GENEVIÈVE EST de retour en Allemagne, à Berlin, où elle retrouve sa grande amie Hannah Stein, une sœur, un double qui partage tout ou presque avec elle. La jeune femme a pris une année sabbatique, pour recoller les morceaux après la mort de son père, Jacques. Un peu perdue, on la surprend dans un moment où elle est dépassée par certains événements et où des vagues existentielles la ballottent. Grande marcheuse, elle arpente les trottoirs de la ville, croise des gens, des proches, réalise qu’il faut des arrêts pour se retrouver, méditer sur les directions que peut prendre sa vie. Et il y a les hasards des jours, les musées où le temps s’arrête, où elle peut confronter ses questionnements avec ceux des artistes. Caroline Guindon ajoute une suite à son roman Cythère paru en 2021. Un ouvrage qui détonnait un peu dans notre littérature contemporaine.
Geneviève retrouve le Berlin de son enfance, se sent un peu perdue dans l’appartement trop grand d’une de ses tantes. Elle veut faire le point, prendre une direction qu’elle pourra garder dans les jours à venir et dans sa carrière.
« Depuis le début de l’été, je vis seule, loin de tous mes repères de jadis, dans une maison trop grande pour moi. Afin de combattre la solitude et le sentiment de me dissoudre ici, je compose en pensée des lettres à mon père et je personnifie les objets. Tout le jour, ces derniers posent sur moi leur sage regard de choses, de bien-pensants. Certains, parfois, émettent quelque jugement ou sarcasme : hier, une pile de magazines me demandait si, à la contempler aussi studieusement (désespérément, grinça-t-elle), je ne me sentais pas enfin un peu plus d’“actualité”. » (p.23)
Elle marche, souvent et longtemps, pour disperser dans son sillage des moments qui l’oppressent. La mort de son père encore toute récente et la fuite de sa mère qui a abandonné mari et enfants pour s’installer au bout du monde, près de la mer, sans jamais donner de nouvelles.
Sillonner la ville, découvrir des lieux avec son corps, son souffle et les battements de son coeur, s’attarder auprès d’amis dans un bar ou à une terrasse, repartir après avoir bu un verre et se réfugier dans un musée, face à des œuvres qui permettent de saisir où elle en est dans les soubresauts de sa vie. Là, devant un concept ou un questionnement, elle risque de trouver un peu de soi dans le travail d’une autre, de se surprendre dans sa vulnérabilité et ses forces. Des places de mémoire où il est possible d’échapper à l’agitation pour se recueillir et comprendre les remous provoqués par ses proches et elle-même.
« Dès mon entrée dans l’aile du musée qui lui était consacrée depuis le début de l’été, résoudre l’énigme que posait Vie ? Ou théâtre ? m’avait semblé important. Ces quelques heures que je venais de passer auprès des images et des textes de Salomon ne m’avaient cependant pas permis de trancher. Au moment où elle en faisait un récit illustré qui la distanciait d’elle-même, Charlotte avait-elle eu le sentiment de tourner sa propre vie en ridicule — en théâtre ? Sa vie d’abord banale, bourgeoise, puis d’un tragique qui, semblait-elle suggérer, frisait le grotesque ? Avait-elle plutôt voulu évoquer par ce titre une simple dichotomie entre le vécu et l’art, entre les événements et le ressouvenir ? J’aurai besoin d’une longue promenade pour arriver à démêler cet écheveau embrouillé. » (p.142)
Il y a toujours sa belle amie, Hannah Stein, qui peut tout laisser tomber, même une aventure amoureuse, pour lui venir en aide, l’écouter, lui parler, lui tenir la main et peut-être la sortir du sillage de ses tempêtes intérieures.
Il faut prendre le temps pour se recentrer après les grandes émotions, surtout le décès d’un être proche. Des heures précieuses avec Hannah lui permettent de plonger dans son enfance, de raconter la fillette qui allait devenir son ombre, son double presque, celle avec qui il était possible de tout dire et de tout partager. C’est encore le cas. Hannah, plus assoiffée de vivre que jamais, plus audacieuse, ne la quitte pas.
SOUVENIRS
Des souvenirs reviennent, des événements douloureux et aussi de petits bonheurs. Le passé s’impose en déambulant dans la ville.
L’histoire terrible et traumatisante du nazisme, des Juifs que l’on a cherché à biffer de la surface de la Terre, le plus horrible et incroyable moment de notre aventure humaine. On pense avoir tout dit sur l’holocauste et pourtant tout est encore à raconter. Toujours, quelles que soient les époques, quelqu’un tente de prendre la place de l’autre, de l’écraser dans son corps et son âme, quand ce n’est pas en provoquant les pires catastrophes. Comment la guerre folle et brutale de l’Ukraine est-elle possible maintenant ? Comme si nous étions incapables d’évoluer, de réfléchir, de faire un pas, de nous sortir de la rage, l’envie, la rancune et la soif de domination. Sommes-nous condamnés à imiter Sisyphe qui pousse sa pierre en haut de la pente et la laisse aller jusqu’en bas, avant de recommencer ?
BASCULE
Geneviève s’attarde au café d’un ami, retrouve un peu de chaleur, sa bonne humeur, le plaisir d’être vivante quand elle est renversée par des cyclistes qui fuient la police. Traumatisme crânien, hôpital, petite mort et retour à la vie tout doucement, comme si elle échappait au gouffre de l’amnésie, se donnait la chance de tout recommencer et de voir autrement. Hannah, si vive et capable de l’entraîner dans les plus folles aventures, est là, bien sûr.
Geneviève se rétablit et continue d’écrire des lettres, pour dire tout ce qu’elle n’a jamais pu confier à son père, même si personne ne les lira.
Souvenirs, rencontres, temps de réflexions, œuvres d’art qui viennent bousculer et la toucher dans son vécu.
Encore une fois, Caroline Guindon, nous propose une belle leçon de vie, une quête où elle tente de cerner des gestes et des peurs, des souffrances et des moments de bonheur. Un arrêt où l’on quitte le navire pour plonger dans son sillage.
Les humains marquent la petite comme la grande histoire. Il faut prendre le temps de comprendre ce que tout cela veut dire et ce que cela remue en nous. C’est une question de survie. Ces vagues que nous provoquons, nous devons les ausculter pour en saisir l’ampleur avant qu’elles ne s’effacent et disparaissent. La vie est aussi oubli, perte, volontaire ou pas.
Nous ne pouvons vivre constamment dans le doute et les tempêtes intérieures. Certains choisissent la fuite comme la mère de Geneviève ou d’autres, Charlotte Salomon surtout, font face à la mort en souriant. En vivant, on peut s’égarer et négliger ceux à qui on pensait tenir le plus. Il faut de ces jours où l’on s’abandonne, marche et tourne en rond pour se centrer. Caroline Guindon le fait encore une fois de façon admirable et donne du sens à la grande aventure de la vie qui peut sembler absurde par bien des aspects.
GUINDON CAROLINE, Sillages, LÉVESQUE ÉDITEUR, Montréal, 264 pages.