et tous les malmenées qui viennent se confier dans cette cuisine qui fait honte à la narratrice. Un véritable éloge du quotidien et de la vie dans ce qu’elle a de plus simple.
Cette fois, plus que jamais, l’écriture de Lise Tremblay laisse la place aux personnages et ne cherche jamais à compliquer les choses. Un pur bonheur.

«La sœur de Judith» de Lise Tremblay est paru chez Boréal Éditeur.
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/lise-tremblay-1586.html

jeudi 1 novembre 2007

Christian Mistral : l’écrivain avant tout

Dans «Léon, Coco et Mulligan» de Christian Mistral, j’ai retrouvé l’écriture qui m’a accroché dans «Vamp» et «Vautour». Cette fois, Mistral nous attire dans le carré Saint-Louis, un lieu connu des artistes et de la bohème montréalaise. Dans les années 70, avant que la rue Prince-Arthur ne devienne un lieu touristique fréquenté et une très belle chanson de Pierre Flynn, on pouvait y croiser tout le milieu littéraire.
Léon affirme être romancier, mais il est incapable d’écrire l’œuvre qui le sortirait de l’anonymat. Il a sillonné une partie de l’Amérique avec son ami Coco qui vit dans sa bulle et déclame les poèmes d’un certain Mulligan. Un schizophrène qui tente d’écrire, mais n’arrive qu’à répéter les poèmes de son idole.
Une étrange amitié lit ces êtres dissemblables. Un duo qui n’est pas sans rappeler George et Lennie, les inséparables compagnons inventés par John Steinbeck dans «Des souris et des hommes».
«Les origines de leur association demeuraient mystérieuses pour la plupart des gens. Rares étaient ceux qui savaient d’où ces deux-là sortaient, depuis quand ils se connaissaient, pourquoi ils restaient ensemble. Non pas qu’on pût les accuser de délibérément nourrir l’énigme, mais ils n’en parlaient jamais. Seulement, quiconque les observait quelques jours s’ébahissait de leur parenté d’esprit hors du commun, de l’affection mêlée de dépit les unissant, et de la rude tendresse qui sous-tendait leurs simulacres de querelles, comme une paire de jumeaux qui se sautent à la gorge lorsqu’ils sont ensemble et ne trouvent pas le sommeil dès qu’on les sépare; comme un couple de vieux mariés qui se disent leur amour à grandes tapes sur la gueule.» (p.59)
Coco et Léon sont liés par un amour inconditionnel qui se traduit par des gestes tendres et une générosité qui n’exige rien en retour. Une fraternité qui intrigue et fascine.

Le rêve

Les deux rentrent à Montréal après un long exil, dénichent un appartement qu’ils partagent avec un chauffeur de taxi. Ils survivent grâce à de mystérieux chèques que reçoit Coco à tous les mois. Léon s’attaque à la grande œuvre, sillonne le carré Saint-Louis, s’attarde auprès de John, un chanteur de rue plutôt arrogant, se lie d’amitié avec les prostituées. Incapable d’écrire une page qui trouve grâce à ses yeux, il songe à porter son rêve dans une autre ville. Coco pour une fois en décidera autrement. Le lecteur finit par comprendre que Mistral a inventé une fable autour du poète Émile Nelligan, l’imaginant dans notre époque, vivant de ses droits d’auteur, partageant la rue et les parcs avec les éclopés qui poursuivent des songes inaccessibles.
Plus que tout, Montréal est mis en scène, le secteur du carré Saint-Louis. Il en fait un personnage qui respire, vibre et séduit. Comme si la ville accueillait les éclopés et les protégeait à sa façon. C’est ce qui rend ce court roman fort attachant.
«Un tapis d’herbe bleue, jaune et verte bordait le trottoir, et quelques pissenlits pointaient çà et là vers le ciel obscurci de nuages irritables et ronds comme des femmes enceintes. Hormis ces pousses rares, rien ne venait troubler la plate unité du sol, par un brin de gazon plus court que ses voisins, pas une plaque dissemblable; qu’une vaste étendue de pelouse municipale, soigneusement entretenue par la voirie, débarrassée des reliefs de la fête qui, aux jeunes heures du matin, lui mettaient un peu de rose aux joues. Car la terre a un visage, des pores qui respirent, des oreilles qui entendent et une voix qui murmure.» (p.99)
Il faut plonger dans les livres de Mistral pour découvrir un écrivain formidable, Surtout, il faut oublier toutes les rumeurs qui collent au personnage.

«Léon, Coco et Mulligan» de Christian Mistral est publié chez Boréal Éditeur.

jeudi 25 octobre 2007

Bertrand Gervais crée une belle féerie

Après «Les failles de l’Amérique» le volumineux roman de Bertrand Gervais qui entraînait le lecteur en Californie, mettant en scène un Québécois obsédé par les tueurs en série, je m’attendais à tout. Cet ouvrage époustouflant, oscillant entre le fantasme et le réel, m’avait troublé particulièrement en 2005.
Cette fois, Gervais s’abandonne aux avenues de l’imaginaire et de la fantaisie, invente un Montréal familier et étrange. «L’île des Pas perdus», à la fois conte et fable, plonge le lecteur dans le monde de l’imprimé, le véhicule par excellence du merveilleux. Pour Caroline, la jeune héroïne du roman, tout passe par l’écrit. Elle doit être une lointaine cousine d’Alice de Lewis Carroll.

Trame dramatique

Pour oublier sa douleur, le père de Caroline, qui a perdu sa femme dans un accident de voiture, a inventé une île où un architecte a créé un monde merveilleux. Une manière de rendre hommage à son épouse décédée dans des circonstances tragiques. Les deux histoires se chevauchent. Un monde initiatique, paradisiaque et séduisant que la jeune fille croit réel. Fiction et réalité se bousculent dans son esprit.
À la recherche de ses pouces qu’elle a perdus en oubliant sa promesse de ne plus les sucer, elle fugue, découvre un Montréal gothique où les zuggies et les Gardiens de Gutenberg se partagent difficilement le territoire. Un monde de violence dure et aveugle, où des enfants abandonnés s’inventent un univers en marge du monde adulte pour survivre.
Rapidement l’écrit occupe tout l’espace. Les Gardiens de Gutenberg, réfugiés dans le Palais du livre, vendent des livres au coin des rues, fuyant les zuggies qui haïssent tout savoir et terrorisent tout le monde. Marginalisés, la culture et l’imprimé deviennent un sujet de recherche pour un professeur de l’Université du Québec à Montréal qui a inventé l’écriture transgénique.
« Disons qu’on veuille moderniser le tout. On prend un gène d’un autre auteur, disons de Vladimir Nabokov- c’est un compatriote, ils devraient pouvoir s’entendre-. Et on l’insère dans cette phrase de Léon. Qu’est-ce que ça donne ? Écoute à nouveau. Tu verras, la différence est appréciable: «Toutes les familles heureuses sont plus ou moins différentes, toutes les familles malheureuses se ressemblent plus ou moins.» Ce n’est plus aussi naïf ! Et ça nous parle directement. » (p.88)
Un monde onirique, semblable au nôtre avec ses violences, ses folies et ses obsessions; un monde où le merveilleux permet de triompher des pires douleurs et, peut-être, de transcender la mort de ceux que l’on aime.
«Tous les temps sont liés, comprends-tu? Le passé, le présent et le futur. Et c’est notre pensée qui les relie. Notre esprit. Sans lui, les temps s’éparpillent, ils fuient dans tous les sens comme une foule qui panique. C’est notre imagination qui les fait travailler ensemble. C’est de cette façon que les secrets deviennent les signes de l’avenir.» (p.109)

Rôle de l’écrit

L’écrit devient un outil qui ligote le temps et permet de faire revivre les êtres qui disparaissent prématurément. Il donne ainsi une chance à l’avenir.
«Et si tu veux que ton amie reste vivante non seulement pour toi, mais pour tous, pour moi ou pour ton papa, il faut simplement que tu mettes par écrit ce que tu as imaginé dans ta tête. Comme ça, ton amie vivra pour tout le monde qui te lira. C’est presque révolutionnaire!» (p.176)
Bertrand Gervais démontre dans «L’île des Pas perdus» sa grande virtuosité et se laisser porter par son imaginaire pour notre plus grand bonheur. Un magnifique plaidoyer pour l’écrit et le droit à l’invention.
«Le Palais des livres est un endroit féerique. Pour un bibliophile, du moins. Il n’y a que ça à perte de vue. Des livres, des livres et encore des livres. Sur cinq étages. Un escalier central, illuminé par un puits de lumière, donne au lieu un charme espagnol, et pas un seul mur n’est libre d’étagères toutes encore remplies de bouquins aux dos délavés par le temps.» (p.95)
Une restriction peut-être? Les longs extraits de «L’île des Pas perdus» d’un certain J.R. Berger, un nom inventé à partir de celui de l’auteur. L’action s’étiole dans les descriptions qui nous coupe de la quête de Caroline.

«L’île des Pas perdus» de Bertrand Gervais est publié chez XYZ Éditeur.

jeudi 18 octobre 2007

Gilles Jobidon nous entraîne ailleurs

Je connaissais Gilles Jobidon de nom. Le hasard a fait que je suis passé à côté de ses romans. Les chemins de la lecture sont pleins de détours, de poussées et de raccourcis difficiles à expliquer. Ses ouvrages pourtant ont retenu l’attention de la critique et je n’ai lu que de bons mots pour «La route des petits matins» (le beau titre !) et «L’âme frère». Son premier roman raflait le Robert-Cliche, le prix Anne-Hébert et le prix Ringuet de l’Académie des lettres du Québec.
Je me suis faufilé dans l’œuvre de cet écrivain par la petite porte si l’on veut. «D’ailleurs», un recueil de sept nouvelles vient de paraître chez VLB Éditeur. À peine si l’ensemble couvre quatre-vingt pages, mais c’est bien suffisant pour vous entraîner dans un pays du Sud, à Paris et en Afrique sans rompre avec le Québec. Ces «ailleurs» troublent et dérangent. À chaque fois la vie se rompt et laisse l’âme à la dérive malgré un humour subtil et parfaitement maîtrisé. Dans «Ly Sanh», un enfant perd sa grand-mère et la retrouve «dans une urne funéraire».
«Trois jours plus tard mamie Ly était revenue. Le problème, c’est qu’elle n’était pas tout à fait dans son assiette, c’est une façon de parler. En fait, elle était en poudre. C’est fou comme c’est petit une grand-mère en poudre, comparée à une vraie grand-mère dinosaure précambien. Maman nous a expliqué à mon frère et moi qu’elle était mourue, qu’on l’avait fait entrer dans le cinérateur et qu’elle en était ressortie comme ça, en poudre.» (p.40)

Les bascules

Toutes les nouvelles sont constituées d’événements qui bouleversent les personnages. Un incident et la vie bifurque brutalement. Monsieur Henry décide d’annoncer à son épouse qu’il s’est résolu à vendre son restaurant. Il est foudroyé en comprenant que sa femme aime son meilleur ami. Une photographe participe à un safari africain avec son modèle et inspiratrice. Une tragédie la ramène à Montréal. Elle délaisse son art, s’abandonne à la dérive. L’élan créateur est disparu.
«La beauté constitue alors pour Patricia une véritable obsession. En quelques années, son œuvre a glissé lentement de l’esthétique des objets à la splendeur de la nature. Ensuite, elle a exploré la beauté féminine grâce à son amie Sara, une métisse aux ancêtres navajos et africains du côté maternel, scandinaves du côté paternel. Une beauté rare, fascinante.» (p.51)
Des fausses confidences à New York, «un pull» obsède un Montréalais de passage à Paris, un homme marié tourne autour d’un jeune homme comme un papillon de nuit. Le texte le plus étonnant met en scène Théodausse Pierrrichon, président d’une compagnie d’assurances et iconoclaste. Il entraîne le lecteur dans les aberrations d’une humanité qui tout au long de son histoire brûle les livres, le symbole de la connaissance. Un bijou d’humour et d’érudition.
«L’homme devint intarissable lorsque le récit s’engagea sur une des périodes les plus noires de l’humanité, si ce n’est la plus carbonifère pour l’histoire du livre, curieusement appelée la Sainte Inquisition. Son père décrivait non sans humour cette « lumineuse » période durant laquelle un nombre incalculable de brasiers « éclairèrent » la nuit qui s’était abattue sur l’Ancien et bientôt le Nouveau Monde. Cette « sainte » avait en effet sévi durant plus de trois cents ans. L’auteur précisait que, pour les millénaristes et les démagogues de tout acabit, seuls les illettrés sauvent le monde des visions mégalomanes des libres penseurs, des scientifiques, et des artistes, bien sûr.» (p.69)

Un orfèvre

Gilles Jobidon, on l’a souvent souligné, est un écrivain qui cultive une écriture très personnelle. Il trouve dans ses nouvelles un ton, une manière qui fait éclater les balises, brosse sa phrase, la peaufine, trouve le mot juste, n’hésite jamais à nous étourdir un peu malgré une apparente limpidité. Un délice pour le lecteur qui aime se faire surprendre, apprécie les textes qui évoquent les délicatesses de la porcelaine.
Oui, je me tourne vers ses romans pour savourer cette écriture et découvrir des univers. L’important, c’est que j’ai fini par croiser cet écrivain particulièrement original, malgré les routes qui nous avaient éloignés jusqu’à maintenant.

«D’ailleurs» de Gilles Jobidon est publié chez VLB Éditeur.