PATRICK STRAEHL signe un roman étonnant avec Ninon sur son X. Un peu déroutant au début, ce livre de 200 pages, s’avère le long monologue d’une massothérapeute qui raconte tout ce qui lui passe par la tête pendant son travail. Une parole vivante, théâtrale qui s’exprime en toute liberté. Ninon parle de son enfance, ses amours, ses relations avec ses filles, des jumelles, n’hésite jamais à donner son point de vue sur l’actualité, la pandémie, l’éducation, les jeunes et l’avenir de la planète. Monsieur Henri, son ultime patient (Ninon part à la retraite après la séance) en est réduit à l’état de mannequin qu’elle manipule de toutes les manières possibles. Pas de sexualité, cependant, le client est prévenu. Un roman comme il ne s’en fait plus, qui semble surgir d’une époque révolue.
On ne peut qu’écouter Ninon raconter les turpitudes de sa vie, elle qui a connu plusieurs existences. Il faut un effort pour apprivoiser cette voix, un certain vocabulaire, une façon de secouer les mots, des expressions et aussi un dire que l’auteur tente de reproduire en plaçant des accents partout. Pas facile d’écrire au son, j’ai vécu l’expérience avec La mort d’Alexandre où j’ai voulu faire entendre la langue de mes proches dans les dialogues. On me l’a reproché, signalant une difficulté de lecture et qualifiant mon livre d’inaccessible. Pourtant, c’était la manière d’Aline, ma mère, qui parlait tout autant que Ninon, foulant sans cesse des sentiers que nous connaissions parfaitement.
Si ma mère se contentait de ressasser ses chicanes avec les voisins, ce n’est pas le cas de Ninon qui possède une vision plus large de la société. Elle aime les voyages, n’hésite jamais à se rapprocher des autres et, étonnamment, peut aussi écouter ce que les gens veulent bien lui confier. Une bonne vivante qui démontre une empathie peu ordinaire envers les personnes âgées et la jeunesse. Une aidante qui cherche à améliorer le sort de tout le monde.
Lentement, nous faisons le tour du jardin de Ninon Meloche, cordonnière d’abord, apprentie de son père, un métier quasi disparu même si on se gargarise de développement durable de nos jours. Cordonnier ou cordonnière, c’était l’art de tout recycler. Ces habiles artisans parvenaient à prolonger la vie des chaussures et de différents objets pendant des décennies.
Après la mort de son paternel, devant le déclin de son commerce, elle deviendra massothérapeute et sera intervenante à l’université où sa tâche consistera à recevoir les étudiants et les étudiantes qui se confient à elle.
« Moé, j’t’une ouiziwouigue. What You See Is What You Get. Si ça fait pâs ton affaire de m’écouter pendant que j’te masse la carcasse, j’comprends très bien çâ. Tu peux aller ailleûrs. J’peux même te référer, y’aurâ pâs d’rancune de ma pârt. Pa’c’que çâ aussi, c’est dans ma natûre. De pâs être rancuniaîre. Si tu m’fais d’quoi d’plate, tu vâs l’savoir pis m’âs m’en rapp’ler. Mais j’cherch’rai pâs à cultiver un jardin d’rancoeûr envêrs toé. La vie est trop courte poûr entret’nir des sentiments qui font jusse te scraper l’dedans. » (p.19)
Je me suis surpris à lire des passages à haute voix pour trouver la musique, la cadence, tenter de mettre les mots de Ninon à la bonne place et d’imaginer sa prestance et sa manière. Parce que la parole est un chant, de la flûte traversière si l’on veut où l’on s’accorde à un souffle, un phrasé qui vous emporte et vous émeut. Ninon a du bagou, une façon d’occuper l’espace, ce qui m’énerverait certainement dans la vie. Elle se comporte en soliste qui éclipse l’orchestre qui doit se contenter d’un rôle de figurant. Monsieur Henri, son client, sert de faire-valoir.
Voilà toute la difficulté de cette lecture qui tient plus du théâtre et de la scène que du récit traditionnel. On le prend ou on ne le prend pas. Ninon peut fasciner comme rebuter. Elle a fini par me captiver et je l’ai suivie dans les nombreux méandres de son monologue, dans sa manière de voir et de triompher des embûches de la vie.
INTÉRÊT
L’intérêt de ce soliloque se situe dans les propos de l’héroïne qui a des idées sur tout, ne se gêne pas pour les exprimer et est dotée d’un formidable « bon sens » comme on dit. Elle raconte des moments heureux avec certains clients qui venaient à la cordonnerie, dont la belle Pauline Julien qui mettait son père dans tous ses états. On ne sait si Gérald Godin suivait avec son sourire énigmatique.
Il y a eu un mariage avec un camionneur aux grosses mains, expéditif en amour, leurs efforts pour avoir des enfants et l’arrivée des jumelles quand le couple avait renoncé à devenir parents. Fille 01 et fille 02 sont bien différentes, vivant chacune à son bout du Canada. Elles entraîneront leur mère au Japon où Ninon découvrira l’envers de sa personnalité. Elle si exubérante, la parole incarnée, croise des Japonais discrets qui pratiquent l’art de l’effacement.
Nous effleurons avec elle tous les hoquets de la société. L’école, l’autorité, le travail, les relations de couple, la santé, l’avenir, la pollution, l’indépendance du Québec. Elle a vécu la COVID, s’enfermant dans un CHSLD pour passer autrement cette crise sociale et générationnelle sans précédent.
« Pis ç’â été l’hécatombe. On s’doutait que les chesseldés, c’était l’maîllon faible de not’ systême, mais là, on l’â su que’que chôse de râre. Des décennies d’négligence qui nous ont pété dans’ face. J’sais pâs si t’âs r’marqué, mais c’t’a partir de lâ que nos chêrs dirigeants, y’ont arrêté d’dire que toutte allait bin aller. Chus très fiêre d’être Québécoise, mais lâ, j’ai eu honte de nous. Poûr moé, ç’â été la goutte qu’y’â faitte déborder mon bol intérieûr. Pis c’est pâs des belles jointûres en ôr qu’y’auraient pu empêcher l’déversement. Dins’ derniaîres années, avant » a Covide, on â connu des évén’ments tragiques qui m’ont faitte rager. Ça s’est accumulé dans mon vâse. Touttes des affaires qui sont arrivées pis qu’c’aurait jamais dû arriver. » (p.144)
Ninon sent bien que rien ne va, mais elle n’a que peu de moyens d’intervenir, ne peut faire totalement confiance aux élus non plus parce qu’ils déçoivent mandat après mandat. Elle incarne la majorité dite silencieuse qui choisit souvent de se tenir en marge et de ne plus se mêler des grands enjeux qui décident de l’avenir de la planète. Heureusement, ce n’est pas le cas de Ninon. Elle est toujours prête à monter aux barricades, même quand l’heure de la retraite sonne.
Elle a une ouverture d’esprit remarquable et montre une résilience formidable face aux épreuves de la vie. Rien ne semble vouloir modérer son enthousiasme. Voilà une battante qui adore ses filles et tout le monde autour d’elle. Ça m’a remuée parce que cette femme ressemble par certains aspects à ma mère, je l’ai écrit plus haut. Aline avait des idées sur tout et ne se gênait pas pour les exprimer. Si elle était souvent hargneuse et belliqueuse, elle savait aussi quand se montrer généreuse.
Ninon étourdit par moments, envoûte et m’a fait sourire avec ses propos étonnants. Un personnage plus grand que nature qui arrive à nous émouvoir aux larmes quand on s’abandonne à sa voix et qu’on lui laisse toute la place sur scène. Le verbe s’incarne dans cette femme qui échappe à toutes les normes.
STRAEHL PATRICK, Ninon sur son X, Éditions Sémaphore, Montréal, 200 pages.
https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/ninon-sur-son-x/