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mercredi 19 avril 2023

LISE DEMERS RESTE TRÈS PERTINENTE

LISE DEMERS raconte, dans l’avant-propos de son roman Le poids des choses ordinaires, qu’il y a vingt ans, pas une maison d’édition n’avait voulu de son manuscrit à la fois politique et contestataire. Un ouvrage qui nous plonge dans les coulisses du gouvernement et de l’enseignement supérieur, qui permet de suivre les manœuvres que certains individus sont prêts à faire pour atteindre les plus hauts sommets. Le pouvoir est un aimant puissant qui finit par piéger à peu près tout le monde, même ceux qui désirent changer les façons de faire en restant intègre et fidèles à leurs principes. Un ministre sur son déclin, redresseur de torts dans sa jeunesse, un professeur d’université qui a su se faufiler dans toutes les instances de l’état, un journaliste sans compromis, une comédienne célèbre devenue une icône, voilà les personnages qui se croisent, se confrontent, s’aident, s’aiment et s’accompagnent pour le meilleur et le pire dans cette histoire pleine de rebondissements. C’était il y a vingt ans, c’est aujourd’hui et demain.

 

Ça ne m’étonne guère que l’on ait refusé ce manuscrit, il y a vingt ans, parce que les éditeurs du Québec se sont toujours montrés frileux en ce qui concerne les questions politiques et les contestations sociales et ouvrières. Et ce n’est pas d’hier. Historiquement, rappelons le sort réservé à Marie Calumet de Rodolphe Girard, à La Scouine d’Albert Laberge ou encore au roman de Jean-Charles Harvey, Les demi-civilisés. On peut ajouter à cette liste Pierre Gélinas. Les vivants, les morts et les autres a été ostracisé et banni en 1959 à cause de son incursion dans les coulisses du syndicalisme et des militants communistes. 

La vie de ces audacieux, la plupart des journalistes, est devenue un enfer après la parution de leurs ouvrages. Ils ont perdu leur emploi et certains ont dû s’exiler pour survivre. Le clergé les avait marqués au fer rouge et quand un évêque lançait un anathème contre une publication au début du siècle dernier, c’était la misère assurée pour son auteur. Une bien triste histoire pour ces écrivains qui osaient s’aventurer dans la marge et montrer les travers et certaines habitudes des Québécois d’alors ou des Canadiens français. 

 

FICTION ET POLITIQUE

 

Tout comme il est difficile de mettre la main sur les ouvrages qui font revivre les grands événements qui ont secoué notre société et qui l’ont traumatisée jusqu’à un certain point. Je pense à la révolte des patriotes de 1837 qui n’a guère trouvé d’échos à l’époque dans notre milieu fictionnel. Curieusement, c’est un Français bien connu, Jules Verne qui a traité de cette insurrection dans Famille-sans-nom publié en 1889, un roman qui nous plonge dans cette révolte. L’auteur de Voyage au centre de la terre et du Tour du monde en 80 jours n’hésite pas à parler de génocide envers la population francophone du Canada. Il a fallu Louis Caron pour revenir sur cette période dans Les fils de la liberté. Cette trilogie s’attarde aux troubles de 1837, à la résistance de Louis Riel et des métis dans l’Ouest canadien en 1869, enfin à la crise d’Octobre en 1970. Les publications qui se penchent sur ces événements sont exceptionnelles. Et, qui s’est aventuré du côté du référendum de 1980 et 1996. 

Même de nos jours, les écrits littéraires abordent rarement de front les luttes pour la syndicalisation et l’indépendance du Québec. Bien sûr, on trouve certains ouvrages, mais mettre le doigt sur des histoires qui racontent ces périodes traumatisantes est peu fréquent. Peu d’auteurs ont l’audace d’un Louis Hamelin qui a replongé dans la crise d’Octobre avec La constellation du lynx. Des sujets qui demeurent un peu tabou et que l’on mentionne toujours du bout des lèvres en ressassant les clichés que les politiciens ont su nous enfoncer dans le cerveau. Si c’était l’Église qui agissait comme frein avant la Révolution tranquille, c’est maintenant certains chroniqueurs qui rendent ces sujets inoffensifs en répétant que cela n’intéresse plus personne. Pourtant… Et avec la dictature du «moi» et du «je» de plus en plus omniprésente dans les médias, on ne risque pas de voir cette tendance se modifier dans les années à venir. 

 

ÉDITIONS

 

Lise Demers face à ces refus et cette incompréhension a fondé les Éditions Sémaphore pour publier ce premier ouvrage de cette maison qui fête ses vingt ans cette année. Un texte dérangeant et particulièrement percutant. Un roman qui aborde la question identitaire des francophones du Québec, les concessions que les politiciens font devant les grandes puissances d’argent, les chercheurs universitaires qui se faufilent dans les coulisses du pouvoir pour rafler toutes les subventions et qui acceptent des montants importants des entreprises privées. Ils perdent ainsi toute autonomie et en arrivent à détourner la mission des institutions de haut savoir au profit des multinationales. Cette situation s’est répandue partout au cours des dernières années. Plus que jamais, ces sujets sont d’une actualité brûlante et il faudrait y ajouter le lobby des pétrolières et des GAFAM qui font la pluie et le beau temps dans notre monde des communications. C’est pourquoi l’idée de republier ce roman pour marquer les vingt ans de cette maison d’édition est un événement.

 

«Loin de s’immoler, Vincent avait abdiqué et sauvegardé sa réputation quelque peu amochée en remerciant certains de ses collaborateurs. Les moins impliqués dans l’affaire avaient écopé, les autres, aussi habiles organisateurs politiques que magouilleurs, avaient dégusté leurs marrons chauds. Paul Royer démissionna de son poste et devint conseiller juridique chez Valmont avant de prendre le contrôle de la compagnie. Vincent s’était tu, se découvrant un amour immodéré pour le jeu entre initiés. Son silence, solidarité ministérielle oblige, lui valut honneur et nouveau ministère.» (p.42)

 

Je songe à ces enquêtes que tous réclament à grands cris et qui accouchent de pétards mouillés. La Commission Charbonneau, par exemple, et le scandale des commandites qui ont fait échouer le référendum de 1995. Et ce n’est pas du côté américain que l’on peut se rassurer quand on voit les magouilles et les manœuvres d’un certain Donald. 

 

JEUNESSE

 

Le poids des choses ordinaires n’a pas pris une ride. Lise Demers n’hésitait pas à se faufiler dans les dessous de la politique, à décrire les stratagèmes de certains qui se ferment les yeux et se bouchent le nez, cautionnant des atrocités sans nom. 

Tout cela incarné par quatre amis d’enfance qui ont emprunté différents chemins pour se hisser dans les hautes sphères du pouvoir et de la recherche universitaire. Tous, sauf un, qui consacre sa vie à débusquer les manœuvres des élus. Un scribe qui dénonce les agissements des figures connues en pratiquant un journalisme d’enquête de plus en plus nécessaire et important dans notre information spectacle. Ces amis sont liés par un secret, un drame dont ils ont été témoins et des


complices d’une certaine façon, alors qu’ils étaient des adolescents. Une histoire qui les unit, les étouffe, fait en sorte qu’ils ferment les yeux la plupart du temps pour se protéger. Comme quoi certains événements peuvent vous marquer et orienter un parcours d’adulte. Heureusement qu’il y a Édouard, le journaliste, la conscience, l’incorruptible qui est là pour révéler les choses et briser ce pacte. La vérité finit par éclater et elle est horrible, mais les mystificateurs trouvent rapidement le moyen de s’en sortir et de rebondir. Personne n’est imputable dans le milieu politique et de la recherche.

La quête des faits masqués par les harangues et les mascarades que sont devenues les conférences de presse est encore et toujours une nécessité dans notre monde qui ressasse des mythes et des discours sur le progrès et la prospérité qui nous poussent vers la destruction de la planète. 

 

QUÊTE

 

Il y a les écrivains, heureusement, pour raconter des vérités que personne ne veut entendre, des idéalistes que l’on refuse dans les maisons d’édition, que l’on rejette du revers de la main parce qu’ils risquent de perturber et qui sait, peut-être de compromettre certaines subventions. Pire, les journalistes ne s’attardent que très rarement à ce genre d’ouvrage. Lise Demers a eu raison de s’entêter et de publier ce livre il y a vingt ans et c’est un devoir que de le ramener dans l’actualité même s’il n’y aura pas beaucoup de bruit autour de l’événement. Elle ne sera pas invitée à Tout le monde en parle et, encore moins, au spectacle de ce Monde à l’envers

Que ça fait du bien de lire ça dans une époque où l’humour est devenu une pandémie qui squatte tous nos médias! Lise Demers maintient cette petite flamme qui permet de communiquer en envoyant des signes lumineux qui nous guident. C’est heureux parce qu’il faut garder l’espoir, croire que l’on peut effleurer la vérité même si cela se fait le plus souvent dans la plus terrible des discrétions. Je ne peux que penser à cet opposant Vladimir Kara Mourza, dissident et opposant à la dictature de Poutine qui vient d’être condamné à vingt-cinq ans de prison. Le poids des choses ordinaires est une flamme qui indique que la littérature doit servir à dénoncer et à démasquer tous les mensonges, se dresser devant les manipulateurs. Oui, ces auteurs risquent de payer chèrement leur quête, mais ils doivent continuer. «Nulle part, aucun régime n’a jamais aimé ses grands écrivains, seulement les petits.» - Alexandre Soljenitsyne.

 

DEMERS LISELe poids des choses ordinaires, Éditions du Sémaphore, Montréal, 208 pages.

 

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/le-poids-des-choses-ordinaires-2/