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lundi 9 septembre 2024

COMMENT RÉPARER UNE VIE EN LAMBEAUX

ENCORE UNE FOIS, je ne sais pourquoi, le roman de Sophie Bienvenu, J’ÉTAIS UN HÉROS,est resté fort longtemps sur la tablette des nouveautés. Pourtant, ce livre avait tout pour m’attirer avec sa page couverture où un grand félin, un splendide matou tout tigré, me regarde après avoir attrapé une proie et me demande ce que j’ai à plisser le nez. Un magnifique chasseur et un beau braconnier, je n’en doute pas. Je le répète, pour faire oublier ma négligence : un bon texte ne prend jamais une ride et un mauvais roman est poussiéreux en sortant des presses. Il suffit qu’un lecteur se penche sur l’incipit pour que le tout échappe au temps et soit là, tout chaud et vibrant dans le présent. 

 

Yvan se réveille à l’hôpital, tout croche dans son corps, drôlement amoché. Le médecin vient de lui annoncer que le mot fin se recroqueville au pied de son lit. Reste un mince espoir : changer ses habitudes. Son avenir n’est pas plus long que la queue de son chat s’il continue dans ses excès. Alcool et tabac. Yvan boit et la modération n’a jamais eu bon goût pour lui. Et la cigarette le suit comme un nuage menaçant qui colle au plafond de son appartement. 

Un malaise, un étourdissement, des vomissements et il s’est retrouvé à l’urgence où le temps prend une autre dimension quand on y bivouaque. L’antichambre de l’éternité, probablement. 

Yvan et sa colocataire Micheline s’abandonnent aux séductions de l’alcool du matin au soir. C’est leur travail si l’on peut dire : vider des bouteilles et fumer jusqu’à avoir la gorge en feu. 

Ce sont les habitudes d’Yvan depuis toujours. Sa conjointe a fini par en avoir assez, on comprend la pauvre, et elle s’est éloignée avec sa fille Gabrielle. Qui peut accompagner quelqu’un qui boit sans arrêt et se plonge dans un smog qui obscurcit les vitres de son logement? Une vie d’excès et de gestes qui ne mènent nulle part. Comment expliquer ce besoin de se tuer à petit feu sinon par des blessures qui remontent à l’enfance? Pourtant, nous le savons, la vie finit par claudiquer et avoir le souffle court même quand on pratique un sport et se conforme aux règles du Guide alimentaire canadien. Le corps n’a pas de garantie prolongée et tout se termine souvent sur un lit d’hôpital. 

 

INSTABLE

 

Un travail, ici et là, jamais trop longtemps pour cet instable, et la boisson pour s’anesthésier à la fin du jour, pour oublier ses échecs certainement, l’image qu’il surprend quand il se retrouve devant une glace. 

 

«Ce qui m’attend est flou et en même temps c’est comme si un chemin s’ouvrait devant moi. J’ai toujours vécu au hasard, en versant le plus d’alcool possible sur mes plaies pour les soigner ou les endormir.» (p.25)

 

Ce n’est pas la première fois qu’Yvan tente de s’arracher à cette vie sordide, mais il a manqué de volonté, comme s’il ne pouvait résister à l’envie de se punir un peu plus chaque matin. Il est habité par des pulsions de mort, certainement. Pas besoin d’avoir un doctorat en psychologie pour le comprendre. Les excès l’unissent à Micheline qui le suit docilement dans cette descente aux enfers. Une compagne, une amoureuse occasionnelle, une manière de briser leur terrible solitude.

Sophie Bienvenu nous entraîne dans le passé de son personnage sur la pointe des pieds presque. Un regard sur l’enfance, ses moments d’adolescence, ses liens avec son père, un homme violent, sa mère et l’avenir qui semblait avoir la dimension de l’horizon. Il avait tout pour faire sa place pourtant.

 

«J’étais beau, avant, je prenais soin de moi. Je ressemblais à un acteur. Pas à un acteur en particulier, juste que j’avais l’air de sortir tout droit d’un écran. C’est ça que j’étais, aussi. Comédien, doublure, figurant : sauf que je suis jamais parvenu à gagner ma vie en commercialisant mes talents pour jouer un rôle. Il n’y a qu’avec ma fille que je n’ai pas fait semblant. Enfin, jamais pour des grosses affaires.» (p.41)

 

C’est ce qu’il a toujours été, un figurant, un anonyme qui se glisse dans la peau d’un autre, celui qui n’est jamais là pour ses dons. Comme s’il était une image qui changeait avec les jours et les scènes où on lui demandait d’apparaître.

C’est le drame de sa vie. Il n’a été qu’un figurant pour ceux et celles qui ont compté dans son existence. Une sorte d’impuissance, d’incapacité à s’adapter, à être soi et à s’installer dans sa tête et son âme. Un homme fuyant que sa fille biffe de sa vie pour ne pas être emportée. 

 

«J’ai l’air de plus aimer ma fille, de même, parce que ça fait près de vingt ans qu’on s’est pas vus, mais j’ai l’impression qu’on m’a arraché la moitié du corps, et chaque journée qui passe avive la blessure. Non, on s’habitue pas.» (p.89)

 

LE CHAT

 


Il y a le matou, celui de la page couverture. Il n’est pas là par hasard, le coquin, le ratoureux, le rôdeur impénitent, le ronronneur infatigable. Yvan l’a trouvé alors qu’il n’était qu’un embryon de félin et qu’il tentait de survivre dans un monde hostile et cruel. À peine un jour et jeté à la poubelle. Yvan l’a ramené à la maison et soigné, nourri et s’en est bien occupé. Il est devenu responsable avec ce chat sauvé des rebuts et des déchets. Peut-être qu’il s’est reconnu dans ce petit bout de vie qui s’accrochait à son existence. C’est certainement l’être vivant à qui il tient le plus. Un marcou qui ne demande rien à personne, fidèle et affectueux à souhait, toujours là quand il croyait que c’était fini, qu’il ne reviendrait jamais de ses escapades. Un félin qui sauvera Yvan en quelque sorte et parviendra à le garder du côté des humains. Quand on se sent utile, responsable, on s’accroche à l’instant comme à un radeau pour demeurer à la surface. Un matou qui a perdu un bout de queue dans une ruelle lors d’une bagarre avec l’un de ses congénères qui lui disputaient l’espace et la priorité du territoire certainement, ou la conquête d’une belle aux moustaches affriolantes et à la robe toute mordorée.

 

RÉDEMPTION

 

Bien sûr, il faut une rédemption dans ce genre de récit pour que l’espoir luise et que l’on croit que tout est possible même quand on se retrouve au fond du gouffre. Notre éclopé rencontre sa fille et il y aura un face-à-face où l’amour va s’épanouir et combler le cratère qui s’est creusé entre eux. Je l’attendais cette rencontre de la dernière chance parce que personne ne souhaite voir un homme, si tordu soit-il, sombrer sans qu’on lui tende la main.

 

«Tout l’amour que j’avais à donner, t’étais parti avec. Y en restait plus, même pas pour maman. Tu sais comment on se sent seul, papa, quand on n’a plus d’amour ? Quand on s’obstine à en réclamer à quelqu’un pas plus capable d’en rendre que d’en recevoir? Crisse que je t’ai attendu. Et quand je me suis finalement tannée pis que t’ai demandé des comptes? Quand je t’ai demandé d’assumer, il s’est passé quoi, papa? Hein?» (p.161)

 

Un long chemin de croix avec une forme de résurrection, de réconciliation où l’on recolle les morceaux qui peuvent tenir ensemble après une vie où l’on s’est acharné à détruire tous les liens d’amour et d’affection. Je veux le croire et Sophie Bienvenu aussi, j’imagine. Sans cela, elle n’aurait jamais écrit J’ÉTAIS UN HÉROS. Une sorte d’épiphanie pour Yvan, incapable de décider quoi que ce soit, coincé dans son rôle de doublure où il a pris la peau d’un père sans vraiment arriver àincarner le personnage devant sa fille qui voyait un dieu en lui. 

Ils parviennent, Gabrielle et lui, à se dire les choses que l’on prononce peut-être seulement quand on est au fond du baril, que la mort tourne en rond sur le trottoir, devant la maison, avec un sourire et une patience qui dure depuis votre première cigarette. Peut-être aussi qu’elle va hausser les épaules la sordide et laisser Yvan et Gabrielle à leur bonheur tout nouveau. Parce qu’elle peut être compatissante la mort, parfois, pas souvent.

Et je me suis demandé pourquoi une écrivaine est fascinée par des paumés, des poqués, des individus qui n’arrivent pas à marcher droit dans leur vie et qui se font un devoir de tout saccager autour d’eux. Ces femmes et ces hommes difficiles à comprendre, qui s’enfoncent dans leurs penchants comme des copeaux de bois malmenés par les turbulences d’une rivière. Ce n’est pas un reproche que j’adresse à madame Bienvenu, loin de là, mais je serais incapable de passer des jours, des années peut-être, avec un Yvan. Ça, j’en suis certain. Même dans une fiction.

 

BIENVENU SOPHIE : J’étais un héros, Éditions Le cheval d’août, Montréal, 176 pages. 

 https://lechevaldaout.com/autrice-auteur/1-sophie-bienvenu

 

 

vendredi 12 juillet 2024

UNE BELLE HÉROÏNE DE LA VIE ORDINAIRE

UN JARDIN L’HIVER de Clara Grande m’a permis de plonger dans le quotidien des résidents de l’un de ces fameux CHSLD pendant la pandémie de COVID. On se souvient des mesures restrictives, du confinement, du port des masques, du lavage des mains dix fois par jour et de certains drames qui ont secoué tout le Québec. L’écrivaine a œuvré auprès de cette clientèle fragilisée pendant des mois et son témoignage, que tout le monde devrait lire, est unique et troublant.

 

Clara (j’utilise le prénom de l’auteure, puisque jamais le nom de la narratrice n’est mentionné dans le récit) était serveuse dans un restaurant. Et avec bien des gens, au moment le plus intense de la pandémie, elle a perdu son emploi. L’établissement où elle travaillait a fermé ses portes comme bien d’autres, faisant des chômeurs et chômeuses qui ont dû se débrouiller. 

Le premier ministre François Legault, lors de ses interventions quotidiennes à la télévision, demandait des renforts pour venir en aide dans les résidences pour personnes âgées et dans les hôpitaux. On manquait d’effectifs partout dans les services publics avec les Québécois de plus en plus nombreux à être atteints par le fameux virus. Les travailleurs de la santé n’étaient pas épargnés, on le sait.

Clara s’est présentée après son embauche dans un centre pour personnes en perte d’autonomie sans compétence particulière sauf qu’elle avait son bon vouloir, sa jeunesse et sa compassion.

Masquée, gantée, camouflée dans une sorte d’uniforme qui effaçait les différences sexuelles, elle s’est retrouvée devant des hommes et des femmes démunis, souvent confus pour ne pas dire autre chose. Un travail qui demandait et exige toujours beaucoup d’empathie pour aider et écouter ces gens qui ne savent pas très bien où ils en sont. 

 

DIFFICILE

 

Des tâches que peu de travailleurs acceptent de faire même s’ils sont indispensables, des gestes répétitifs, peu valorisants avec des femmes et des hommes qui dépendent des autres pour leurs besoins essentiels.

 

«Les chambres se ressemblent, les journées aussi. Les aisselles sont lavées, les couches changées, les excréments nettoyés, la glycémie et la tension vérifiées. On se fait habiller, on met son dentier, on avale ses pilules, on mange mou, on regarde la télé ou le vide, on prend la collation, on regarde la télé ou le vide, on dîne, on se fait changer de couche, on avale ses pilules, puis c’est l’heure de la sieste, on prend la collation, on attend le souper, peut-être un coup de téléphone du petit-fils, puis encore la collation. On se distrait avec des mots croisés, la couche est rechangée au besoin, la tension revérifiée, la glycémie aussi, on met le pyjama, on se dit bonne nuit, on espère de beaux rêves. Certains ont la chance de ne plus avoir toute leur tête.» (p.13)

 

Clara a du mal à retrouver son souffle tellement elle est sollicitée par les uns et les autres. Des heures toujours pareilles pour celles et ceux qui courent sans arrêt pour répondre aux appels. 

Je me suis souvent demandé comment ils pouvaient faire une telle besogne en gardant le sourire et leur bonne humeur quand je me rendais à l’hôpital ou dans la résidence où ma mère a vécu de nombreuses années. Un emploi peu valorisant auprès de gens qui n’arrivent plus ou pas à communiquer. 

 

ATTENTION

 

Clara intervient avec une patience et une bonne volonté exemplaire. Elle a de l’empathie pour ces femmes et ces hommes qui glissent dans un autre temps et décrochent de la réalité. Elle aime ces personnes, peu importe l’état physique et mental dans lequel ils se retrouvent. Elle exécute ses tâches, écoute, sourit, pose des questions et fait tout pour les rendre à l’aise.

 

«Je me demande à quel instant les patients ont la force de laisser s’envoler leur pudeur.» (p.61)

 

L’impression qu’elle n’en fait jamais assez pour satisfaire ces gens qui dépendent d’elle pour le moindre de leur besoin. Et il arrive, entre deux couches à changer, des fesses nettoyées, ou encore après avoir entendu un homme se plaindre de n’avoir pas eu de bain depuis une semaine, un moment de grâce qui la touche au cœur. 

 

«— Le médecin m’a dit que je perdais des bouttes. J’étais un peu insultée parce que moi, je trouve que je suis intelligente. Peut-être que ma fille s’en était déjà rendu compte, mais elle me l’a pas dit. Elle est ben diplomate, ma fille, tsé. Est-ce que j’ai le droit de me coucher dans ce lit-là?

— Bien sûr, madame Peticlerc, c’est votre lit, votre chambre.

Sans lâcher ses appuie-bras, elle relaxe le haut de son corps, appuie sa tête sur son fauteuil.

— Mademoiselle, est-ce qu’on est dans le présent?» (p.57)

 

De quoi vous tirer une larme. Une véritable récompense pour Clara, une bouffée d’air frais que les propos de cette femme qui oscille entre la lucidité et la confusion. 

 

DÉSŒUVREMENT

 

Ce qui m’a perturbé pendant ma lecture de Clara Grande, c’est la stagnation dans laquelle vivent ces gens. Bien sûr, presque tous ont des problèmes de mémoire, se débattent dans la confusion, souffrent d’incontinence et ne savent plus où ils en sont dans leur vie. Personne n’a d’activités intellectuelles à part regarder la télévision, patienter avant le repas, une collation ou un changement de couche. Pas une exception qui ne se penche sur un roman ou un journal, ou n’écrive dans un carnet. Ils sont là comme des plantes, attendant que l’on s’approche d’eux. 

C’était comme ça quand j’allais voir ma mère il y a une décennie et la situation n’a guère évolué, je crois. Surtout que les visiteurs se font rares, encore plus pendant cette période de confinement. 

Clara s’efforce d’être attentive, bienveillante avec ses bénéficiaires parce qu’elle les aime. Il n’y a pas d’autres mots. Il faut aimer pour effectuer ce genre de tâches sans perdre sa patience et sa bonne humeur, pour garder son équilibre quand sa vie semble avaler par des gestes répétitifs et les besoins de corps vieillissants. 

Clara vient de rompre avec son amoureux, rencontre des amis quand elle a un moment de libre, mais se sent en dehors, en retrait je dirais. 

 

«Depuis un peu plus d’un an, depuis l’été d’Alexis, tous les corps que j’ai touchés avaient au moins trois quarts de siècle. J’oublie presque la sensation d’une peau jeune. La mienne l’est-elle encore? Il faudrait que quelqu’un me le confirme.» (p.76)

 

Comme si ce n’était pas assez, elle fait face aux «attentions» d’un médecin qui aimerait bien se faufiler dans sa vie privée, aux regards de certains hommes qui se souviennent de leur libido et qui peuvent faire des gestes qui relèvent de l’agression même s’ils n’ont plus toute leur tête. Personne ne peut rester insensible devant l’écoute de Clara et sa patience.

 

MAGNIFIQUE

 

Ce témoignage magnifique de justesse et d’humanité nous plonge dans les pensées de la jeune femme, son intimité et le désœuvrement après des heures à courir partout. Ça m’a secoué et surtout ouvert les yeux sur un travail peu valorisé dans la société. Il faut une empathie peu commune pour effectuer un tel emploi, une volonté de rendre service et d’adoucir les derniers moments de ceux et celles qui ont bâti notre communauté. Oui, l’amour des autres et des gens âgés. On pourrait en dire autant des infirmières et des intervenantes et intervenants qui tentent d’arracher des jeunes à la misère et à la violence qui s’imposent de plus en plus.

Clara décide de retourner aux études après plus d’un an de ce travail. Elle n’en peut plus. Il le faut pour sa santé mentale et physique, pour sauver sa peau.

 

«Il y a trop de vieux pour trop peu de jeunes, et je commence à me sentir vieille.» (p.147)

 

Un roman formidable, une plongée dans un univers clos et mal connu. Une lecture qui vous dessille les yeux et vous ouvre l’âme. Clara Grande secoue tous les clichés qui ne cessent d’être ressassés quand on parle de ces milieux. Je ne peux m’empêcher de répéter que ces gens, dans les CHSLD, montent au front chaque jour et mène des combats courageux contre la maladie, l’incontinence, la confusion et l’isolement. Des héros et des héroïnes de la vie ordinaire.

 

GRANDE CLARA : Un jardin l’hiver, Éditions LE CHEVAL D’AOÛT, Montréal, 168 pages.

 https://lechevaldaout.com/parution/103-un-jardin-l-hiver

vendredi 14 juin 2024

LE LONG CHEMIN DE LÉA CLERMONT-DION

QUÉBEC, l’été 2008. Léa Clermont-Dion est encore étudiante et travaille pendant les vacances à l’Institut du Nouveau Monde. Elle est l’assistante de Michel Venne, le directeur de l’organisme. Lors d’un déplacement en taxi, il franchit une frontière. «Sans crier gare, le patron glisse furtivement sa main entre mes cuisses, près des parties intimes, du vagin. Il la retire aussi vite. Je me fige. Lui ne manifeste pas d’émotion.» Et dans les jours suivants, il récidive. «Il te murmure : “ça va rester entre nous.” Il glisse sa main dans ton pantalon. Tente de te doigter. Tu veux t’évanouir. Disparaître.» Ces deux agressions de la part de son mentor, un homme qu’elle respectait, hante la jeune femme. Neuf ans après les événements, elle porte plainte. Nous sommes en 2017.

 

Le juge Stéphane Poulin rendra sa sentence en 2021. Michel Venne est reconnu coupable. Léa Clermont-Dion aura eu le temps d’avoir deux enfants pendant cette période tourmentée, de compléter son doctorat et de réaliser plusieurs documentaires. Une saga qui a de quoi décourager toutes celles qui poursuivent leur agresseur.

Treize ans avant que justice ne soit faite. 

Le récit de madame Clermont-Dion raconte cet interminable processus, ce dédale sans fin qui attend toutes celles qui portent plainte. Surtout, elle nous permet de vivre tout ce qui se passe dans la tête d’une victime avant qu’elle ne décide de dénoncer son assaillant. 

Ce n’est pas tout. 

Après sa déposition devant un policier, elle se demandera souvent pourquoi elle s’est embarquée dans une telle histoire, surtout pendant le procès qui s’avère une période particulièrement difficile pour celle qui se retrouve face à un homme qu’elle veut rayer de sa vie. 

Être agressée, c’est perdre pied et voir son monde et ses rêves vaciller. Des espoirs s’écroulent, sa certitude en soi en prend un coup et plus rien ne peut être pareil. Pourquoi elle? Qu’a-t-elle fait pour ça? Cent questions tournent sans arrêt dans sa tête. Elle ne se reconnaît plus. La gêne d’abord, les hésitations, la perte de confiance en soi et le sentiment de culpabilité qui ne la quitte plus. L’impression d’être souillée et de ne pouvoir remonter à la surface pour respirer et se sentir libre dans son âme et son corps. Il y a surtout le rêve que la vie est une grande et formidable aventure qui s’écroule.

 

«Désillusionnée et minée par la honte, j’ai cessé de croire que les hommes de pouvoir étaient nécessairement des personnes intègres. Pendant ma première année de cégep, j’ai consommé de la psilocybine, substance connue sous le nom de champignon magique, de la salvia, une drogue hallucinogène, de la marijuana, des litres de bière. Pour oublier. Je me trouvais laide et dégoûtante. On ne peut jamais prédire les répercussions des violences sexuelles.» (p.11)

 

Léa Clermont-Dion ne se contente pas de raconter son histoire. Il y a des gestes, des moments pénibles, mais il y a aussi toutes celles qui sont dans sa situation, le combat des autres femmes qui ont subi des agressions beaucoup plus brutales et traumatisantes, des procédures où des classes sociales s’affrontent, des tractations où les harceleurs fortunés deviennent les victimes. C’est à faire dresser les cheveux sur la tête. Léa Clermont-Dion raconte l’histoire incroyable de Nafissatou Diallo, une femme de chambre new-yorkaise, violée par le tout puissant et richissime Dominique Strauss-Kahn.

 

«Les blessures observées sur son corps et ses organes génitaux ont été causées par un viol», affirme le rapport médical de l’hôpital St Luke’s Roosevelt où elle a été examinée par des médecins après les événements. Elle deviendra pourtant la coupable à cause de son passé et de certains moments de sa vie. On la traite de prostituée et des gens la suivent dans les rues de la ville jusqu’à la porte de son appartement en vociférant et en l’invectivant. Il y a aussi du racisme larvé dans cette histoire. La femme noire qui s’en prend à un leader blanc. De victime, elle est la criminelle et la cause de tous les maux. 

Qui peut oublier l’affaire Gilbert Rozon qui tourne à la bouffonnerie lors de son procès. Il faut avoir un front de bœuf pour inventer le scénario que le grand patron de l’humour québécois a raconté devant la juge Mélanie Hébert.

 

LUTTE

 

Madame Clermont-Dion dresse un portrait fort juste de la société et de notre époque, du mouvement Me Too et des combats qui se multiplient pour dénoncer ce genre d’agression et pour que l’on «civilise» les enquêtes et les procès. Les victimes ne doivent jamais devenir les accusées lors des comparutions, l’occasion de fouiller dans leur vie avant de tout étaler sur la place publique. Je pense aux femmes autochtones qui ont disparu sans laisser de traces dans la plus terrible des indifférences. Malgré des reportages percutants à la télévision de Radio-Canada, rien n’a bougé. 

Un racisme larvé.

Léa Clermont-Dion s’attarde aux combats et aux luttes des féministes qui cherchent le respect et réclament une véritable égalité entre les hommes et les femmes. Ce récit dépasse largement son cas et son histoire pour déboucher sur un fait de société troublant et inquiétant. C’est une mise en garde pour celles qui hésitent à porter plainte et à dénoncer leurs agresseurs. L’écrivaine fait la lumière aussi sur un parcours que beaucoup de femmes n’osent pas emprunter. Porter plainte peut devenir une sorte de guide pour celles qui se retrouvent dans cette situation intenable.

 

PROCESSUS

 

Madame Clermont-Dion a eu la chance de croiser des enquêteurs exemplaires et exceptionnels qui l’ont suivie lors des procédures avec attention et compassion, lui permettant certainement de surmonter ses périodes d’abattement et de découragement. Ils étaient toujours là pour la soutenir et la conseiller. Oui, Léa Clermont-Dion, tout au long de cette décennie, s’est demandé souvent pourquoi elle s’était embarquée dans cette galère. Malgré la bienveillance de tous ceux et celles qui l’entouraient, ce ne fut jamais une partie de plaisir pour la jeune femme. Une épreuve, un véritable calvaire où elle a l’impression d’être jugée dans son corps et son âme.

 

«La séance est levée. Nous en sommes au deuxième jour, et la défense n’a toujours pas abordé l’agression sexuelle. J’appelle mon amoureux pour lui annoncer que je ne reviendrai pas à la maison ce soir comme prévu. Je me trouve nulle. Je n’arrive pas à surmonter ma détresse. Me voilà devenue l’accusée. On me reproche de la malveillance. Pourquoi m’être embarquée dans une épreuve aussi inhumaine?» (p.142)

 

Léa Clermont-Dion raconte également des moments troublants, ses rencontres avec Lise Payette, une idole qu’elle admirait plus que tout, son rôle peu reluisant dans cette affaire. L’ancienne ministre dans le gouvernement de René Lévesque tente de faire taire la jeune femme pour protéger son ami qui se voit à la direction du journal Le Devoir. Une démarche tout à fait étonnante de la part de cette féministe qui a toujours défendu les femmes et proclamé haut et fort que les agresseurs devaient être dénoncés et répondre de leurs gestes. Les idoles prennent parfois des débarques terribles. Surtout, madame Payette était une icône pour Léa Clermont-Dion. 

 

ÉCLAIRAGE

 

Un récit fort pertinent qui démontre encore une fois qu’une femme qui porte plainte contre un homme pour agression sexuelle doit être forte et bien entourée pour traverser ce tunnel interminable marqué par toutes les embûches possibles. Parce que la victime passe par toutes les émotions et elle ne parvient au bout de sa démarche qu’avec l’aide de proches aimant et solide. 

Une guerre de tranchées. 

Léa Clermont-Dion a entendu la sentence, la condamnation de son ancien patron, mais j’imagine l’état d’esprit de celles qui ne sont pas crues et qui voient leurs accusations rejetées. Comme si elles étaient des menteuses et des manipulatrices.

L’appareil judiciaire est une lourde machine qui peut briser les individus les plus résistants. Je comprends tellement que devant ce mur et ce parcours interminable, des femmes décident de se taire et de baisser la tête. Il leur faut alors tenter de respirer avec une blessure qui va les suivre toute leur vie et les forcer peut-être à consulter et à aller en thérapie pendant que les agresseurs en mènent large. 

Porter plainte, un récit fort bien documenté, apporte un éclairage percutant sur la situation d’une jeune femme qui accuse une figure connue et admirée dans la société. Il y a aussi tous les méandres et les démarches qu’elle devra entreprendre avant d’entendre la sentence sonner comme une libération. 

Léa Clermont-Dion a eu la chance d’avoir un verdict favorable où le juge Stéphane Poulin a cru sa version des faits. Michel Venne a été condamné. Ce n’est pas le cas de toutes les femmes qui portent plainte, on le sait. Je pense encore une fois à celle qui a accusé Gilbert Rozon et qui est devenue celle qui l’aurait agressé. Une situation tordue, digne des plus mauvais vaudevilles.

Ce récit choque, révolte même si le combat de Léa Clermont-Dion s’est fait dans des conditions idéales. Soutien des enquêteurs et du procureur, appui indéfectible de ses proches et de sa mère surtout. Ce ne sont pas toutes les femmes qui ont cette chance. Plusieurs se retrouvent bien seules devant une machine qui risque de les broyer et qui leur donne l’impression de retourner à l’époque de l’inquisition. Madame Nafissatou Diallo, cette femme de chambre new-yorkaise, violée par un Tout-Puissant de la finance, est de celle-là.

 

LÉA CLERMONT-DION : Porter plainte, Éditions Le cheval d’août, Montréal, 224 pages.

https://lechevaldaout.com/parution/91-porter-plainte

mercredi 5 avril 2023

SE METTRE EN FORME, OUI, MAIS ENCORE…

 JE NE SAVAIS, devant Mise en forme, un récit de Mikella Nicol, à quoi m’attendre. La jaquette, légèrement floue, baigne dans le rose avec la jambe d’une jeune femme qui s’étire dans un mouvement un peu compliqué. Avais-je là l’histoire d’une sportive qui veut nous convaincre des bienfaits de la santé physique ou qui aimerait vous vendre une nouvelle méthode d’entraînement? Je retourne le volume sans jeter un œil sur la quatrième de couverture, parce que je ne le fais jamais avant d’avoir lu l’ouvrage. La photo est reprise en «réel» à l’intérieur. Le mouvement demande une belle souplesse et un certain équilibre. Plus loin, après les identifications, je me bute à une introduction. Ça m’agace. Quand on sent le besoin d’expliquer un texte, c’est que ça manque de clarté. Décidément, je suis pas mal tatillon. Autant arrêter là mes manies pour lire ce que cette auteure, que je ne connais pas, me propose. 

 

Encore un peu méfiant, j’aborde la préface en ne soulignant rien. Ce n’est pas dans mes habitudes. Mon marqueur jaune est toujours alerte et prêt à mettre un bout de phrase en évidence. Je m’attarde pourtant, sur un paragraphe à la toute fin de ce court préambule. Ça peut servir, et me voilà prévenu de ce qui m’attend. Je me sens rassuré même si toute lecture reste une découverte, une exploration de l’univers des écrivaines et des écrivains qui ne cessent de m’étonner et de me bousculer.

 

«J’ai pensé qu’en nouant ces fils ensemble, ceux qui rattachent l’industrie du fitness aux violences faites aux femmes, je trouverais l’issue de toute une époque de ma vie. Pour tracer les contours de ma relation à l’entraînement, il me fallait l’inscrire dans un contexte, une vie. Il fallait que les vérités de cette existence passent par un corps, celui qui se sépare, qui écrit, qui circule dans la ville, qui pourra. Le point de départ était ma chambre : là où avaient lieu le travail du texte et celui du corps. Cette chambre que hantent les disparues par féminicide.» (p.10)

 

La chambre, ce lieu à soi, l’espace où écrire et faire ses exercices. S’entraîner. Voilà qui n’est pas pour me rebuter. J’ai toujours concilié ces deux activités pour traverser les heures, mais bien différemment. L’enfermement dans mon pavillon, un retrait du monde et des soubresauts de l’actualité, pour me livrer tout entier au surgissement de la phrase dans la première moitié de ma journée. Le sport vient après, au grand air, dans la forêt environnante avec le jogging, le vélo et le ski hors-piste pendant la saison des neiges. Un refuge pour les mots et le grand espace, face «au vent mauvais» et aux arbres qui m’offrent des heures de bonheur. L’un ne va jamais sans l’autre dans ma vie. Marathonien et auteur de gros romans, il y a là une parenté évidente. Curieusement, je n’ai à peu près jamais parlé de ma passion pour la course à pied sauf dans mes récents ouvrages. L’écriture et le sport sont des activités qui se ressemblent. Je pense au magnifique texte de Marie-Hélène Poitras dans Galumpf, son dernier livre, où elle compare l’écriture à l’équitation. 

Un bonheur d’intelligence. 

Des heures où l’on est tout dans sa tête et dans une immobilité quasi complète et plus tard, un abandon, une plongée dans le mouvement et l’espace. Et combien de fois j’ai trouvé une solution à un problème d’écriture en courant dans un sentier bordé d’épinettes ou en pédalant dans un parterre de fougères? Comme si le corps en action devinait la direction que mon histoire devait prendre après avoir tourné en rond. Une question de rythme, de concentration certainement, de plaisir à garder une cadence qui vous permet de filer bien et longtemps comme d’écrire le plus justement possible en ayant dans son oreille la petite musique tant recherchée qui porte la phrase. 

 

SYMBOLE

 

Tout cela à la fois dans une chambre pour Mikella Nicol, ce lieu de l’intime, du sommeil, du rêve où elle passe sa journée toute seule. Une sorte d’enfermement dans une cellule (imaginons les religieuses cloîtrées) où elle se sent bien, toute dans son univers et sa tête. C’est fort bien d’avoir une vie à soi, mais il faut aussi oser l’extérieur et nous livrer aux séductions du monde. Bien sûr, on songe à Virginia Woolf qui réclamait une chambre à soi pour avoir droit à sa pensée et à ses projets, pour être une femme qui vit et s’exprime dans toutes les dimensions de son être.

 


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Négligeant tout ce qu’il est possible de faire dans ces lieux clos, j’ai choisi les chambres de mes appartements selon un seul critère : la surface nécessaire à l’entraînement. C’est le coin que je délimite en premier, le seul qui compte.» (p.23)

 

C’est tout de même étrange. Pourquoi se réfugier dans une chambre en oubliant les autres pièces de la maison? En fait, la narratrice pourrait très bien vivre dans une cellule et tout serait parfait. 

 

ACTIVE

 

Madame Nicol pratique ce que l’on nomme le fitness. J’ignorais tout de cette activité physique et j’ai dû effectuer des recherches pour savoir de quoi il est question. Il y a bien des définitions, mais je retiens celle-ci. « Retrouvez la forme avec un entraînement pour femmes – l’application de fitness féminin ! Suez pendant sept minutes par jour pour porter un bikini. » 

Transpirez pour avoir enfin la silhouette idéale. Je pensais trouver quelque chose comme pour me sentir bien, être bien dans ma peau, respirer, avoir plus de résistance, perdre du poids, mais pas pour défiler en maillot de bain.

Une série d’exercices assez difficiles et des efforts soutenus pour enfiler ce mini-vêtement sur une plage et attirer les regards de tous les baigneurs.

J’ai reculé devant une pléthore de vidéos où l’on vous propose des routines avec des haltères pour la musculation qui permettent de dessiner le corps idéal, tout comme celui des belles jeunes femmes qui dirigent les séances avec le plus charmant des sourires.

 

QUESTION

 

Mikella Nicol est un peu accro au fitness. Elle vient de rompre au début du récit avec son compagnon et se retrouve avec un amant qu’elle veut séduire et garder. Être en couple semble essentiel pour elle. Pour y arriver, elle doit correspondre à une image que l’on se fait de la femme, de celle qui capte les regards et fait tourner les têtes quand elle s’avance dans une foule. Cette silhouette idéale tant convoitée, que l’on vante de toutes les manières possibles et imaginables dans les publicités.

 

« En s’engageant à atteindre les standards de la beauté, la femme délaissée redéploie son capital de séduction ; elle s’affine pour dévoiler son noyau, son cœur, pour que l’homme comprenne enfin ce qu’il a perdu. » (p.30)

 

Nous sommes loin de l’effort pour nous sentir bien dans son corps, pour nous donner un plaisir de vivre. Ici, on transpire, on peine dans des exercices violents pour devenir le modèle idéal. Nous sommes dans un genre de commerce qui tient autant de l’industrie des vêtements que du maquillage, de la chirurgie esthétique que de la forme et la santé.

L’écrivaine entreprend de réfléchir à cet entraînement qui l’épuise et risque de la blesser un jour ou l’autre. Faut-il être une image, pour séduire, être semblable à ces monitrices parfaites qui font tout sans une goutte de sueur ?

La narratrice se rend vite compte qu’elle est manipulée et qu’elle est comme droguée. Nous savons tous que la pratique d’un sport intensément crée souvent une dépendance à l’effort et que certains peuvent faire le vide autour d’eux pour assouvir cette passion. Ça devient obsessif, je peux en parler. J’ai frôlé tout ça en m’entraînant pour le marathon.

Madame Nicol s’attarde au drame de Nelly Arcand. La jeune femme, en voulant se mouler aux standards de la beauté, en souhaitant correspondre à l’image parfaite de la séductrice, est allée jusqu’à commettre l’irréparable. Une tragédie épouvantable.

 

QUESTIONNEMENT

 

Le récit glisse vers un questionnement fort pertinent. Quelle femme idéalise-t-on dans les médias et les revues, à qui elle doit ressembler pour être séduisante même quand elle travaille derrière une caisse dans l’épicerie du coin. Une image de perfection qui fait rêver ?

Rapidement, le propos se transforme. L’écrivaine se penche sur l’inquiétude qui taraude ses sœurs dans la vie de tous les jours. La crainte et le danger qui sont toujours là au moment où elles rentrent à la maison le soir en s’aventurant dans une rue peu passante ou encore lorsqu’elle s’accroche à un compagnon pour voyager. Les femmes vivent en territoire occupé qu’on le veuille ou non dans nos sociétés et la peur leur colle au dos. Le texte devient percutant, vrai, réfutant l’idéologie que fitness propose et des efforts que fait cette industrie pour enfermer les filles dans des images qui les étouffent quand elles ne les tuent pas.

La réflexion de madame Nicol nous pousse devant des absurdités, des réalités que nous regardons tellement souvent que nous ne les voyons plus.

Voilà un cri du cœur d’une jeune écrivaine qui en a assez de souffrir pour être belle et qui n’est jamais certaine de pouvoir être elle-même dans cette société des hommes. Elle brise l’image dans Mise en forme et c’est fort troublant.

Un cadeau d’intelligence et de questionnements qui, encore une fois, nous aide à mieux voir un problème terrible qui ne semble jamais pouvoir se résoudre. Nous n’avons qu’à penser aux féminicides qui hantent les nouvelles pour comprendre combien la réflexion de Mikella Nicol est importante, vitale même. Notre société où les barbares s’imposent n’a rien de rassurante. Surtout avec un Donald Trump qui rugit en répandant la bêtise et le mensonge.

 

NICOL MIKELLAMise en forme, Éditions Le Cheval d’août, Montréal, 160 pages.

 https://lechevaldaout.com/parution/85/mikella-nicol-mise-en-forme 

mercredi 1 mars 2023

LA DISPARITION D’UN SAVOIR-FAIRE

Y A-T-IL DES ROMANS que l’on peut qualifier de documentaires. Correlieu de Sébastien La Rocque y ferait bonne figure. L’auteur, un ébéniste, un métier qui se pratique de moins en moins, parle avec passion de ce savoir formidable qui a été avalé par l’industrie qui décortique tout, planifie et utilise des machines de plus en plus performantes pour réduire les coûts, semble-t-il. Sébastien La Rocque nous entraîne dans l’univers de Guillaume Borduas, le dernier des vrais, un artisan qui travaille seul, achète des meubles, les retape, en fabrique en prenant son temps, s’occupe d’un potager, reçoit les amis le vendredi pour vider une bière et plus, refaire le monde, s’étourdir un peu et avoir des nouvelles de chacun. Le lecteur se familiarise avec l’art de monter une armoire ou encore de coller des planches et leur donner une patine particulière. Tous passent des heures dans la poussière et le bran de scie, aiment les essences différentes de bois et les sentir avec leurs mains, dirait-on.

 

Le roman évoque le domaine d’Ozias Leduc, peintre, qui avait baptisé l’endroit Correlieu, une ancienne expression de marine qui désignait la place où l'on tenait  « corps et lieu » sur un navire pendant une traversée. Cet atelier était situé sur la propriété familiale de Saint-Hilaire. Nous avons même droit à une photo de cette demeure en page couverture où nombre d’intellectuels montréalais se donnaient rendez-vous. Guillaume Borduas a repris la tradition de recevoir ses proches pour discuter, questionner le travail et la société tout en vidant une bière.

 

«Il empruntait toujours un chemin qui traversait le domaine d’Ozias Leduc, Correlieu, et qui se plongeait entre les versants du Dieppe et du Pain de Sucre. Guillaume surprenait parfois entre les arbres la silhouette chétive de l’artiste, par la porte ouverte du bâtiment qu’il avait construit avec son père à l’arrière de la maison natale.» (p.101)

 

Avec Guillaume Borduas, l’auteur fait certainement un clin d’œil à Paul-Émile Borduas qui est né lui aussi à Mont-Saint-Hilaire et qui est connu pour avoir rédigé le fameux manifeste Refus global en 1948. Parmi les signataires de ce texte devenu mythique, on retrouve Jean-Paul Riopelle, Pierre Gauvreau, Marcel Barbeau, Fernand Leduc et Marcelle Ferron, Jean-Paul Mousseau et Maurice Perron, photographe. Chez les femmes, il faut signaler Thérèse Renaud, Madeleine Arbour, Françoise Riopelle, Muriel Guilbault et Louise Renaud.

 

«— Ton nom, Borduas… t’es parent avec le peintre?

   — C’est juste un nom. Ça veut rien dire.

   — J’ai jamais connu quelqu’un de célèbre à part quand j’ai servi Sylvain Cossette     au Tim Hortons.» (p.101)

 

Nous demeurons dans l’environnement de Leduc et pas très loin des artisans de l’École du Meuble de Montréal qui est passé à l’histoire. Une institution ouverte en 1935 et qui voulait revaloriser les métiers de l’ébénisterie et la fabrication de meubles typiquement québécois. 

Guillaume travaille en solitaire dans son atelier qui comprend l’endroit où il retape ses meubles et un espace d’exposition où les visiteurs peuvent regarder certaines pièces et les acheter. Ça fait un coin passant, où les gens peuvent venir admirer de véritables œuvres d’art ou faire restaurer une chaise et une armoire héritées de la famille et en mauvais état. C’est un lieu où les amis convergent le vendredi, au bout de la semaine, pour se confier, entre hommes. C’est un univers de mâles où même Martine, l’épouse de Guillaume, ne met jamais les pieds. Tout change quand Florence, une jeune ébéniste apparaît. Elle doit effectuer un stage pour démontrer à la CSST qu’elle est apte à reprendre son travail après un accident. Bien sûr, Guillaume hésite un peu, n’ayant jamais eu personne autour de lui, mais il finit par accepter. Nous avons l’impression de plonger dans le documentaire de Bernard Gosselin, Le discours de l’armoire, réalisé en 1978. On peut encore visionner ce petit bijou sur le site de l’Office national du film. Louis Lebeau y parle de son métier et de son travail. Sébastien La Rocque amorce son roman avec un extrait de cette production culte, d’ailleurs. 

 

STAGE

 

Florence s’exécute sous la direction de Guillaume. C’est comme si la modernité confrontait la tradition. La jeune ébéniste a été formée dans une école où on les prépare à œuvrer en usine, les familiarisant avec des machines complexes qui permettent de décortiquer le travail. C’est surtout l’infiltration d’une femme dans un monde d’hommes. Elle doit s’y faire une place et s’imposer, même si Guillaume n’est pas ce que l’on peut appeler un macho indécrottable. Il a ses habitudes pourtant, des manières de voir et des moments où tous les amis se sentent bien entre eux. L’arrivée de Florence risque de tout bouleverser. Le monologue de Mononcle est révélateur en ce sens.

 

«Une fille ça fucke l’atmosphère

   une shop c’est les boys

   on se comprend

   on dit des niaiseries

   on fonctionne toutes de la même manière 

   march or die

   ça sert à rien de parler

   t’as mal t’as trop brossé?

   on s’en câlisse

   tu ravales pis enwèye

   tu travailles

   on sort la job qu’on a à sortir

   crois-tu qu’à serait capable de rouler comme nous autres?» (p.74)

 

Florence démontre rapidement qu’elle est capable de tenir tête aux hommes et surtout elle se glisse facilement dans leurs rituels et leurs habitudes. 

 

UN MONDE

 

J’ai adoré cette histoire où chaque geste compte, où l’on plonge dans un vocabulaire particulier qui est en voie d’extinction et qui devient poétique par moments, surtout quand on fabrique tout à la main et que la machine est là juste pour le nécessaire, soit la découpe et le rabotage ou encore le sablage. Des mots qui ont quasi disparu, il va sans dire. Guillaume fait tout de mémoire, exactement comme Louis Lebeau dans le film de Gosselin. 

Voilà une belle réflexion sur cette activité en perdition avec la dictature de la robotique. Et l’invention de l’intelligence artificielle est certainement une menace pour ce métier qui demande précision et compétence, mais aussi qui a ses rituels. C’est par le biais des rencontres du vendredi que l’on pénètre dans l’univers de ces hommes qui savent bien que le sol leur glisse sous les pieds. Déjà, plus rien n’est semblable même si les jeunes qui sortent des écoles rêvent tous de posséder leur atelier pour faire «leurs gossages». 

 

«Plus de production, c’était plus de profits et des meilleurs salaires pour les employés qui allaient acheter ce qu’ils produisaient. Ç’a pas changé beaucoup, ç’a même empiré. Les lignes d’assemblage, les morceaux pareils, les normes, les modèles pis les finitions de meubles standardisés, la machinerie automatique, la division du travail, la publicité… L’idée est toujours pareille : vendre. Créer des standards de goût. Y avaient même poussé l’audace jusqu’à faire des copies de meubles en chêne maillé comme ceux-là. Ça coûtait cher, le chêne, surtout coupé en quartiers. Y avaient inventé une espèce de rouleau qu’y trempaient dans une peinture pour faire le motif sur des bois de marde.» (p.150)

 

On croirait entendre Henry Ford qui a imaginé l’automatisation en construisant la fameuse voiture qui porte son nom. 

Un beau roman vrai, senti, généreux, qui nous plonge dans un univers qui est en train de disparaître devant des meubles conçus pour s’user et se remplacer rapidement. La consommation, le nerf et l’âme de notre société qui génère des déchets comme jamais l’humanité l’a fait. Ça fait du bien de lire ça, de s’attarder à des gestes, à la naissance d’une armoire qui est le produit d’un savoir-faire millénaire et non pas une série d’opérations d’une machine. C’est senti, chaleureux et les personnages qui gravitent autour de Guillaume sont colorés et typiques. Sébastien La Rocque a pris un grand soin à reproduire leur langage et leurs expressions. Là aussi, c’est une langue qui est en train de basculer et que l’on peut retrouver dans le film de Bernard Gosselin. Un roman grave, précieux qui va peut-être faire époque dans le milieu de l’ébénisterie.

 

LA ROCQUE SÉBASTIENCorrelieu, Éditions Le Cheval d’août, Montréal, 208 pages.


 https://lechevaldaout.com/parution/58/sebastien-la-rocque-correlieu