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jeudi 12 juin 2025

VICTOR-LÉVY BEAULIEU L'INMOURABLE

VICTOR-LÉVY BEAULIEU est mort dans son sommeil, tout doucement, semble-t-il. Que j’ai du mal avec ces mots! Mon ami Victor-Lévy était «inmourable», comme l’écrit Gérard Bouchard dans «Mistouk». Et je me tourne aussi vers Larry Tremblay qui, en parlant du décès de Claude Poissant, affirme : «Comme si on m’arrachait un morceau de moi». Qu’il a raison! C’est tout un pan de ma vie qui disparaît. On me prend plutôt tout mon parcours de «souffleur de mots». Victor-Lévy Beaulieu, c’est ma réalité d’écrivain depuis plus de cinquante ans.

 

C’est avec lui que j’ai fait mon entrée en littérature en 1971. C’est dire que nous nous croisions depuis plus de cinquante ans. Il a été mon premier éditeur, celui qui, pour la première fois, acceptait les poésies de «l’Octobre des Indiens». Il est devenu alors un ami que je ne voyais pas souvent. Nous étions tous les deux des sauvages qui ne renchaussaient pas beaucoup leurs connivences. On se laissait porter par les événements et les circonstances et, quand nous nous retrouvions, le temps se défaisait. Comme si nous nous étions quittés la veille. 

Je n’oublierai jamais ce petit bureau des Éditions du Jour, rue Saint-Denis à Montréal, en 1971. J’étais là, intimidé, aux côtés de Raoul Duguay, qui ratifiait aussi un contrat pour «Lapôkalipso». Ce dernier lisait tous les articles avec l’attention d’un archéologue qui fouille son petit coin de recherche. Moi, j’aurais signé n’importe quoi, les yeux fermés. Avoir mon nom sur la page couverture d’un livre, c’était prouver à tous que j’étais vivant.

 Grâce à lui, je devenais un «pousseux de crayon», comme répétait mon père, et un poète. J’avais un morceau de papier pour me rassurer, moi qui ai pris tant de temps à me dire écrivain. Il a fallu que je publie cinq ou six titres avant d’utiliser l'épithète. Comme si je me sentais coupable, comme si je trahissais la lignée des hommes de ma famille qui étaient des forestiers de génération en génération, des travailleurs qui se méfiaient des mots écrits et des livres, des hommes qui misaient tout sur leur force physique et qui savaient transcender leur misère par l’exagération et les rires. 

 

ORIGINES

 

Victor-Lévy Beaulieu était d’une région comme moi, de ces terres peu productives où nos ancêtres se sont désâmés, de la forêt et des champs où nous étions plus à l’aise que sur les trottoirs de la rue Papineau. Nous n’avions pas la crainte des arbres que Louis Hémon décrit si bien dans «Maria Chapdelaine». 

Et il a également publié «Anna-Belle», un an plus tard, avant les grandes marées qui ont secoué les Éditions du Jour. Je l’ai retrouvé chez VLB Éditeur avec «La mort d’Alexandre», un roman qu’il a accepté tout de suite en me demandant une seule chose : «Vas-tu le régler le problème de ton père?» Ce fut assez pour que je retravaille toute la dernière partie du texte. Je pensais bien que nous allions nous suivre toute la vie après ça, mais le monde de l’édition est fragile et plutôt imprévisible. La venue de Jacques Lanctôt dans la maison VLB devait tout changer aussi.

J’ai vite pris l’habitude d’aller le visiter dans son beau refuge des Trois-Pistoles, de la paroisse Notre-Dame-des-Neiges, comme il disait pour marquer sa dissidence après les différends qu’il avait eus avec le conseil municipal de Trois-Pistoles. Nous arrivions chez lui, Danielle et moi, pour deux ou trois jours, avions une chambre qui donnait sur le fleuve et les montagnes de Charlevoix, de l’autre côté du Saint-Laurent. 

Le vaste terrain qui déboulait jusqu’au fleuve pouvait satisfaire son goût pour les arbres, les plantes et les bêtes. Le champ descendait doucement vers la voie ferrée qui établissait une frontière entre son domaine et l’eau. 

C’était la seule façon de le rencontrer parce qu’il ne répondait à peu près jamais à mes appels ou encore aux courriels quand c’est devenu la mode. Parfois, il me faisait la surprise de décrocher et s’amusait de ma réaction. Je pense qu’il aimait se faire un peu rare et être courtisé. Et, il y avait certainement un tas de gens qui voulaient lui parler, lui proposer des projets sans compter les hurluberlus qu’il attirait et qui se prenaient pour les nouveaux sauveurs du Québec. Il était une référence après tout et devait se protéger.

 

SÉJOUR

 

J’ai toujours adoré l’ancien manoir French qu’il avait rénové et qui était cerné par les arbres, des lilas, et d’autres espèces qu’il avait choisies et plantées de ses mains. Avec les années, ça ferait une véritable muraille végétale entre la route et cette grande maison où flottait un drapeau de pirate qui tenait tête à tous les vents qui montaient du fleuve. 

Le chien prenait le temps de japper tout son saoul. C’était un rituel que d’être accepté par le chien de Victor qui a changé selon les années et les aléas de la vie canine. Jamais je ne l’ai entendu lever la voix contre l’animal. C’est lors de l’un de ses séjours qu’il m’a fait l’honneur de me demander de participer à la si belle collection «Écrire». Cela donnerait «Souffleur de mots». Plus tard, il serait le seul à vouloir de mon «Réflexe d’Adam».

Nous avions un même amour pour les histoires et les livres, bien sûr, mais aussi celle des arbres et des arbustes, des fleurs et des champs d’herbes sauvages et de tout ce qui s’envole, bondit et rampe. J’avais du mal pourtant à partager sa fascination pour les voitures anciennes, particulièrement pour la Cadillac décapotable «aux ailerons lumineux» dont il était si fier. Tout comme sa passion pour les quilles. Il jouait dans une ligue de Trois-Pistoles et participait aux tournois de fin de saison. En retour, il se demandait pourquoi je perdais mon temps à courir le marathon.

Il avait creusé un étang plus bas pour les canards qui le suivaient quand il arpentait ses terres. Il devenait Moïse guidant sa famille de volatiles. Il y avait aussi l’enclos des chèvres et du bouc Will (un hommage à William Shakespeare) et d’autres bêtes qu’il nourrissait avec plaisir et attention et qui entraient parfois dans la cuisine. Et je ne compte pas les innombrables générations de chats qui hantaient les environs et les étages de la maison. 

 

LES FRAISES

 

C’était souvent le temps des fraises lors de notre arrivée. Il préparait ses confitures et la maison devenait un pain de sucre. Il parlait, plaisantait tout en remuant le contenu de sa grande marmite. Et il racontait des anecdotes. Un admirateur habillé comme son Junior de «L’héritage» était débarqué un matin avec sa caisse de bière pour s'installer sur la galerie. Ou encore cette femme «un peu fêlée du chaudron» qui le talonnait l’été et qui se faufilait dans sa Cadillac «aux ailerons lumineux» pour se faire une petite place dans sa vie, peut-être.

Il connaissait tous les écrivains et écrivaines et pouvait être intarissable. Ou bien, il racontait des moments de son enfance, la terrible rupture qu’avait été pour lui le départ du rang Rallonge et de migrer avec toute la tribu des Beaulieu dans le grand Morial-Mort. Sa peine de devoir abandonner ses champs et la rivière, les bêtes qu’il soignait déjà avec passion. Il n’avait guère plus de seize ans quand il quittait Montréal sur son vieux vélo pour revenir sur les lieux de ses origines, pour bivouaquer et satisfaire son besoin d’espace, de silence, et de respirer à la largeur du fleuve. 

Je lui racontais mes étés dans la forêt, dans un camp que mes parents avaient habité le temps de croire qu’ils fonderaient une nouvelle paroisse au nord de La Doré. Mon bonheur au milieu des cyprès, de surprendre l’ours et l’orignal, ou encore le loup-cervier qui se faisait si rare, et du plaisir aussi de se baigner dans le lac Pémonka aux eaux transparentes. Nous avions un même univers. J’avais la rivière Ashuapmushuan et lui la Boisbouscache.

Le matin, quand le soleil était juste assez haut, nous partions dans sa grande Cadillac «aux ailerons lumineux» et j’avais l’impression d’accompagner un Seigneur sur ses terres. Il nous présentait le pays par les chemins peu fréquentés, des boisés et les lieux qui portaient ses romans, des endroits où des scènes de «L’héritage» avaient été tournées. 

Et brusquement, il freinait. 

Un cheval, le nez sur la clôture, les yeux masqués par une longue crinière, ne bougeait pas. Il ramassait une pomme et s’approchait en parlant tout bas. Je suis convaincu qu’il faisait ça souvent et que l’animal l’attendait. La bête croquait la pomme et Victor-Lévy le caressait de sa main gauche, celle de l’écriture pour montrer toute l’importance qu’il accordait à ce contact. Il adorait les chevaux et en a fait une scène inoubliable de son téléroman «L’héritage». Il savait leur parler. Peut-être un don de son grand-père forgeron et de toute cette lignée d’hommes qui vivaient avec les chevaux sur les terres et dans la forêt. 

 

LE MONDE DE VLB

 

Il nous entraînait dans «Le grenier d’Albertine» au cœur de Trois-Pistoles où il avait toujours quelque chose à régler. C’était le centre palpitant du village. Le lieu servait de restaurant, avec le musée tout à côté où l’on pouvait visionner des épisodes de ses téléromans, se pencher sur les dialogues de «L’héritage». Il avait noirci plus de 10000 pages de sa main gauche. Des photos et des artefacts qui nous expliquaient ses travaux. Il écrivait sur de grandes feuilles de notaire, une écriture un peu étrange que je qualifiais de gothique. Ça le faisait sourire. Même en écriture, il avait besoin d’espace et de respirer l’air du large. Il y avait aussi «Le caveau», où un nouveau texte de lui était présenté chaque été, du vrai théâtre qui ne cherchait pas juste à accumuler les rires. J’y ai vu de belles productions. Et «Le bric-à-brac de l’Homme cheval», que l’un de ses frères tenait. 

On pouvait passer la journée en compagnie de son œuvre et de son univers unique. J’y ai croisé là des écrivains et le comédien Gilles Pelletier, qui était le Xavier Galarneau irascible de «L’héritage». C’était un lieu magique pour moi qui m’intéresse autant à la manière d’écrire qu’aux ouvrages que l’on trouve dans les librairies et les bibliothèques. 

Et que dire de sa fabuleuse mémoire qui lui servait si bien dans ses livres-hommages (Melville, Joyce, Hugo, Kérouac, Nietzsche)? Des textes qu’il ruminait pendant des années, parfois des décennies, comme ceux de Nietzsche. Il finissait par les connaître par cœur presque. Il lisait et relisait ses écrivains favoris jusqu’à les ingurgiter. Il ne prenait jamais de notes et, quand il avait toutes les écritures d’un écrivain en mémoire, il pouvait se lancer et voguer sur la mer océane tout en s’y installant pour dialoguer avec eux d’égal à égal. Une approche peu commune qui tenait plus de l’immersion que de la reptation studieuse, du parcours de la baleine blanche de Melville qui ne craignait pas les profondeurs. 

Et quel lecteur formidable

J’aimais sa maison pleine de livres du Québec et d’ailleurs. Il était un peu triste d’avoir perdu toute la collection publiée aux Éditions du Jour dans un déménagement. C’est le seul regret que je l’ai entendu formuler. 

Tout doit être encore là sur les étages et dans les chambres ou dans sa salle de travail avec ses grandes tables. Il y avait celle où il écrivait ses livres personnels (la table de pommier), la table de l’éditeur et celle des lectures et des manuscrits. Il allait de l’une à l’autre selon les moments du jour. Dormant peu, il pouvait besogner vingt heures par jour. 

 

INVITATION

 

Il était venu à Chicoutimi avec son groupe de l’Aurore pour rencontrer les étudiants du cégep. J’étais alors jeune journaliste et je l’avais suivi pour décrire ce qu’il tentait de faire auprès de ces jeunes. C’est pendant ce séjour qu’il a fait la connaissance de Samek, une magnifique Innue qui jouait de la guitare et chantait. Il en ferait un personnage, Samm, qui hanterait ses livres à venir et qui serait sa première lectrice. Elle sera la seule à entendre la voix du narrateur dans «666 Friedrich Nietzshe».

Je l’ai souvent invité à participer à des événements que nous organisions pour le Salon du livre ou encore pour l’Association des écrivains de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean. 

Je me souviens particulièrement d’un gala du livre. Oui, nous avons eu cela au Saguenay pendant quelques années. Un vrai gala avec des écrivains et des lecteurs, des prix littéraires qui sont accordés maintenant lors du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean. C’était la fête et le président d’honneur animait la soirée avec mon ami Richard Boivin. 

Pour le gala, les invités de marque portaient un Toxedo que nous louions. Ce fut un spectacle de voir Victor-Lévy en Toxedo, avec son chapeau et sa pipe. Et, bien sûr, ses espadrilles un peu usées. Que de rigolades!  

Victor-Lévy Beaulieu aimait rire, plaisanter. Il racontait comment il faisait trébucher Jean-Louis Millette, alias Philippe Couture dans «L’héritage», en modifiant l’ordre des mots de ses réparties.  

Lors de ces séjours, il s’installait à la maison et ne manquait pas d’attirer la curiosité des voisins qui suivaient ses téléromans. Nous partagions un amour pour le hockey et étions de vrais partisans des Nordiques. 

Il avait aussi la fâcheuse habitude de se désister au dernier moment, un cauchemar pour les organisateurs, compromettant souvent l’événement. Ce qu’il m’a fait rager. Assez pour ne plus l’inviter, ce qui faisait bien son affaire, j’en suis certain. 

 

LE MONDE SANS LUI

 

Nous avions le même âge. Lui est né en septembre 1945 et moi, en février 1946. Nous avions peut-être un lointain lien de parenté. Sa mère était une Bélanger, et ma mère, Aline, était aussi une Bélanger. 

Il a été plutôt discret ces dernières années, son corps étant usé. Il ne sortait plus de sa maison et n’arrivait plus à noircir ses grandes feuilles de notaire. Il avait tout mis dans «666 Friedrich Nietzsche», son testament où le narrateur (lui-même) se retire dans une sorte de village utopique faute d’avoir un pays à soi. Il avait pris tout le Québec sur ses épaules et le poids a fini par lui briser les reins. 

Il se confie à Samm.

C’était inévitable. 

J’étais fasciné par cet insomniaque qui travaillait sans arrêt et qui occupait toutes les sphères de la société, suivant en cela les assertions de «Monsieur de Voltaire». Il me reste ses livres. Une bibliothèque presque. Tous ces ouvrages qu’il préparait avec tant de soin. Il adorait les beaux livres, les éditions rares. J’affectionne la première mouture de «Monsieur Melville», les trois tomes publiés chez VLB Éditeur, les illustrations et les motifs. Magnifique, tout simplement, avec la petite baleine comme rappel de sa quête. Et aussi ce personnage de Goulatromba qu’il a croisé dans les dessins de Victor Hugo.

Les médias parlent beaucoup de son œuvre gigantesque, de sa place, de son immense amour du Québec qu’il ne manquait pas de rabrouer souvent. Il est vrai que les hésitations des Québécois lors des deux référendums le désespéraient. Je pense à sa peine quand Jacques Parizeau est mort. C’était un homme à sa mesure qu’il aimait profondément. «L’homme de la plus haute autorité», disait-il. Comme si le politique et la culture se rencontraient avec lui et le grand Jacques, qui se faisait un devoir de lui rendre visite à Trois-Pistoles pendant l’été. 

Je garde surtout sa complicité, son empathie, ses impatiences devant le peu d’envergure et d’ambitions de nos contemporains, de cette peur qui nous empêche d’entreprendre la plus folle des aventures, soit celle de se donner un pays. Son amour pour les écrivains, les récits étranges qui font de son «Manuel de la petite littérature du Québec» un bijou. 

Allez mon ami Victor. Je suis triste et en même temps serein. J’ai tous tes livres pour naviguer encore sur la mer océane de toutes tes inventions, celles des pays les plus lointains et celles de «ce pays qui n’est toujours pas un pays».

mercredi 14 juin 2023

VICTOR-LÉVY BEAULIEU ET JACK KÉROUAC

UN ÉCRIVAINen prenant de l’âge, s’éloigne la plupart du temps de la fiction pour se réfugier dans le récit ou des textes courts plus personnels. C’est un peu le cas de Victor-Lévy Beaulieu qui, après l’épiphanie que fut 666 Friedrich Nietzsche, après avoir tout laissé de lui dans ce «dithyrambe beublique», un livre «qui échappe à tout ce que nous avons l’habitude de lire. J’en suis sorti épuisé, comme à l’époque où je courrais le marathon. Après l’épreuve, j’en avais pour des jours à vivre la douleur dans tous les muscles de mon corps. Une expérience extrême», que je confiais, le 13 août 2015, à propos de ce monument de 1392 pages. Depuis, Victor-Lévy Beaulieu s’est tourné vers une approche plus personnelle, intime, je dirais, s’attardant à des sujets qu’il avait déjà visités auparavant. Je pense à Ma Chine à moi, à La vieille dame de Saint-Pétersbourg ou encore quand il s'est lancé sur les traces de Mark TwainL’écrivain des Trois-Pistoles a constamment courtisé le récit dans ses fictions et ses essais. Je mentionne Monsieur MelvilleJames Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots et l’épopée Nietzsche. Si vous n’avez pas lu ces ouvrages uniques et fascinants, il faut vous y mettre tout de suite. De quoi passer plus que les mois de l’été et oublier les feux de forêt qui brûlent «ce pays qui n’est toujours pas un pays». Comment expliquer cet éloignement de la fiction? Peut-être qu’avec le temps, un écrivain éprouve le besoin de revenir sur certaines périodes de sa vie, ses aventures livresques, se rapprocher de soi et des personnages qui ont donné les fondements de son œuvre et orienté sa quête. Pour mieux se «déprendre de soi» certainement, pour le bonheur de ressasser des souvenirs, des moments de joie et baliser son parcours d’inventeur de phrases et de bâtisseur de cathédrale. Monsieur Archambault le fait magnifiquement depuis quelques années dans ses courtes publications.

 

Dans Poisson d’octobre en maraude chez les francs Gaulois, Victor-Lévy Beaulieu nous ramène à l’année 1973, au moment où il quitte le Québec après la crise d’Octobre, les attentats du FLQ et les lois iniques des mesures de guerre qui ont fait du territoire du Québec un pays envahi et occupé par l’armée canadienne. C’est ce qui explique peut-être une partie de cet ouvrage un peu curieux et fascinant. Je ne sais si Beaulieu a véritablement fait ce voyage en France, mais dans cette fiction il se retrouve à Paris pour la sortie de son essai-poulet portant sur Jack Kérouac. Un livre que j’ai beaucoup fréquenté et dont je parle souvent dans mon roman Les revenants et la suite qui devrait paraître à un moment ou à un autre.

 

«Je feuillette, je sens l’encre fraîche et je me rends compte pour la première fois qu’elle ne sent pas pareil à celle qu’on utilise au Québec — je dirais qu’il y a dedans quelque chose comme du Bourbon et pas rien que du Bourbon parce que je braille dans l’ainsi dire pareil à un grand veau qui a la tête coincée dans une pagée de clôture. Oudon ! Allons tous célébrer ça au restaurant! Mais seul M. Tacou dit : Tu vas être obligé de te contenter de moi : Roger a déjà un rendez-vous et Calista doit garder la forteresse.» (p.52)

 

Une publication qui ne fera guère de remous dans le pays de Victor Hugo. Le père de Race de monde apprendra vite qu’il doit oublier ce que sont les droits d’auteur. La gloire, l’émission Apostrophe vénérée au Québec, celle dirigée par Bernard Pivot, ce ne sera pas pour lui. Il est vrai que cette fête télévisuelle où les écrivains avaient rendez-vous n’a pris l’antenne que deux ans après son débarquement en France, soit en 1975. Pas de chance!

 

KÉROUAC

 

Un prétexte, que cette parution aux Éditions de l’Herne. Le voyage lui permet surtout un renouement avec Jack Kérouac qui avait senti le besoin de venir en France, en juin 1965, pour retrouver les lieux de ses origines et ses ancêtres. Cette aventure donnera Satori à Paris l’année suivante où Ti-Jean raconte le désastre mental et intellectuel que fut cette excursion en France. L’écrivain y a surtout pris conscience, dans une sorte d’illumination éthylique, que la langue française qu’il pensait posséder et parler couramment n’avait rien à voir avec celle des Français et des Bretons. Les gens qu’il a croisés ne saisissaient pas grand-chose à ses propos et lui ne comprenait guère ses interlocuteurs. De quoi alimenter des obsessions et sa paranoïa. Avec Kérouac, Beaulieu visite des lieux importants, tout autant pour la famille Beaulieu que pour celle des Bellanger. La mère de Beaulieu est une Bélanger ou Bellanger tout comme la mienne. 

Une façon de se remembrer des moments récents de notre histoire. Dieppe où s’est effectué le débarquement en 1942, où nombre de Québécois ont perdu la vie dans un affrontement d’une rare violence. Un massacre pour tout dire.

 

«Un millier de soldats canadiens et québécois ont été choisis par le Winston Churchill et le futur Lord Mountbatten pour être les fers de lance de ce raid. Quant aux soldats britanniques, ils sont sur la mer, groupés de gauche et de droite dans des vaisseaux qui, toute la durée du raid, resteront là, à “regarder ailleurs si j’y suis” — inutile d’ajouter que tous ces soldats rentreront en Angleterre sains et saufs et seront honorés pour leur bravoure!» (p.166)

 

 

LES SOURCES

 

Contrairement à Kérouac, Beaulieu ne cherche pas à retrouver ses ancêtres en effectuant ce périple. Il n’a pas à dépister celui qui a décidé dans un lointain passé de s’exiler en cette terre d’Amérique qui faisait rêver, mais dont on ne connaissait pas grand-chose. 

 

«Kérouac vient de l’une de ces familles-là. En s’adressant à tout le monde dans ce train qui va le mener à Brest, il voudrait faire assavoir à tous et à chacun qu’en leur parlant canuck, il n’est rien de moins qu’un résistant exemplaire et qu’à cause de ça on lui doit le respect et l’admiration — et cela malgré le fait que les deux pieds dans la même auge il n’arrête pas de boire et de boire et de boire tout le temps.» (p.105)

 

Pour tout connaître des origines de Jack Kérouac, je vous conseille de lire Jack Kerouac, de l’Amérique à la Bretagne, de Patricia Dagier et Hervé Quéméner qui dans une enquête rigoureuse nous permettent de savoir qui étaient les aïeux du célèbre écrivain et de suivre les traces de Monsieur Urbain qui allait donner naissance à la lignée américaine des Kervoac ou des Kérouac. Il n’y a pas d’aristocrates dans la lignée de Jack, mais seulement des petits bourgeois et des clercs. Urbain-François, son ancêtre direct, a été expédié (pour ne pas dire déporté) en Nouvelle-France parce que mêlé à un scandale de faux. Sa famille, notaires de père en fils, ne pouvait tolérer de tels écarts et se devait de protéger sa réputation. «Contraint à l’exil, forcé à prendre le large, obligé de se faire oublier quelque temps à Huelgoat, “Monsieur Urbain” a ainsi embarqué et traversé l’océan Atlantique.» (Jack Kerouac, de l’Amérique à la Bretagne, page 61) Une fois sur les rives du Saint-Laurent, le jeune homme multipliera les frasques.

 

PÉRIPLE

 

Victor-Lévy Beaulieu respire dans des lieux connus des Québécois, jongle, comme si ce voyage était l’occasion d’évoquer ses amours avec la belle actrice rousse, les «patentes à gosses» du frère aîné qui se précipite partout pour s’inventer une vie. 

L’étape la plus intense et émouvante de ce périple sera la visite de la cathédrale de Rouen. Un moment de recueillement devant la grâce et la grandeur de cet édifice qui tente de lier le matériel et le spirituel. Il ne passera pas inaperçu parce que Beaulieu a eu la mauvaise idée de s’accoutrer en coureur des bois et il attire ainsi toute l’attention sur sa modeste personne, surtout celle des enfants.

 

«Mais dans les parages de Dieppe, les bottes de cowboy, le makinaw à larges franges et à dents d’ours et le large stetson avec plumes d’aigle royal n’appartiennent pas au droit coutumier. Aussi, si je ne veux pas voir tout ce petit monde-là me coller aux fesses jusqu’aux falaises de Dieppe, il vaut mieux que je trouve à m’en débarrasser.» (p.162)

 

Je pense à Junior de l’Héritage qui se promène avec son stetson enfoncé sur la tête et dans son large manteau tout droit sorti des films de Sergio Leone en proférant «estie tostée des deux bords.»

 

SOUVENIRS

 

Quel plaisir de suivre Victor-Lévy Beaulieu, de déambuler dans des endroits de la Bretagne que j’ai visités, mais sans trop m’y attarder. Nous plongeons surtout dans les souvenirs de Beaulieu (je l’ai déjà mentionné), ses amours, ses démêlés avec sa fratrie, des anecdotes sur certains écrivains, ses idoles. Il évoque Léon Tolstoï qui a cédé ses droits d’auteurs pour permettre à des familles de doukhobors de migrer dans l’Ouest canadien pour éviter les représailles et les persécutions. Ils resteront des marginaux dans leur nouveau pays. Ces anarchistes ne reconnaissaient aucun gouvernement et aucune autorité. 


Comme si Beaulieu, en faisant ce pèlerinage, avec Satori à Paris à ses côtés, retrouvait Ti-Jean, s’imprégnait de sa quête et de ses fantasmes après avoir publié son essai-poulet où il a établi la filiation de Kérouac avec les écrivains du Québec. Une manière de l’accompagner, de faire en sorte peut-être de le réconcilier avec ses origines.

 

«Sur le petit calepin de papier blanc, je suis la main gauche de Kérouac et les vannes des ciels virides se déversant sur moi, j’écris à sa place ce qu’il aurait tant aimé accomplir : “J’avais prévu qu’au bout de cinq jours passés à Paris, je descendrais à cette auberge en bordure d’eau, dans le Finistère, et je sortirais à minuit, enveloppé de mon imperméable, coiffé de mon chapeau, muni de mon carnet et d’un crayon et d’un grand sac en plastique pour écrire à l’intérieur — en somme, en mettant la main, le carnet et le crayon dans le sac — écrire au sec pendant que la pluie tomberait sur le reste de mon corps.” (p.234)

 

Une sorte de purification et de baptême qui permettrait à Jack de plonger dans une éclaircie de sa mémoire et de se réconcilier avec la “veine noire francophone et québécoise” de sa destinée.

Voilà, tout est dit. L’aventure d’écriture de Beaulieu, tout comme celle de Kérouac n’est pas dans les rues et les villes du pays des origines, mais bien là-bas, ici, en Amérique où tout est possible, même de s’inventer des ancêtres de noblesse. Jack l’apprendra brutalement. On ne peut confronter le rêve, l’imaginaire avec le réel, sans écorcher l’être profond et son équilibre mental. 

Mon premier éditeur (Beaulieu a publié L’octobre des Indiens en 1971) raconte pour s’alléger et se donner du lest peut-être alors que sa santé se fait vacillante et qu’il n’arrive plus à faire l’ouvrage qu’il a toujours fait dans son domaine des Trois-Pistoles, au milieu de ses bêtes, face à cet immense fleuve et aux montagnes de Charlevoix, tout près de l’embouchure du Saguenay. Me voilà tout chamboulé après ce voyage dans le temps et l’espace, comme si la quête du pays et de son identité ne pouvait aller que main dans la main. 

 

BEAULIEU VICTOR-LÉVYPoisson d’octobre en maraude chez les francs Gaulois, Éditions Trois-Pistoles, Trois Pistoles, 242 pages.

 

mardi 28 décembre 2021

LA FOLLE AVENTURE DE VICTOR-LÉVY BEAULIEU

VICTOR-LÉVY BEAULIEU lançait en 2014, une campagne de financement afin d’amasser des fonds pour publier son 666 — Friedrich Nietzsche : Dythyrambe beublique et éponger ainsi certaines dettes de sa maison d’édition. Un ouvrage impressionnant de 1392 pages qui est considéré, à juste titre, comme son testament littéraire. Une aventure que l’auteur a menée rondement par le biais de Facebook, y donnant un texte personnel quasi tous les jours pour nous informer de la progression de ses démarches et des sommes qui s’additionnaient. Une forme de feuilleton qui a duré des semaines. Le défi : comment retenir l’attention des «amis» sur les réseaux sociaux, ces volages et ces gens distraits qui carburent au «j’aime» semble-t-il? L’écrivain aura la bonne idée de multiplier les groupes et de rejoindre plus de 12000 individus pendant cette période. L’auteur de Bouscotte y allait d’anecdotes, s’attardait à des souvenirs d’enfance, des rencontres, des lectures ou encore des événements qui nous expliquaient sa démarche dans la venue de ses romans et de ses belles aventures à la télévision. 

 

Victor-Lévy Beaulieu renouait ainsi consciemment avec une tradition du feuilleton qui a connu une énorme popularité en France à partir des années 1830 avec Alexandre Dumas, George Sand et même Honoré de Balzac. Le plus grand succès est attribué à Eugène Sue avec Les mystères de Paris, un triomphe prodigieux qui a fait rager Balzac et suscité l’envie de plusieurs autres plumitifs. Rappelons que Maria Chapdelaine de Louis Hémon a d’abord paru en feuilleton en 1913 dans le journal Le temps avant de devenir un vrai livre. Dostoïevsky a rédigé des feuilletons et Léon Tolstoï a publié, entre 1865 et 1869, dans Le Messager russe, son incroyable Guerre et paix. Ce qui explique peut-être l’ampleur de cet ouvrage de 1572 pages. 

Un peu méprisé par l’élite littéraire et boudé par le clergé du Québec qui s’inquiétait de la mauvaise influence que pouvaient avoir les auteurs français sur les bonnes mœurs des gens d’ici et de partout en Amérique française. Alors, des journaux étaient publiés en français dans plusieurs villes des États-Unis, même en Louisiane et qu’ils diffusaient ces feuilletons, dont le fameux roman d’Eugène Sue. Cela donnera une version québécoise avec Les mystères de Montréal d’Hector Bertholet.


AVENTURE

 

J’ai suivi quotidiennement cette aventure en lisant les écrits de Victor-Lévy Beaulieu où il s’amusait à se déguiser en patriarche qui évoquait Léon Tolstoï, l’un de ses mentors, pour partir dans les villages et cogner aux portes, demandant une participation à la grande entreprise qui permettrait de sauver les Éditions Trois-Pistoles. Tout ça, dans la plus pure des traditions du siècle dernier, où des individus un peu étranges sillonnaient les paroisses et les rangs en s’arrêtant partout. Bien sûr, l’intention de Beaulieu était tout autre.

 

Ça devint un jeu auquel je pris vite le goût. Les gens se mirent à croire que tous les matins, je sortais de ma maison pour faire campagne dans le Bas-du-Fleuve toute la journée et par n’importe quel temps. On me trouvait bien courageux! Mon complice, associé et ami Nicolas Falcimaigne, prit de moi des photos sur lesquelles on me voyait marcher dans la neige tandis qu’un vent à se frimasser les poumons courait de la mer Océane à l’arrière-pays dont on ne voyait plus que les toits des maisons tellement il avait neigé dans les rangs doubles! (p.9)

 

J’ai participé à cette campagne. D’abord en y trouvant un grand plaisir à des histoires que je connaissais souvent pour les avoir lues ou entendues de la bouche même de l’écrivain. Et comme des milliers de fidèles de l’écrivain de Trois-Pistoles, j’ai envoyé mon chèque pour soutenir une maison qui avait accepté quelques-uns de mes ouvrages. Je signale Le réflexe d’Adam et Souffleur de mots, deux livres dont je suis très fier. Je devais bien cela à cet ami qui a publié mon premier titre en 1971, aux Éditions du Jour. 

Ce fut un beau succès et 666 — Friedrich Nietzsche : Dithyrambe beublique a pu devenir un livre. Un gros, du rarement vu au Québec, que j’ai parcouru lentement pendant tout un mois en le dégustant comme un mets unique, vivant une aventure qui n’arrive pas souvent, même au plus téméraire des lecteurs. Beaulieu y fait le tour de son monde, rend visite à ses personnages et livre le pourquoi et le comment de son écriture et de sa démarche, offrant une «bible» qui vous laisse étourdi dans «ce pays qui n’est toujours pas un pays».

 

RETOUR

 

Et voilà qu’en 2021, lors de la publication de Ma Chine à moi, après un long silence de cinq ans, ce qui n’est pas dans les habitudes de Victor-Lévy Beaulieu, il conçoit encore une fois un événement sur Facebook. Pas pour faire campagne comme en 2014, mais pour créer des tourbillons autour de sa dernière parution. Nous en sommes rendus là. Les écrivains doivent se débattre maintenant tel un poisson qui gigote au fond d’une chaloupe. Il faut faire des remous avec nos livres, secouer le bâton du pèlerin pour pousser notre plus récent texte dans la visibilité du monde, dans les vitrines de Facebook pour avoir droit à un peu d’attention. Je ne parlerai pas du rôle que ne jouent plus nos médias nationaux, particulièrement à l’écrit si mal en point, et qui semble sous la tutelle de quelques maisons d’édition et d’une poignée d’auteurs. 

Du 15 février au 9 août 2021, Victor-Lévy Beaulieu nous a entraînés encore une fois dans son milieu, en usant d’une langue bien à lui, souvent étrange et qui se débat comme un lièvre qui tente de se déprendre d’un collet. En tout, 51 textes qui vont un peu dans toutes les directions. J’en ai lu plusieurs lors de leur publication sans avoir la régularité de l’aventure de 2014, étant moi-même aux prises avec mon roman Les revenants, cherchant à percer le mur du silence qui entoure maintenant les ouvrages des écrivains qui ne sont plus de la relève. Tous ceux et celles qui sont relégués dans une sorte de CHSLD où l’on pousse les vieux et les vieilles peu présentables et malcommodes. Victor Hugo, avec Les misérables, passerait inaperçu de nos jours, au Québec, parce que déjà trop âgé à la parution de sa fabuleuse épopée. Il avait 60 ans, imaginez!

Oui, on oublie rapidement les écrivains qui persistent dans le temps et les médias aiment les nouveaux visages, les récentes proses qui ne sont pas si novatrices que ça quand on prend la peine de les lire. Même Victor-Lévy Beaulieu doit s’agiter comme un diable dans l’eau bénite pour faire savoir aux gens qu’il publie encore et toujours. 

Je peux l’avouer maintenant, l’idée de faire des remous autour des mon roman Les revenants m’est venue après avoir suivi Victor-Lévy Beaulieu. Je devais mettre mes pas dans ses traces et planter mon bâton dans le sable tout en restant fidèle à ma manière. Je ne me suis pas lancé, peut-être que j’aurais dû, dans des souvenirs d’enfance, des moments étranges que j’ai vécus, m’attarder à des rencontres avec des écrivains qui ont tellement enrichi ma vie. Ceux qui m’ont inspiré et ceux qui m’ont déçu. Il y en a quelques-uns. J’ai secoué mes personnages, tentant de les définir pour offrir aux lecteurs une sorte de faire-part qui les invitait à plonger dans mon univers de La Doré. Ce fut suffisant pour garder mon livre dans l’actualité pendant quelques mois. 

 

CONTEUR

 

Si vous ne le savez pas, Victor-Lévy Beaulieu est un sacré conteur et il est capable de vous entourlouper avec une anecdote ou encore un événement qu’il puise au fond de sa prodigieuse mémoire qui s’avère un puits sans fond. Il plonge dans son enfance, à gauche ou à droite, raconte le grand dérangement qui a marqué sa vie et qui l’a fait migrer à Montréal alors qu’il était à peine sorti de l’adolescence et que le virus de l’écriture l’avait déjà contaminé. Et il n’y a pas de vaccin contre ça. Les affres que vivaient tous ceux et celles qui quittaient la campagne, le village, un rang souvent avec des champs à perte de vue pour se poser entre deux édifices, au bord d’un trottoir plein de papier et de déchets. C’était changer de planète alors, que de partir comme ça pour s’installer dans un taudis de Montréal pour prolonger des études. Le ciel, les montagnes et la forêt qui avaient toujours fait partie de ma vie avaient disparu, je ne savais où, quand je me suis retrouvé à Montréal, rue Rivard. Heureusement, il restait les flancs du Mont-Royal qui devenaient une fourmilière par beau temps. Ce fut un choc culturel et sociologique que cette migration, que de devoir quasi apprendre une autre langue. Parce que dans les couloirs de l’université, on ne parlait pas comme dans les écores de la rivière aux Dorés ou dans les ronds de bleuets de notre territoire d’été, tout près de l’Ashuapmushuan. 

La vieille dame de Saint-Pétersbourg nous plonge dans l’enfance et l’entourage de Beaulieu. Sa famille, le pays perdu, la présence du père et de la mère, la maladie et le retour aux sources dans son Trois-Pistoles, l’oncle Phil et l’univers particulier des téléromans qui ont fait la joie de tant de spectateurs au Québec. 

 

«C’est sûr : ça me faisait faire des cauchemars la nuit et je me réveillais et je priais jusqu’au matin pour que tu ne viennes pas au monde comme si t’étais un massacre, trois nez, une oreille, pas de bouche ou pas de pieds, pas de cuisses ou de bras. Après ta naissance, je vas te dire que j’avais point hâte que la Pelle à feu te porte à mes bras. Ouf! T’étais un bebé dans toute sa complétude, avec grosses pattes et grosses mains… et tu chialais fort en pas-pour-rire!» (p.21)

 

Tout ça parce que Beaulieu est né en 1945 et que c’était, avec la fin de la guerre, la découverte de l’horreur des camps nazis. Bien des croyances sévissaient alors. Les femmes enceintes ne devaient jamais être en contact avec des événements traumatisants et encore moins se retrouver en présence d’un être difforme ou handicapé.

 

FAMILLE

 

Quand je lis Victor-Lévy Beaulieu, j’ai souvent l’impression de retrouver ma famille, d’entendre les monologues sans fin de ma mère et les revendications de mes deux grand-mères colériques et farouches. Ou encore les histoires de mes oncles qui étaient les hommes les plus drôles et les plus charmants lorsqu’ils débarquaient dans la cuisine en répandant des rires autour d’eux. Pourtant, ils s’avéraient des brutes d’une violence inouïe chez eux. Immanquablement, Beaulieu fait ressurgir des moments de mon enfance. Je ne résiste pas, je vous en raconte quelques-uns. 

L’un de mes oncles demeurait à Saint-Thomas-Dydime, au nord du Lac-Saint-Jean. Il débarquait à la maison sans jamais prévenir au moment où nous étions dans les gros travaux de la ferme. Soit la récolte du foin ou encore le battage à l’automne. Le frère de ma mère s’installait dans la chambre fermée avec sa femme Antoinette. Ses trois filles étaient là, échappées, on aurait cru d’une photographie du dix-huitième siècle. Robes, sacoches, souliers, bas, étaient d’une autre époque, celle que j’admirais sur les anciens clichés que ma mère gardait précieusement. Elles ne décollaient pas des chaises berçantes et écoutaient tout ce qui se disait sans jamais ouvrir la bouche. Je me suis longtemps demandé si elles étaient muettes. Mon oncle se faisait conduire par un chauffeur de taxi. L’homme s’installait chez nous pour la semaine et l’un de nous devait lui céder son lit. C’était souvent moi. Ça faisait six personnes de plus autour de la table et ma mère baissait la tête en préparant des repas avec l’aide de ma tante Antoinette. Les filles ne bougeaient pas, engoncées dans leurs robes qu’elles devaient sortir une fois par année, surveillant tout comme des tourterelles aux aguets. Ou encore ce voisin qui mettait des «n» partout en ouvrant la bouche. Pour dire «je m’en vais au village prendre un pepsi». il disait «m’en va m’en n’aller n’un village pour n’a prendre n’un pepsi». Il surveillait la serveuse, une jeune femme que monsieur Coulombe embauchait au restaurant Le Rossignolet. Immanquablement, il tombait amoureux de la fille et quand il avait le malheur de boire, il devenait enragé, frappait dans les murs et voulait battre tous les garçons qui approchaient la pauvre serveuse terrorisée. Il se nommait Joseph, mais tout le monde l’appelait Naseph. 

 

TERRITOIRES

 

Victor-Lévy Beaulieu nous promène ainsi dans son territoire familial et personnel, nous démontre encore une fois que son passé fabuleux est une source inépuisable d’histoires qui nous secouent et nous laissent souvent avec le motton dans la gorge. De la chatte Fugace qui s’avère particulièrement farouche à Chris Hadfield, l’astronaute, nous suivons Beaulieu avec un bonheur de tous les instants. On y retrouve l’amour des bêtes et des livres, des textes et des écrivains qu’il ne cesse de fréquenter. Une belle manière de nous plonger dans sa vie de maintenant et peut-être même dans son avenir. Le plaisir est toujours là, chaud et doux comme les oreilles de ma chatte noire qui ronronne tout son saoul, quand elle s’installe sur mes genoux pour une longue séance où le temps se dépose tout lentement dans les branches des pins. Faut dire que nous avons des racines communes du côté maternel, Beaulieu et moi. Nos mères sont des Bélanger et ça crée peut-être des liens avec une ascendance qui doit se recouper quelque part dans l’arbre de nos généalogies. 

 

Beaulieu Victor-LévyLa vieille dame de Saint-Pétersbourg, contes et racontars, Éditions Trois-Pistoles, 186 pages, 38,95 $.

 

https://caveau3pistoles.com/produits/la-vieille-dame-de-saint-petersbourg/?fbclid=IwAR3KoyRY1seyTeBMvNJAtnCyc9GpbVGWSVmQik10pV5yOMOu7NrXswacBGM