Nombre total de pages vues

jeudi 20 octobre 2022

L’ÉTRANGE RECHERCHE DE FANIE DEMEULE

JE ME DIS SOUVENT que Fanie Demeule est complètement tordue. Voilà une romancière qui m’étonne, me dérange et me perturbe. Je ne rate jamais l’un de ses livres pourtant. Elle aborde des sujets que jamais je n’oserais effleurer dans mes aventures de souffleur de mots. L’auteure la plus originale et intrigante que je connaisse. «J’aime croire que de me tourner vers la part d’ombre est ma manière d’enjoliver notre course fatale. En vérité, je veux égoïstement que mes écrits me pérennisent. Deviennent mes fantômes.» (p.81) Tout est dit. Pour ceux et celles qui cherchent des sentiers peu fréquentés et particulièrement abrupts. Suivre Fanie Demeule est une aventure qui me laisse toujours avec un paquet de questions. C’est peut-être pour ça qu’un auteur publie. Pour nous secouer, nous empêcher de nous engourdir dans nos habitudes et élargir notre perception du monde.

 

Fanie Demeule regroupe dans Je suis celle qui veut sauver sa peau une quinzaine de nouvelles parues ici et là dans des revues entre 2017 et 2021. Des versions revues, j’imagine. Je m’arrête souvent dans un texte de cette auteure prolifique pour reprendre mon souffle, chercher la face cachée d’une histoire qui va au-delà de l’étrangeté et du sordide. L’écrivaine aime provoquer son lecteur et le traquer dans ses peurs et ses répulsions. Elle m’abandonne au détour d’une phrase où je me demande pourquoi je la suis dans ces chemins si tortueux et déroutants. 

Que ce soit la femme qui trompe tout le monde et s’enlise dans ses mensonges dans Roux clair naturel ou Mukbang qui fut pour moi une révélation. Jamais je n’aurais pu imaginer que quelqu’un ingurgite autant de nourriture pendant une émission de télévision, devienne une vedette qui se gave et que l’on idolâtre. De quoi faire des cauchemars et certainement un symptôme d’une société de consommation qui cherche à tout posséder et qui met la planète en danger. 

Dans Je suis celle qui veut sauver sa peau, madame Demeule, joue avec une situation banale, ordinaire qui nous entraîne dans un moment où tout dérape et glisse dans l’irrationnel. Un couple va camper pour quelques jours en montagne. Un orage assez violent frappe les randonneurs et la jeune femme devient hystérique devant le déchaînement des éléments. Elle met en péril la vie de son compagnon en dévalant les pentes. Et j’ai imaginé que c’est là une manière pour Fanie Demeule de me pousser le plus souvent possible dans l’incompréhensible et des comportements qui échappent à toute logique. 

 «C’est assuré. En cas d’urgence, je me soustrais et t’abandonne. Je ne suis pas celle qui assurera ta survie, encore moins ton bien-être. Je serai celle qui se foutra de tout; de la bienséance, de ma dignité, des autres, de toi. Je te pousserai à la mer pour prendre ta place dans le canot de sauvetage. Je suis celle qui veut survivre à tout prix.» (p.9)

C’est peut-être là le fil conducteur de son écriture. Fanie Demeule obéit à son instinct et ses pulsions. Elle refuse les réactions formatées et la retenue n’est pas un mot de son vocabulaire. Elle aime les êtres excessifs et les entraîne souvent dans des situations où ils y laissent leur peau. 

Le texte intitulé Le jet m’a dérangé. Comme si elle abordait un sujet tabou qui me touchait particulièrement. Une femme prend plaisir à surprendre les hommes pendant qu’ils urinent. Une sorte de perversion où le personnage est prêt à toutes les manœuvres pour satisfaire cette obsession.

«Qu’on ne se m’éprenne pas : je me vous de voir la bite. Tout ce qui m’intéresse dans cette scène est le jet, ce trait translucide, continu. L’arc net que forme le jet décrit une trajectoire parabolique reliant le pisseur au reste du monde, telle une corde métaphysique. Ce jet divin, surréel, que j’entends parfois, au comble de ma joie, gicler sur la porcelaine.» (p.30)

Un peu déviant, un tantinet pervers. Une forme de voyeurisme plutôt étonnant et anodin quand on y pense. Un sujet que personne n’ose aborder et qui prend une direction particulière.

 

BASCULE

 

Alliage s’amorce comme un texte féministe. Une travailleuse s’impose dans le domaine de la construction, un secteur réservé aux mâles même si certaines se faufilent dans cet univers depuis quelques années. L’ouvrière est habile et son savoir-faire est reconnu. Les hommes maugréent et se sentent menacés. Un accident provoqué, une mort horrible. Tout pourrait s’arrêter là, mais Fanie Demeule nous pousse plus loin. Une autre reprend la tâche avec une compétence similaire et un terrible acharnement. La vengeance sera à la hauteur.

«La jeune est réceptive, intuitive, j’oriente ses mouvements, aiguillonne ses choix. Le mur que j’avais laissé en plan s’achève en un rien de temps. Ses gestes ne sont pas complètement les miens ni entièrement les siens. Ils sont à mi-chemin entre les deux. L’œuvre d’un nous indiscernable.» (p.59)

Un ésotérisme où les femmes recourent à la sorcellerie pour travailler le métal et lui donner les formes qu’elles souhaitent. Une manière de s’imposer et de se soutenir au-delà de sa propre vie.

Cet ultime rendez-vous flotte dans les nouvelles de Fanie Demeule même si les personnages ne s’effacent jamais totalement et s’accrochent pour orienter les gestes des vivants. Une sorte de sororité pour le meilleur et souvent le pire. 

«Au sous-sol, je ne cesse de ressasser ma mort en tentant de la défaire, de la déjouer. Quand une chose décède, ne serait-ce qu’une seule fois, il est difficile de la ramener à la vie. Tout le monde le sait. Je pousse mes vœux pieux alors que d’autres émettent des vagissements dans l’oreille des dormeurs. Mais je continuerai de vouloir me réanimer. Mon acharnement n’aura pas de fin.» (p.113)

Le personnage refuse la mort et s’accroche à son milieu antérieur. Ça peut devenir angoissant, autant pour les vivants que pour ces morts qui rejettent leur sort et restent dans une sorte de «purgatoire». Pas très apaisant. Mais on n’écrit pas pour rassurer les gens.

 

INTOLÉRABLE

 

Madame Demeule nous entraîne souvent dans l’intolérable et même le sordide. Surtout dans son dernier texte Reliques où son personnage décrit ceux qui ont échappé à la décrépitude. Catherine de Sienne, une sainte qui n’a pas fini sous la torture ou encore lors d’une agression crapuleuse, est le prétexte de ce récit. Son corps imputrescible fait l’objet d’une vénération étrange. Une croyance assez primitive, rarement contestée. Il y a quelque chose de morbide dans tout ça. La narratrice, très consciente de sa mort, dicte ses volontés. 

«Elle s’avancera, rabot en main, et entreprendra la tâche la plus laborieuse. C’est elle qui écorchera ma peau pour la tanner et en recouvrir nos fauteuils. Désormais, ce sont mes bras et mes cuisses qui accueilleront la visite.» (p.155)

Des nouvelles qui permettent d’explorer l’univers d’une écrivaine qui ne se contente jamais des apparences. Elle me perturbe et me secoue dans mes habitudes et surtout, mes aventures livresques. C’est comme si elle se plaisait à jouer la mauvaise conscience qui cherche à me déstabiliser en me montrant un autre versant du monde, en se moquant de la rationalité qui masque toutes nos folies et nos obsessions. C’est sans doute pourquoi je la lis et que ses choix d’écriture me fascinent malgré bien des questionnements. 

 

DEMEULE FANIEJe suis celle qui veut sauver sa peau, Éditions HAMAC, Montréal, 176 pages.

 

https://hamac.qc.ca/livre/je-suis-celle-qui-veut-sauver-sa-peau/