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mardi 27 novembre 2018

BOUCHARD FAIT CHANTER LES LIEUX


SERGE BOUCHARD a créé une dépendance chez nombre de lecteurs qui se précipitent quand paraît l’un de ses ouvrages qui donnent un relief au quotidien et à la grisaille des jours. Cette fois, il « fait chanter les lieux » dans L’œuvre du grand lièvre filou, des chroniques qu’il a publiées d’abord dans Québec Science pendant presque dix ans. Une soixantaine de textes regroupés sous quatre thèmes qui témoignent de ses déambulations sur le territoire, de ses questionnements sur certains lieux qui l’attirent et le fascinent. Encore une fois, nous pouvons faire le tour de l’univers de l’anthropologue dans ces grands et petits voyagements qui mutent presque toujours en mots. Une redécouverte de ces pays du Québec par l’écriture, un regard sur l’Amérique avec en toile de fond, souvent, les ronrons d’un moteur et les regards dans le rétroviseur.

Le titre un peu étrange vient d’un mythe fondateur bien connu dans les tribus ojibwées. Un lièvre plutôt vigoureux vivait sur une toute petite île à la surface de l’océan qui recouvrait toute la planète alors. L’animal en bondissant partout, en faisant des arrêts brusques et des sauts a fini par créer les montagnes, les vallées, les collines et à agrandir son territoire jusqu’à la dimension d’un continent.
Une légende comme je les aime et qui m’a fait penser que Serge Bouchard a tout de cet animal mythique et il s’est agité pendant une grande partie de sa vie pour agrandir son territoire et sa compréhension du monde. Le chroniqueur, écrivain, animateur de radio et conférencier a emprunté à peu près toutes les routes, même les plus isolées, et ce dans toutes les conditions. Un coureur de pays, un drogué de la route qui se gave de paysages et d’arbres, qui tombe en méditation devant les cours d’eau, les montagnes et les quelques forêts d’épinettes qui survivent à la convoitise des faiseurs de deux par quatre. 
Parce que pour Serge Bouchard, parcourir ces routes, c’est plonger dans notre histoire, secouer des noms cachés et oubliés. C’est aussi imaginer la vie des explorateurs qui partaient en canot pour remonter le fleuve et les rivières, portageaient pour franchir une montagne ou une série de rapides. Cette Amérique d’avant que nous ne pouvons qu'imaginer mainte, cette histoire inconnue, cette toponymie qui s’était imposée pendant des générations avec la vie des nations indiennes ont disparu.

Nos ancêtres furent de grands aventuriers, mais ils furent prudents, hautement inventifs, créatifs et débrouillards. Disons qu’ils étaient ingénieux. Ils ont constamment résolu des problèmes de transport et de mobilité. (p.18)

Je le vois dans un relais routier, les yeux fermés, imaginant les cris et les chants des explorateurs, des grands chasseurs qui remontaient les rivières pour s’installer dans leurs territoires de chasse pendant toute une saison de neige et de froid. La vie des « inmourables » comme l’écrit souvent Gérard Bouchard.

IMAGINAIRE

L’Histoire est tissée d’une multitude de petites histoires, d’aventures ou d’anecdotes qui ont marqué l’imaginaire des populations qui vivaient en Amérique avant l’arrivée des Blancs et aussi ces conquérants qui sont allés partout en se proclamant les propriétaires de ce Nouveau Monde.
Serge Bouchard est une sorte de magicien qui sait faire chanter les lieux et nous livrer ainsi de beaux secrets.

C’est qu’un vieux assis sur un banc, en train de regarder déambuler la vie, cela existe depuis toujours. Mais ici, la vie a pris un drôle de tour ; elle a des airs d’absence. Autrefois, le voyage nous menait à l’autre. Nous allions à la découverte d’une civilisation, d’une culture, d’une différence. Hier encore, les gens marchaient dans les traces et les pistes de l’humaine humanité. Mais le club-méditerranéisation du monde s’est accomplie. (p.30)

C’est qu’il est friand de ces vies oubliées, des exploits des grands voyageurs, de ceux qui venus de si loin pour changer de peau et vivre au milieu des populations autochtones. Il a suffi pourtant de quelques siècles pour que tout soit vu, exploité, détruit souvent et pollué. Un drame que nous avons mal à imaginer même si on ne cesse de nous répéter que notre planète est en danger.
Serge Bouchard permet de nous arrêter devant cette incroyable marche vers le saccage et la destruction. Il a l’œil et ose dire la laideur de nos villages, la blessure des paysages avec toutes les lignes électriques qui balafrent les montagnes. Il suffit de traverser le parc des Laurentides pour se retrouver devant ces profanations.

Le pire bâti est à Montréal et bien mal informé qui voudrait m’associer à l’observateur urbain passant trop vite dans le décor comme s’il n’en faisait pas partie. Cependant, le désastre est là, il se retrouve de Lachine à Sept-Îles, comme il se présente à Matane. De Inukjuak à Saint-Armand, de Rouyn à La Tuque, en passant par Mont-Laurier, Roberval ou Chibougamau, nous sommes aux temps barbares de l’architecture misérable et de l’aménagement brouillon. (p.35)

Comment ne pas voir cette laideur quand je circule sur les routes du Lac-Saint-Jean. Desbiens, le village de l’extrême, la rue principale comme une blessure avec les maisons rénovées à la va-comme-je-te-pousse de chaque côté. L’automobile a défiguré ces agglomérations. Les rues faites pour les chevaux et les attelages étaient trop étroites pour les camions et les autos. Il a fallu empiéter sur les parterres et même sur les galeries. Certaines maisons se sont retrouvées dans la rue presque.
Et cette guerre aux arbres partout. Les grands arbres abattus, taillés, estropiés à cause des fils électriques, des feuilles au sol, des aiguilles sur le fameux gazon. Hydro-Québec est passée maître dans l’art de massacrer les érables, les épinettes ou les pins pour dégager ses lignes. Toutes les raisons sont bonnes pour nous faire accepter la laideur. Quelques arbres maigrichons survivent le long de la rue principale à Desbiens, tout comme à Chambord ou Roberval. Où sont passés les arbres majestueux que l’on pouvait surprendre en entrant à Saint-Félicien dans mon enfance ? Où sont les grands peupliers qui entouraient l’église et le presbytère de La Doré ?
L’élargissement des routes a tout massacré et les commerces se bardent de métal et de verre, sans parler des entrées des villes avec leurs commerces qui donnent souvent l’impression d’avoir subi un bombardement. En travaillant dans la laideur, on ne peut produire que de la laideur.

Ma dénonciation des cours à scrap, des aménagements douteux, du laisser-aller général dans le domaine des paysages n’est pas un acte de désamour, de désaveu ou d’irrespect. Bien au contraire, c’est une déclaration d’espoir et une sorte de cri du cœur. (p.36)

Pourquoi ce désir de vouloir cimenter, asphalter, empierrer et étouffer. On cultive même les fleurs en plastique dans les cimetières et il pousse des palmiers synthétiques, grandeur nature, à Saint-Ambroise. C’est vous dire jusqu’où on peut aller dans l’absurdité.

NATURE

Il reste encore des parcs qui retrouvent leur aspect sauvage comme le Parc national de la Pointe-Taillon. Un grand espace de forêt qui a retrouvé une forme de sauvagerie après la construction des barrages dans les années 1920 qui ont fait disparaître des chutes magnifiques sur la Grande et la Petite décharges du lac Saint-Jean. Tout un pays noyé par des investisseurs américains. Des villages ont disparu et des centaines de gens ont dû migrer devant la poussée des eaux. Comment peut-on céder un lac comme celui-là à une entreprise qui voulait faire de l’électricité et produire de l’aluminium ? Le saccage a été planifié par ces hommes d’affaires avec l’aval des politiciens. Le clergé a fait digérer ce crime contre la nature à la population. Depuis, l’entreprise (elle appartient maintenant à des Australiens) s’entête à recharger les plages du lac avec du gravier, éliminant ainsi les belles rives de sable blond pour contrer l’érosion. Ils ont fait pire avec l’enrochement qui tue toute vie sur des kilomètres. L’horreur a un nom au Lac-Saint-Jean.
Serge Bouchard a vu le Québec et l’Amérique s’appauvrir, se défigurer au nom du progrès et de l’avenir. Des forêts grandes comme des pays ont été rasées et pillées, laissées à l’abandon, sans compter les effets catastrophiques que cela a pu avoir sur les animaux qui ne trouvent plus à se nourrir. Que dire des populations autochtones ? La disparition de certaines espèces animales précède toujours celle de l’humain.

LES LIEUX

L’anthropologue sait « faire chanter les lieux », retourner les pierres du passé, raconter des événements dont plus personne ne se souvient. L’origine du nom des paroisses et des cantons nous échappent la plupart du temps. Nous sommes des handicapés de la mémoire. Ce n’est certainement pas notre plus grande qualité malgré la devise de la Belle Province.

La disparition du mot Chicoutimi pour désigner la ville qui portait ce nom est une profonde erreur de parcours. D’autant que le mot, d’origine algonquienne, réfère justement à la question des profondeurs. Chicoutimi signifie « là où la rivière cesse d’être profonde » et, si l’on extrapole un peu, « là où nous allons devoir portager si nous voulons rejoindre le lac Pikouagami des Kakouchaks, en passant par le lac Kénogami, débarquant juste à côté de la petite maison blanche, au pied du vieux barrage qui pisse… » Il est comme ça, des mots qui charrient beaucoup de sens. (p.164)

Effacer, oublier, foncer vers l’avenir en mâchouillant ses mots, rêver de faire fortune en rasant tout ce qui pousse ou encore fouiller les entrailles de la Terre pour en faire jaillir le pétrole et le gaz.
Tout aurait-il pu être différent ? Le rêve était beau pourtant, mais nos coureurs des bois n’étaient ni des contemplatifs, encore moins des désintéressés. Ils voyageaient pour la fourrure, créant déjà les premières catastrophes écologiques, mettant en danger des espèces comme le castor. Des héros, des intrépides, oui, mais qui transportaient dans leur pocheton les germes de la destruction et du saccage. Que dire devant la disparition des bisons de l’Ouest américain ? Ils étaient tout près de 70 millions, semble-t-il, à l’arrivée des Blancs. Il n’en reste que quelques spécimens dans les enclos de certains parcs. On peut en voir quelques survivants à Saint-Félicien dans le grand parc de la boréalie.
Serge Bouchard dans ces courts textes nous livre sa pensée, son regard en s’attardant à certaines grandes tragédies de notre époque, aux erreurs de l’histoire et imagine comme notre continent était beau il y a moins de 400 ans. Une belle manière de nous faire comprendre que nous avons tourné le dos au nouveau paradis et à un monde vierge dont nous rêvons encore et toujours. Nous n’avons rien appris malgré des espoirs de recommencement, malgré tous les avertissements. Nous avons été « de grands lièvres fous » qui au lieu de créer un monde, l’ont saccagé avec une frénésie incroyable.


L’ŒUVRE DU GRAND LIÈVRE FILOU, chroniques de SERGE BOUCHARD publiées aux éditions MULTIMONDES, 2018, 224 pages, 19,95 $.



http://editionsmultimondes.com/livre/l-oeuvre-du-grand-lievre-filou/

dimanche 25 octobre 2009

Laurent Laplante regarde dans le rétroviseur

«Par marée descendante» de Laurent Laplante met l’accent sur une période de la vie que l’on a tendance à mystifier. Combien de fois entend-on parler de l’âge d’or et de retraite dorée. Un temps de la vie qui se prolonge de plus en plus, créant des problématiques nouvelles. La télévision montre à répétition l’image de «ces jeunes vieux» qui partent découvrir le monde comme des adolescents. Malgré cette version édulcorée, ce versant de la vie est souvent marqué par la maladie, la solitude et l’isolement. Et quand il n’est plus possible de vivre dans une maison durement acquise, il faut s’adapter à la vie communautaire, s’installer dans un foyer en attendant le dernier voyage. Pas facile pour les individualistes que nous sommes.

Rétroviseur

C’est aussi la période des bilans, même s’il y a de moins en moins de gens pour écouter. Les enfants sont aspirés par le travail, la productivité, les divorces et les gardes partagées. Laurent Laplante «regarde dans le rétroviseur» comme il dit. Rappelons qu’il a été un observateur et un commentateur de l’actualité pendant toute une carrière journalistique fort active.
«Atteindre 75 ans en 2009 signifie que j’avais 11 ans lors l’armistice de 1945, 16 ans au déclenchement de la guerre de Corée, 25 ans à la mort de Duplessis, 33 ans lors de l’Exposition universelle de Montréal, 36 ans à la Crise d’octobre, 42 ans au soir de la première victoire électorale du Parti québécois…» (p.11)
Il a vécu la Révolution tranquille, la laïcisation de l’État ou ce qu’il en a résulté, l’arrivée de nombreux immigrants et la mondialisation, le féminisme et les tergiversations du Québec. L’auteur questionne sa vie, ses décisions, des idées qu’il a défendues pendant un certain temps.
Lecteur boulimique, ce solitaire s’est exercé à la lucidité pendant toute sa vie. Sans développer de thèses, Laurent Laplante nous permet de nous arrêter sur une tranche de l’histoire du Québec.
«Le XXe siècle aura mitonné ce qui semble une loi non écrite du Québec politique. Loi qui s’énoncerait ainsi : chaque génération délaisse le véhicule idéologique de la précédente pour inventer le sien. Une deuxième pourrait, moyennant nuance, s’ajouter : les partis idéologiques naissent d’un leader et s’écroulent à sa disparition.» (p.55)
L’aspect politique prend de l’importance dans la réflexion de Laplante. On ne fréquente pas le monde journalistique et les preneurs de décisions sans que cela ne laisse des traces.

Méfiance

L’auteur se méfie cependant de ses réflexes de journaliste et c’est pourquoi, peut-être, il a divisé son livre en deux volets. Il laisse courir sa réflexion et «Dans les marges de l’écriture», il s’interroge, réfléchit à ce qu’il vient d’énoncer. Un point de vue plus personnel, plus intime s’exprime alors.
Il voit juste, frappe fort malgré les masques et les décors de plus en plus impressionnants qu’apprécie la société. Les syndicats se sont embourgeoisés. Le mouvement Desjardins n’a plus rien à voir avec les coopératives des débuts. La télévision et la radio de Radio-Canada, si importantes dans l’émergence de la pensée au Québec, se vident de leur substance dans la course aux cotes d’écoute.
«Sauf au cours de la fin de semaine, Radio-Canada impose une macédoine infecte d’acceptable, de crétinisme, de beau, de guimauve d’ascenseur. Tout cela enveloppé dans son hypocrisie snobinarde et d’inattaquables principes. Après l’instruction sans effort, la culture rendue facile et la démocratie à sa plus courte distance de la démagogie… … Radio-Canada est gérée par des analphabètes qui ignorent la mission d’une radio d’État.» (p.118)

Réflexions

La pensée fait peur. Plus, elle ennuie. On la fuit, on la ridiculise. Il faut se détendre, s’amuser, regarder des pitreries au petit écran ou courir se gaver de la vulgarité de certains humoristes dans les salles.
Le journaliste tente d’éviter les travers de l’âge qui occultent le présent et donnent toute la place au passé. C’est fort heureux. Réflexion pertinente, juste, on aurait aimé qu’il pousse plus loin sur le monde politique et médiatique.
Laurent Laplante est un sage, un critique nécessaire qui a encore son mot à dire et il fait bon l’entendre, l’écouter discourir, parfois nous fustiger. Il en a le devoir.  

«Par marée descendante» de Laurent Laplante est paru aux Éditions MultiMondes.