VOILÀ UN RECUEIL de nouvelles qui nous sort des repères que nous avons l’habitude de suivre. Stanley Péan et Jean-Michel Girard ont eu la bonne idée de jumeler illustrations et écriture dans Cartes postales d’outre-monde. Girard a créé trente-cinq planches, s'inspirant de celles que l’on retrouvait dans les fanzines où j’ai lu les aventures de Dick Tracy, le détective qui n’avait rien à envier à Hercule Poirot, Tarzan aussi, et le Fantôme. Des photos sépia, marquées par le temps, la couleur d’une époque en allée. Comment ne pas ressentir une certaine nostalgie en se penchant devant ces images ? Vingt-trois des illustrations, des créations originales et uniques de Jean-Michel Girard, s’attardent à des femmes et les douze autres à des hommes, souvent des Noirs. Toujours des décors un peu flous, inquiétants et propices à faire galoper l’imagination fertile de Péan qui se plaît à nous entraîner dans son monde particulier. Le défi pour l’auteur était d’écrire de courtes nouvelles, à partir du personnage, du milieu représenté et de l’action que suggère la scène. Parce qu’il y a un scénario dans ces illustrations. Tout y passe ou presque. Il y en a pour tous les goûts.
Cette idée fort originale m’a happé dès la première image. Je me suis rapidement amusé à inventer une histoire face à cette femme bien mise, triste, qui tient la pose, perdue dans ses pensées, un peu boudeuse aussi et qui semble attendre que quelqu’un la secoue. La bouteille d’alcool tout près devient particulièrement importante, avec la couronne de Noël au mur. Sommes-nous devant la trahison d’un amoureux, la mort d’un proche, quelqu’un d’invisible qui tente de lui faire entendre raison ? Un simple caprice d’une bourgeoise assuré de son quotidien.
Comment savoir ?
Je me suis jeté un peu partout avant de me pencher sur le texte de Péan. Oui, il avait remarqué des choses, les mêmes que moi, mais jamais je n’ai jonglé avec ce qu’il a fait dans son récit. Tout cela pour voir
comment nos imaginaires réagissent devant des scènes ou scénarios possibles. Un exercice qui m’a révélé, ce que je pensais déjà, que pas un auteur n’emprunte un même chemin malgré le point de départ. Je ne vous assommerai pas avec toutes les péripéties que j’ai rédigées dans ma tête, mais je me suis fort amusé. Ça m’a permis de belles trouvailles, et qu’il y a autant de récits et d’aventures qu’il y a d’écrivains. Oui, il y a des dizaines de lectures possibles dans une nouvelle.
« Jean-Michel s’était inspiré du style de Norman Rockwell, ainsi que de celui des artistes dont les œuvres ornaient les couvertures des pulp magazines d’antan, ces publications américaines et italiennes de littérature populaire où fleurirent des fictions allant de la romance à l’épouvante, en passant par les enquêtes criminelles, les histoires de science-fiction ou d’épopée fantastique. » (p.9)
J’ai retrouvé l’univers de Stanley Péan, malgré les contraintes, sa fascination pour l’étrange, une certaine forme de rites occultes, les bars inquiétants et enfumés, avec, c’est une obligation, le jazz un peu langoureux qui berce les clients qui boivent trop ou pas assez, c’est selon, grillent une cigarette, tout en prêtant l’oreille à la voix d’une chanteuse qui se déhanche ou encore à un instrumentiste qui se concentre sur son morceau de saxophone. Bien sûr, le piano est là, toujours, omniprésent, menant la marche en éparpillant ses gouttes de musique entre les mouvements.
Une belle façon de s’aventurer dans le territoire de Péan qui se veut, la plupart du temps, urbain. Il aime s’attarder dans un quartier populaire avec les coins sombres, plutôt mal odorants et des culs-de-sac où tout peut arriver. Jean-Michel Girard l'a bien servi sous cet aspect.
MONDE
Des textes inédits, sauf cette fabuleuse histoire qu’est Plus bleu que le blues où il met en scène une chanteuse blanche, Lorrie, et un musicien noir, Lester « Sweet Lips » Washington. Un amour fou, torride, qui bouscule le corps et l’âme et nous plonge dans le racisme qui marque la société étasunienne, cette plaie qui fait une tache indélébile sur le passé de nos voisins du Sud. Des passions interdites et une fin horrible. Cette nouvelle a paru dans Lettres québécoises à l’été 2023.
Stanley Péan n’avait guère le choix. Les illustrations sont suggestives et indiquent une direction qu’il est impossible de négliger. Girard l’a entraîné dans une Amérique qui sort à peine des turbulences économiques des années 1930. Les bars clandestins se multiplient, là où la musique de jazz fleurit, celle de Billie Holiday ou de Lester Young. La fumée des cigarettes rend l’air irrespirable, l’alcool coule à flots. Les truands se tiennent un peu en retrait tout en ayant l’œil sur la clientèle. La vie, le plaisir, l’enivrement de tous les sens, mais aussi une violence omniprésente, le racisme et des règlements de compte dans les ruelles.
J’ai retrouvé tout ça dans les textes de Stanley Péan. Parce que l’œuvre de cet écrivain et amateur de jazz ne cesse de nous surprendre et de nous entraîner dans ce monde où la musique devient un personnage qui dicte tous les comportements des protagonistes, comme s’ils faisaient tous partie d’un grand orchestre.
EXPLORATION
Voilà une belle manière d’explorer des territoires que l’on délaisserait autrement et de décrire des travers humains, mais aussi les côtés plus lumineux des passionnés qui cherchent à échapper à un environnement étouffant.
Les femmes de ces nouvelles sont souvent des chanteuses seules. Il y a parfois un enfant dans leur quotidien et les mâles se sont éloignés comme des abeilles butineuses. Elles expérimentent de modestes succès sur la scène et après avoir rêvé de gloire et de richesse, elles se prostituent pour survivre et nourrir leur progéniture. Bien sûr que tout ça ne peut que mal finir.
Que d’instants formidables dans cette suite de tableaux, de véritables condensés de vie ! Je pense à Solo qui nous permet de revoir le personnage de Lester « Sweet Lips » Washington de la nouvelle Plus bleu que le blues. Il se retrouve dans une maison de gens âgés, perdu, vivant des moments lumineux quand il reprend son harmonica pour étonner tout le monde.
« Malgré l’absurdité de la situation, leur nouveau collègue la fascinait et l’attendrissait. En dépit de son imperméabilité à tout ce que jouaient Tristan et elle, l’harmoniciste faisait preuve d’une ahurissante virtuosité. Sans rapport avec les sélections du duo, ses improvisations témoignaient d’une maîtrise absolue de son instrument et d’une évidente capacité de s’y investir corps et âme, de traduire en musique souvenirs et sentiments profondément enfouis en son for intérieur. » (p.232)
Une nouvelle forte qui permet à Stanley Péan de démontrer que le temps efface tout, même des moments que l’on pensait gravés dans la pierre de granite.
Un recueil étonnant, celui d’un virtuose qui ne se laisse jamais démonter par l’atmosphère, le public ou encore les imprévus. Toujours, il nous plonge dans l’action et nous entraîne dans un monde qui est bien le sien malgré les balises.
Je signale également un récit magnifique d’espoir, d’amour et de terribles déceptions. Au-delà des montagnes est un petit bijou. L’illustration fait la page couverture et révèle un peu tout. Le désir d’échapper à son destin, de connaître la grande aventure, peut-être aussi une autre vie. Péan s’y surpasse et nous fait glisser dans l’attente et la confiance qui s’amenuise peu à peu.
« Elle avait passé le plus clair de son enfance à ne pas trop savoir qui elle était vraiment, à quelle communauté elle s’identifiait. Sa défunte mère, une Philippine tout juste sortie de l’adolescence, travaillait comme femme de ménage au domicile d’un riche magnat de l’industrie de la construction, dont elle avait eu à subir les agressions coutumières jusqu’au jour où il l’avait licenciée en apprenant la nouvelle de sa grossesse. Rejetée par sa propre famille, sa maman avait trouvé du réconfort dans les bras de celui que Josie appellerait son papa toute sa vie durant, tout en sachant qu’i n’était pas son géniteur. » (p.165)
Il faut souligner le travail de Mains libres, la facture de ce recueil de nouvelles. Papier glacé, belles planches mises en évidence, soignées, particulièrement, avec l’écrit enluminé qui sort du travail ordinaire d’un éditeur. Vraiment un magnifique ouvrage. Tout cela pour donner autant d’importance aux illustrations qu’au texte, pour établir le lien entre Péan et Girard. Que demander de plus ?
PÉAN STANLEY, Cartes postales d’outre-monde, Éditions Mains Libres, Montréal, 266 pages.
https://editionsmainslibres.com/livres/stanley-pean/cartes-postales-d_outre-monde.html